L'ANACT s'appuie sur une expérience de plus de dix ans sur la question de l'égalité, mais aussi du télétravail et des tiers lieux, que nous étudions aujourd'hui dans l'un de nos axes stratégiques, intitulé « organisation hybride et égalité intégrée ». Cet enjeu d'intégration nous est important. Nous nous appuyons sur nos interventions en entreprise, sur des statistiques nationales peu nombreuses et sur une analyse d'accords de télétravail, notamment pendant l'entre deux confinements. Nos recommandations porteront sur cet enjeu de négociation du télétravail qui n'est pas obligatoire et qui constitue 4 % des accords d'entreprise, mais qui ne cesse d'augmenter depuis les ordonnances Macron de 2017. Il y a un véritable enjeu de négociations sur ce sujet, notamment en termes d'intégration de l'égalité. Nous reviendrons sur l'accès aux alternatives dans les tiers lieux, avec le pass bureau en cours de discussions entre la Direction générale du travail (DGT) et France Tiers Lieux. Les projets d'évolution des environnements de travail sur site ne sont en outre pas neutres en termes d'égalité femmes-hommes et de repli potentiel au domicile lorsque les conditions de travail ne sont pas au rendez-vous.
Nous mettons à disposition des entreprises, des partenaires sociaux et des acteurs relais des outils et des méthodes, notamment des outils ludo-pédagogiques. Avant la crise, nous avions déjà observé dans quelle mesure le télétravail était potentiellement un levier ou un frein à la réduction des inégalités professionnelles, notamment sur les quatre axes de notre modèle dans le réseau ANACT-ARACT : accès à l'emploi et à la mixité, conditions de travail et de santé au travail, parcours professionnels et articulation des temps. Nous avons observé ce qui s'est passé durant la crise sanitaire sur les cinq dimensions du télétravail : les espaces et les lieux, les équipements et outils numériques, la charge de travail et le temps de travail, les pratiques de management et le collectif de travail. Nous en avons tiré certains constats que nous continuons à approfondir avec des études complémentaires.
Il est important de rappeler qu'avant la crise sanitaire, le télétravail ne concernait que de 3 à 7 % des travailleurs, à parts égales entre les femmes et les hommes, qui avaient toutefois des profils différents. Les hommes télétravaillaient en raison de leur métier, plutôt dans le secteur du numérique. Les femmes télétravaillaient plutôt pour des questions de parentalité. À cette époque, le télétravail n'était pas ouvert à tous. De nombreux métiers à prédominance féminine étaient a priori non télétravaillables. Nous observions une inégalité d'accès aux outils numériques mobiles. Bien que statistiquement, les femmes utilisent plus l'informatique et Internet, elles avaient moins accès que les hommes au téléphone portable et aux ordinateurs portables. Nous avons identifié comment le télétravail peut constituer un levier dans la réduction des inégalités. Il permet d'accéder à un plus grand nombre d'emplois, et notamment à des métiers avec une forte mobilité géographique, ou à des métiers nécessitant des déplacements ou l'organisation de réunions tôt le matin ou tard le soir. Le risque de ralentissement de carrière et de promotion est toutefois réel dans une culture du présentéisme. Il y a un vrai enjeu d'intégration culturelle du télétravail. Pour les questions de conditions de travail, nous avons pu constater que le télétravail pouvait être un levier pour accéder à plus d'autonomie et de reconnaissance, mais qu'il pouvait également accentuer l'isolement, élément particulièrement marquant dans les métiers à prédominance féminine, et le manque de soutien social. Le télétravail peut enfin faciliter l'articulation des temps pour tous et toutes s'il permet aux uns et aux autres d'assurer leurs responsabilités dans les espaces de vie et de rééquilibrer le partage des tâches. Il peut également potentiellement intensifier le cumul simultané des activités en cas de présence familiale en situation de travail à domicile.
Voilà donc l'état de nos hypothèses avant la crise. Nous préconisions à l'époque pour tout projet de transformation organisationnelle, et notamment sur les questions de télétravail, une étude prospective sur l'influence du télétravail comme levier, et non comme frein, pour réduire de manière générale et systémique les inégalités professionnelles. Nous avions déjà des éléments de méthode à proposer pour que dans tout type de projet en entreprise, il y ait bien une mixité des instances et des indicateurs de suivi permettant de mesurer que le télétravail n'a pas d'effets néfastes sur les populations concernées. Les managers devaient en outre être sensibilisés à ces questions.
