Monsieur le ministre, chers collègues, nous avons le plaisir d'accueillir, pour la première fois au sein de notre délégation, Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux et ministre de la justice.
Parmi les politiques publiques entrant dans le champ de votre portefeuille ministériel, deux recouvrent des sujets majeurs pour notre délégation : la lutte contre les violences domestiques et la lutte contre le système prostitutionnel.
S'agissant de la lutte contre les violences faites aux femmes, comment ne pas s'indigner de l'effroyable réalité des chiffres qui nous sont rappelés à chaque féminicide ? Aujourd'hui, en France, ce sont plus de 210 000 femmes chaque année qui sont victimes de violences commises dans le cadre intrafamilial. 146 femmes ont été tuées en 2019, 90 en 2020, année toutefois particulière car marquée par la crise sanitaire et les confinements successifs. On compte déjà, d'après un collectif de recensement, 58 féminicides depuis le début de l'année 2021. Le dernier féminicide recensé a été commis vendredi dernier à Bordeaux, alors que la victime avait déposé plainte à deux reprises contre son ex-compagnon, qui avait été placé sous contrôle judiciaire avec interdiction d'entrer en contact avec elle. Cette dernière affaire, comme tant d'autres, démontre les limites des mesures visant à protéger les femmes en danger et celles du suivi des auteurs de violences.
Pourtant, aujourd'hui, les multiples constats dressés par les rapports d'inspection successifs sont connus et ont donné lieu à des adaptations de nos outils législatifs.
Ainsi, le rapport de l'Inspection générale de la justice sur « les homicides conjugaux », publié en octobre 2019, avait pointé diverses insuffisances dans le traitement judiciaire des violences du point de vue à la fois du suivi des auteurs de violences et de la protection des victimes, parmi lesquelles :
- le déroulement de l'enquête préliminaire ;
- une incapacité des acteurs de la chaîne judiciaire à repérer les situations de violences du fait d'un cloisonnement ou d'une mauvaise coordination entre les services ;
- le faible taux de plaintes transmises au parquet ;
- l'absence d'exploitation des « mains courantes » et la qualification parfois erronée des faits qui y sont mentionnés.
En outre, dans le cadre du Grenelle de lutte contre les violences, le groupe de travail « Justice » avait souligné l'intérêt de certaines « bonnes pratiques » mises en oeuvre par certaines juridictions concernant par exemple :
- le suivi des conjoints violents (TGI de Saintes et de Clermont-Ferrand) ;
- le suivi des sortants de prison (parquet de Toulouse) : avec la mise en oeuvre du protocole « Vigilance violences 31 » ayant pour but d'évaluer la dangerosité des détenus auteurs de violences sur le point de sortir de prison et de protéger les victimes par une action conjointe du parquet, des services pénitentiaires et des associations de protection des victimes ;
- la mise en place de filières d'urgence pour le traitement des violences conjugales (TGI de Créteil, Rouen ou Angoulême).
Toutefois, la nécessité de passer des bonnes pratiques locales à la mise en oeuvre d'une politique publique cohérente de lutte contre les violences conjugales est aujourd'hui incontournable. Le rapport de l'IGJ d'octobre 2019 et le Grenelle ont abouti à un arsenal législatif étoffé, récemment enrichi par les dispositions de la loi « Pradié » de décembre 2019 visant à agir contre les violences au sein de la famille et celles de la loi de juillet 2020 visant à protéger les victimes de violences conjugales, sur lesquelles peut s'appuyer le Gouvernement pour lutter contre les violences domestiques. Ces textes ont permis d'accélérer la délivrance des ordonnances de protection, d'empêcher que l'inscription au registre des mains courantes ne se substitue au dépôt de plainte, de faciliter l'attribution de téléphones grave danger (TGD). Ils ont autorisé la saisie des armes, introduit le bracelet anti-rapprochement (BAR) et prévu une suspension de plein droit de l'exercice de l'autorité parentale. Les outils juridiques existent, mais leur mise en oeuvre demeure à l'évidence incomplète, voire défaillante.
Les insuffisances de la chaîne pénale sont encore trop souvent constatées et peuvent avoir des conséquences dramatiques. Les récents féminicides commis à Mérignac, en Gironde, et Hayange, en Moselle, en mai dernier, ont fait l'objet de rapports d'inspection rendus publics par le Gouvernement. Ces rapports ont fait état de plusieurs dysfonctionnements au niveau local dans le partage d'informations et la coordination des acteurs sur le terrain. Ils ont également souligné l'importance d'une réelle évaluation de la dangerosité des auteurs de violences conjugales et la nécessité d'une attention renforcée à la protection des victimes. En outre, la mission d'inspection sur le meurtre d'Hayange a invité les ministères de l'intérieur et de la justice à unifier leurs recommandations. La multiplication des directives respectives des deux ministères complique en effet l'action des services locaux.
Outre le manque de coordination entre les forces de sécurité intérieure et les magistrats, la trop grande segmentation de la chaîne pénale et le cloisonnement des informations entre magistrats d'une même juridiction sont particulièrement préjudiciables à la protection et à la prise en charge coordonnée des victimes. Le système se montre souvent incapable d'identifier efficacement les victimes de violences et d'anticiper les dangers auxquels elles sont confrontées.
