Merci de me donner la parole sur cette question importante de la mobilité des femmes dans l'espace rural. Poser le problème, c'est parler d'au moins deux sujets et comparer d'un côté la mobilité des femmes et celle des hommes, et la mobilité au sein de l'espace rural et celle dans les métropoles. J'aimerais ajouter une troisième interrogation : quel schéma de mobilité privilégier dans une perspective de transition écologique et sociale ? C'est le coeur du programme de recherche du Forum Vies Mobiles, l'institut de recherche que je dirige.
Les Français parcourent en moyenne 50 kilomètres par jour. Ils ne peuvent le faire que de façon motorisée. Les femmes parcourent une distance inférieure de 25 % en moyenne. Dans une société où la mobilité est une liberté - peut-être même le droit des droits, comme l'affirme François Ascher, le fait que les femmes se déplacent moins laisse penser qu'il y a un problème à résoudre.
L'espace rural, si nous nous en tenons aux définitions strictes de l'Insee, compte cinq millions d'habitants répartis sur 90 % du territoire. Nous pourrions donc dresser l'hypothèse selon laquelle 2,5 millions de femmes y vivent. Nous pourrions également opter pour une définition beaucoup plus extensive, comme celle donnée par le géographe Xavier Desjardins. Il estime que les communes de moins de 10 000 habitants rassemblent 30 millions d'habitants. Dans ce cas, les femmes seraient au nombre de 15 millions dans ces zones. Au final, entre 2,5 et 15 millions de femmes vivent dans ces espaces plus ou moins ruraux. La mobilité au sein de ces espaces dépend de l'usage d'un véhicule. À ce niveau, même si les innovations et problèmes relevés peuvent être très précis et territorialisés, l'ampleur du sujet appelle peut-être une politique publique générale.
La recherche montre que la mobilité des femmes en zone rurale relève de la « double peine ». C'est à la fois une mobilité de femmes et une mobilité d'espace rural. Qu'est-ce qu'une mobilité féminine ? Il s'agit d'une mobilité plus contrainte car les femmes ont un déficit de compétences et de motilité, pour reprendre le concept utilisé par notre directeur scientifique Vincent Kaufmann. Je ne suivrai pas le professeur au collège de France, M. Berthoz, qui considère que les femmes ont génétiquement moins le sens de l'orientation que les hommes ! Malgré tout, elles sont moins nombreuses à posséder le permis de conduire. L'écart de 10 % de possession du permis entre les femmes et les hommes est tout aussi réel en zone rurale qu'urbaine. 70 % des femmes rurales l'ont contre 80 % des hommes, comme le révèle une étude du centre Hubertine Auclert. Elles sont aussi moins nombreuses à faire du vélo ou de la moto. On parle souvent du permis voiture, mais la question des deux roues motorisées se pose également, tout comme celle du vélo. Nous savons que la mobilité correspond à un bouquet de compétences. Avoir une compétence pour un véhicule favorise l'obtention de la compétence pour les autres.
C'est aussi une mobilité entravée, notamment parce qu'elle est moins individualiste. C'est un problème, mais aussi une solution. La mobilité des femmes s'inscrit souvent dans une chaîne de déplacements, bien plus que la mobilité des hommes. Souvent, nous allons faire les courses après avoir déposé les enfants à l'école, par exemple. C'est aussi aux femmes que sont réservés 75 % des déplacements d'accompagnement des enfants ou des parents. Je cite ici une enquête du Forum Vies Mobiles de 2018. D'une certaine façon, la mobilité des femmes est plus complexe et nécessite plus d'équipements (sièges pour les enfants, aide pour les parents âgés, sacs de courses). Elle est aussi moins sûre. On parle souvent de la question de la promiscuité dans les transports collectifs. On n'y pense pas toujours dans l'espace rural. Malgré tout, la sécurité dans l'espace rural et dans l'utilisation des transports collectifs par les femmes dans ces zones, c'est aussi de pouvoir prendre ces transports quand ils existent, à des horaires inhabituels où on ne se sent pas nécessairement en sécurité. Nous venons d'organiser deux ateliers citoyens portant sur les mobilités de travail. Les femmes présentes y ont toutes abordé la question de la sécurité dans les transports collectifs, alors même que ce sujet n'était pas à l'ordre du jour.
La mobilité est moins libre et donc moins choisie. Je parlais en introduction d'une double peine. La mobilité est également territorialement assez binaire. Pour caricaturer, il y a soit la voiture, soit la marche. Nous savons que les femmes marchent plus que les hommes. Les transports collectifs sont peu nombreux et peu faciles d'accès dans l'espace rural. J'y reviendrai dans les solutions. Ce problème de la mobilité dans ces zones est exacerbé pour la période de la vie active. En milieu rural, huit femmes sur dix ont été contraintes d'abandonner leur travail pour garder leurs enfants en raison d'une absence de structure adaptée. Je cite là aussi une étude du centre Hubertine Auclert.
La mobilité est également moins souple, puisque l'alternative est assez binaire. Les femmes sont deux fois plus nombreuses que les hommes à abandonner la grande mobilité liée au travail, en particulier à l'arrivée d'un enfant.
Vous nous demandiez des solutions. Deux échelles de temporalité doivent être envisagées. Je souscris à tout ce qui a été proposé, je ne vais pas tout reprendre.