Lors de la crise sanitaire, nous sommes passés à 30 % de télétravail exceptionnel. Les représentations ont volé en éclat pour nombre de métiers a priori non télétravaillables. Certains équipements ont été mis à disposition des primo-télétravailleurs. Nous avons pu observer qu'ils étaient déployés à géométrie variable. Parfois, les travailleurs ont du se servir de leur propre équipement, lorsqu'ils en disposaient. Ils n'avaient pas forcément de caméra. Nous avons également pu observer des freins au télétravail exceptionnel. Selon l'étude de l'Ined (Institut national d'études démographiques), les femmes avaient moins accès à des espaces de travail dédiés, sans enfants. Il s'agit d'une des rares études sexuées à mentionner sur ce point. Nous avons observé une augmentation des violences familiales ou conjugales. La question du domicile en télétravail exceptionnel posait donc problème. Une véritable problématique d'articulation des temps a en outre été observée. Elle était propre à cette période particulière. Nous avons également pu observer de la surcharge et de la surconnexion, liées à une montée en compétences sur ces outils numériques mobiles, ou au contraire de la sous-charge pour certains métiers à prédominance féminine parfois marqués par l'isolement. Du travail a pu être empêché par l'absence d'outils numériques. S'y sont ajouté une invisibilisation et un dénigrement des tâches, et parfois des problématiques de sexisme.
Nous avons observé plus précisément ce qu'il se passait sur les cinq dimensions du télétravail pour identifier les questionnements que nous proposons aujourd'hui aux entreprises, notamment ceux relevant des espaces et des temps, véritable sujet que nous poussons pour les prochaines renégociations d'accords. Nous avons cité l'inégalité d'accès des femmes à des pièces dédiées au seul télétravail et les violences conjugales. Quelles alternatives sont proposées en télétravail exceptionnel ? Quelle prise en charge ? Jusqu'à présent, les tiers lieux n'étaient pas nécessairement mobilisés par les entreprises, pour des questions de connaissance, d'univers culturel en cours d'apprivoisement, et de coûts. Ces questions de facilitation fiscale en faveur des entreprises, telles que le pass bureau ou les chèques déjeuner, me semblent tout à fait intéressantes. N'oublions pas la question des alternatives au domicile lorsque les conditions de travail ne sont pas réunies. Dès lors qu'il y a un projet de transformation immobilière des espaces, nous devons être vigilants au fait que l'employeur mette bien à disposition l'ensemble des espaces nécessaires, qui ne se résument pas à des espaces collectifs. Le domicile ne peut constituer l'espace silencieux et individuel de l'entreprise. Si les conditions de travail sur site ne sont pas bonnes, attention au repli subi à domicile, qui ne facilite pas l'articulation des temps et le travail d'une manière générale. Nous identifions un véritable enjeu d'organisation hybride choisie et non subie.
Nous avons développé des recommandations sur les cinq dimensions du télétravail. La réflexion visant à faire du télétravail un vecteur des temps au-delà des espaces doit être mise en relation avec les questions de la charge de travail, des primo-télétravailleurs, de la montée en compétence sur les outils numériques. Les entreprises doivent également être encouragées, au-delà des questions de droit à la déconnexion, à s'interroger sur les raisons d'une connexion excessive qui peuvent augmenter la charge psychique et être néfastes pour l'articulation des temps en cas de culture du présentéisme, d'inquiétudes vis-à-vis de l'avenir ou de tensions dans le collectif. Ces éléments doivent être identifiés. Bien entendu, la question de la prise en charge des régulations individuelles et collectives par l'employeur doit être prise en compte. Les problématiques particulières pouvant être rencontrées par les collaborateurs doivent être identifiées. C'est là toute la difficulté des managers dans ces organisations hybrides. Ils doivent appréhender la situation de manière collective, mais aussi être sensibles aux signaux faibles qui pourraient rendre difficiles les situations de travail des femmes et des hommes. Enfin, il est important d'atteindre une égalité d'accès aux outils numériques mobiles. Les tiers lieux constituent une modalité intéressante, notamment en permettant une connexion WiFi. Cette connexion n'est pas évidente, surtout en milieu rural. Les tiers lieux sont importants, notamment pour les fonctions supports. Les métiers à prédominance féminine sont parfois partagés entre plusieurs équipes. Ils ont vu se développer une grande diversité d'outils numériques sur la période, demandant autant de montées en compétences nécessaires, de recherches d'informations chronophages et de risques professionnels.
La question de l'égalité professionnelle est quasiment absente des accords sur le télétravail. Elle est pointée dans l'accord national interprofessionnel sur le télétravail. C'est un enjeu majeur, pas uniquement comme l'une des parties de l'accord, mais aussi de manière transversale. Dans les territoires, il est important de rapprocher les entreprises des tiers lieux, de manière à ce qu'ils puissent découvrir l'offre de service et les éventuelles possibilités de télétravail. Sur les questions de projets immobiliers et d'évolution des environnements de travail, il est important de mener des études prospectives de leur influence sur les situations de travail des femmes et des hommes.