Nous avons déjà regretté, à de nombreuses reprises, que la protection des victimes de violences conjugales reste très aléatoire et inégale selon les territoires. Elle dépend, finalement, de la plus ou moins grande implication des professionnels dans la lutte contre ce fléau. Parmi les récentes mesures annoncées par le Gouvernement pour renforcer la protection des victimes de violences et s'assurer de la pleine mobilisation et coordination de l'ensemble des acteurs compétents, figurent notamment :
- l'augmentation du nombre de TGD mis à disposition et l'élargissement des situations dans lesquelles ils sont attribuables ;
- un plan de renforcement du recours au bracelet anti-rapprochement pour accélérer la mise en oeuvre du dispositif. Vous avez, pour ce faire, Monsieur le ministre, publié une dépêche le 27 mai dernier à destination des parquets prévoyant la désignation d'un référent national et de référents au sein de chaque parquet.
Nous aimerions donc vous entendre, Monsieur le garde des Sceaux, sur le bilan chiffré des différents dispositifs de protection des victimes aujourd'hui à la disposition des magistrats : téléphones grave danger, délivrance des ordonnances de protection, recours aux bracelets anti-rapprochements notamment. Il nous semble que la montée en puissance et la pleine application de ces dispositifs se font encore attendre alors qu'il y a urgence à les mobiliser.
S'agissant de la mise en oeuvre d'une politique publique cohérente à l'échelle nationale, quelles ont été les actions menées par votre ministère pour recenser puis généraliser les bonnes pratiques mises en oeuvre localement par certaines juridictions ?
Certains experts nous avaient suggéré la mise en place d'un parquet spécialisé dans les violences conjugales, comme c'est le cas pour le terrorisme : qu'en pensez-vous ?
Enfin, on le sait, le nerf de la guerre contre les violences faites aux femmes, c'est bien la mobilisation de moyens humains et budgétaires, pour lesquels les besoins sont considérables. La sensibilisation et la formation des magistrats doivent être poursuivies ; des moyens adéquats doivent être mobilisés ; la chaîne pénale et le partage d'informations doivent être décloisonnés, et cela sur l'ensemble du territoire pour que la défense et la protection des victimes ne soient plus soumises à une forme de « loterie judiciaire ». Quel budget votre ministère consacre-t-il aujourd'hui au financement global de cette politique publique ?
S'agissant du second sujet qui nous préoccupe aujourd'hui, la lutte contre le système prostitutionnel, je serai plus brève en vous rappelant notamment la lettre ouverte que notre délégation vous a adressée le 16 avril dernier, de même qu'à trois autres de vos collègues membres du Gouvernement. Dans ce courrier, nous vous interpellions, à l'occasion du cinquième anniversaire de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, sur l'application inégale de cette loi sur l'ensemble du territoire.
En matière de protection et d'accompagnement des personnes prostituées tout d'abord, tous les départements n'ont pas mis en place les commissions départementales de lutte contre la prostitution, chargées d'organiser et de coordonner l'action en faveur des victimes, auxquelles les magistrats sont parties prenantes. Environ un quart des départements en sont encore dépourvus. Par ailleurs, un tiers des commissions départementales mises en place n'ont pas encore commencé à examiner des parcours de sortie de la prostitution.
Quel est le degré d'implication de votre ministère dans l'encouragement à la mise en place effective de ces commissions dans chaque département, en lien avec le ministère de l'intérieur ? Avez-vous émis des recommandations en direction des procureurs qui y siègent afin de les inciter à être leaders dans l'application de la loi de 2016 dans leur département ?
S'agissant du second volet de la loi qui prévoit de pénaliser et de responsabiliser le client en créant une nouvelle infraction d'achat d'acte sexuel, les résultats obtenus sont également mitigés sur l'ensemble du territoire, voire insuffisants. Un renforcement de l'application de cette politique pénale est nécessaire. Cette nouvelle infraction est au final peu constatée tandis que les verbalisations sont concentrées sur un petit nombre de territoires. L'interdiction d'achat d'actes sexuels n'est une réalité que dans certains départements et la grande majorité des verbalisations est intervenue en région parisienne. Enfin, les stages de sensibilisation à la lutte contre l'achat de services sexuels ne sont que très peu développés.
En l'espace de cinq ans, la prostitution a changé de visage et a connu des évolutions de fond majeures : la prostitution de rue a fortement diminué pour se déporter vers des zones périphériques tandis que la prostitution en intérieur, dite prostitution « logée », s'est fortement développée, à l'abri des regards. En outre, les victimes de la prostitution se sont progressivement déplacées de l'espace public vers l'espace numérique ou privé.
Comment tenir compte de ces évolutions et adapter en conséquence les réponses de l'ensemble de la chaîne pénale au phénomène de la prostitution ?
Enfin, et ce sera ma dernière question sur ce sujet, comment appréhender, sur le plan judiciaire, la recrudescence de la prostitution des mineurs, phénomène inquiétant et aujourd'hui très difficile à traiter ? Le nombre de dossiers d'adolescentes prostituées aurait été multiplié par sept depuis 2015.