À court terme, il est question d'améliorer la mobilité des femmes en améliorant leur formation.
Le permis de conduire est particulièrement difficile à obtenir en France, raison pour laquelle tant de personnes échouent à l'examen. En aucun cas cette difficulté n'entraîne une meilleure sécurité routière. En outre, cet examen est très coûteux. Même si de nombreux dispositifs d'aide à l'accès au permis de conduire existent, cela reste compliqué. Aux États-Unis, il est possible d'obtenir le permis en deux jours et l'accidentologie n'y est pas supérieure à notre pays. Nous devrions peut-être nous interroger sur les raisons des accidents en France. La difficulté à passer l'examen ne semble pas y remédier.
La mobilité implique également une formation à la mécanique. Nous savons qu'il existe de plus en plus d'ateliers de réparation vélo, pratique extrêmement genrée. La conception des espaces publics, y compris pour le vélo, l'est également. Des pistes cyclables sont mises en place pour les vélotaffeurs, des hommes de 20 à 25 ans ayant décidé d'aller travailler en vélo plutôt qu'en voiture, tout en souhaitant aller le plus vite possible. Elles ne sont pas conçues pour être un espace de circulation apaisée dans lequel circuler sereinement à un autre régime de vitesse, notamment avec des enfants. Même à Paris, où il est de plus en plus aisé de faire du vélo, on ne voit aucun enfant. Une façon de décharger les femmes de l'accompagnement des enfants serait pourtant de laisser plus d'autonomie à ces derniers, ce qui implique plus de sécurité. Aujourd'hui, presque aucun réseau ne permet à un enfant de faire du vélo.
Des alternatives existent. Je ne reviendrai pas sur ce qui a été proposé en termes de transport à la demande. L'Ile-de-France a identifié quarante territoires ruraux dans lesquels la région offre un tel service. La région Centre soutient les associations de covoiturage solidaire. Nous connaissons également la possibilité d'obtenir des arrêts à la demande pour ne pas se trouver trop loin de son domicile, en particulier en dehors des horaires habituels. Elle existe plutôt en ville mais nous pourrions la mettre en place à la campagne. Évoquons également l'itinérance de halte-garderie, qui peut soulager les femmes et leur laisser du temps pour autre chose. Je pense ici au Réseau Mille Pattes, développé dans le pays de Brie.
Je souhaite tout de même mettre l'accent sur le fait que l'espace rural mérite de penser un système de mobilité global, à moyen ou long terme car le renouveau des campagnes a commencé. Une étude de l'ancien CGET, désormais ANCT (Agence nationale de la cohésion des territoires), montre que la population dans les campagnes augmente régulièrement depuis plusieurs décennies, avec une exception pour quelques territoires tels que les Hauts-de-France, le Grand Est et une partie de la Bourgogne. Lorsqu'on parle de l'espace rural, on a l'impression qu'il n'en existe qu'un seul. Les solutions à développer dans les espaces à dynamique démographique positive ou négative sont différentes.
Nous avons mené une grande campagne il y a quatre ans sur les aspirations des Occidentaux en termes de déplacement. Huit personnes interrogées sur dix aspirent à ralentir, à changer de rythme de vie, de tempo. Ils aspirent à vivre en plus grande proximité avec la nature, qu'ils vivent en métropole ou à la campagne. D'une certaine façon, la crise sanitaire que nous venons de vivre a révélé ces aspirations. Nous avons vu une partie de la population de grande métropole (Paris, Toulouse, Strasbourg) partir vers l'espace rural stricto sensu, ou au moins vers des villes plus petites ou moyennes. Trois éléments significatifs sont ressortis de cette période :
- le début de la mobilité résidentielle vers des espaces moins denses ;
- le développement de coronapistes en ville. Les femmes représentaient 36 % des cyclistes avant le confinement, elles en représentent depuis 42 %. Cela s'explique par l'abandon de la conception de l'usage du vélo pour les seuls vélotaffeurs, avec un élargissement des voies et une circulation beaucoup plus apaisée ;
- le télétravail.
Nous savons bien qu'il existe une ambivalence dans le télétravail. Malgré tout, le confinement a été une expérimentation extraordinaire. Avant celui-ci, 2 à 5 % de la population française télétravaillait un jour par semaine. Pendant le confinement, 30 % de la population active s'y est mise cinq jours sur cinq. Une personne sur deux souhaiterait que cela dure. Il s'agit bien entendu d'en connaître les limites et de ne pas enfermer, contre leur volonté, des gens qui souhaitent se déplacer le plus librement possible.
Nous sommes en plein coeur des élections régionales. Les régions sont chargées des politiques de mobilité. Nous n'avons pourtant entendu aucun candidat défendre une politique de télétravail, ce qui nous étonne. C'est une politique de mobilité dont la pratique doit être déployée de façon structurée, pour en limiter le développement anarchique.
Enfin, j'invite tout le monde à lire le petit livre extraordinaire de Valérie Jousseaume, Plouc pride, qui montre qu'il est tout à fait possible que l'espace rural soit une solution dans un cadre de transition écologique et sociale. Pour disposer de davantage d'éléments, vous pouvez consulter le site du Forum Vies Mobiles. Nous publierons très prochainement une revue de la littérature académique sur la question de la mobilité des femmes.