Intervention de Éric Dupond-Moretti

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 7 juillet 2021 : 1ère réunion
Audition de M. éric duPond-moretti garde des sceaux ministre de la justice

Éric Dupond-Moretti, garde des Sceaux, ministre de la justice :

Il me revient aujourd'hui l'honneur de vous présenter le bilan des mesures mises en oeuvre par mon ministère à la suite du Grenelle contre les violences conjugales. Je le ferai avec humilité, ces dernières semaines ayant été marquées par la mort de plusieurs femmes tombées sous les coups de leur conjoint. Je veux aussi le faire avec conviction, des efforts sans précédent ayant été réalisés par les juridictions et par les services du ministère. Ma détermination, comme la vôtre, est sans faille pour lutter contre ces violences indignes de notre civilisation.

Vous m'interrogez sur le bilan chiffré. Les chiffres, bien que rébarbatifs, sont plus explicites que les mots lors du bilan.

Depuis cinq ans, le budget de l'aide aux victimes de violences intrafamiliales a augmenté de 25 %. Les crédits spécifiquement dédiés aux associations ou aux dispositifs d'aide aux victimes de violences conjugales représentent un budget de 18 millions d'euros en 2021. S'y ajoutent 4,5 millions d'euros de subventions directes aux associations d'aide aux victimes, et 13,5 millions d'euros pour les dispositifs spécifiquement dédiés à la protection des victimes. J'entends bien évidemment continuer cet effort pour le prochain budget, en cours de discussion.

Au 5 juillet 2021, 234 bracelets anti-rapprochement ont été prononcés, 163 d'entre eux sont actifs. Vous en aviez prévu le déploiement par la loi du 28 décembre 2019. Je me suis engagé à ce que 1 000 dispositifs soient disponibles en septembre 2020, cet objectif a été tenu. En quatre mois, toutes les juridictions ont été dotées de cet équipement, sans plafond d'emploi. Dès qu'un bracelet est attribué, un autre est commandé pour que les stocks restent constants. J'ai affirmé avec véhémence qu'ils n'avaient pas vocation à rester dans les tiroirs. Personne ne pourra nous reprocher de ne pas en avoir livré suffisamment. En revanche, on peut penser qu'ils n'ont pas été attribués comme ils auraient dû l'être. Nous y reviendrons.

Je rappelle également que la victime a son mot à dire concernant l'attribution du bracelet. Parfois, elle ne souhaite pas que son conjoint en soit porteur. Les associations oublient de le rappeler. Nous devrons en discuter, pour savoir si nous devons outrepasser la volonté de la victime, pour être, peut-être, plus efficaces, mais, dans ce cas, aussi plus intrusifs.

Par deux dépêches signées les 19 et 27 mai 2021, qualifiées par certains de « comminatoires », j'ai attiré l'attention des juridictions sur ce dispositif. J'ai demandé qu'un référent soit nommé dans chaque cour d'appel et dans chaque tribunal judiciaire. En quelques semaines, nous avons assisté à une véritable accélération du prononcé du bracelet anti-rapprochement. Depuis le début du développement de la mesure, nous dénombrons 146 demandes d'intervention des forces de sécurité intérieure à la suite du déclenchement d'une alarme. Ce sont autant de crimes évités qui ne feront jamais la Une des journaux. Il n'a échappé à personne ici que l'on développe, parfois à des fins politiciennes d'ailleurs, une vision « fait-diversière » de la justice. La justice, ce n'est pas que les crimes qui sont commis. Elle a pour obligation de punir les criminels mais aussi d'intervenir en amont, ce qui est bien plus compliqué. Même s'il est équipé d'un bracelet anti-rapprochement, vous n'empêcherez jamais un fou furieux d'aller tuer sa femme. Il faut le rappeler.

Autre outil de protection extrêmement efficace, le téléphone grave danger (TGD). Nous comptabilisons en deux ans une augmentation de 434 % dans l'attribution de ces dispositifs aux victimes. Au 30 juin 2021, 2 048 téléphones ont été déployés. 75 % d'entre eux ont été attribués à des victimes, soit 1 529. Les 25 % restants se trouvent dans les juridictions pour faire face aux urgences. Le Premier ministre vient d'ailleurs d'annoncer une augmentation de ces TGD, pour atteindre le chiffre de 3 000. La commande est déjà passée.

En 2020, nous avons comptabilisé 1 195 déclenchements des forces de sécurité intérieure à la suite d'une alerte de la victime. Là encore, ce sont autant de crimes ou de violences évités, qui ne font bien entendu pas la « Une » des journaux. Y sont soulignées les récidives et pas les catastrophes évitées ou non commises.

Le Grenelle des violences conjugales a également mis l'accent sur l'utilisation insuffisante de l'ordonnance de protection (OP). Vous l'avez rappelé, Madame la présidente, la loi de décembre 2019 a facilité l'accès à cette procédure et a encadré son prononcé dans un délai de six jours. Le BAR fait désormais partie des mesures pouvant être décidées par le juge aux affaires familiales (JAF), s'il est demandé et accepté. Là aussi, j'ai vu des propos colportés, parfois même par des associations, qui ne sont pas véridiques. En matière civile, le consentement est nécessaire, alors que ce n'est pas le cas en matière pénale.

Pour promouvoir cette mesure, un comité national de l'ordonnance de protection a été institué. Sa présidence a été confiée à Ernestine Ronai, responsable de l'Observatoire des violences faites aux femmes de Seine-Saint-Denis. Son rapport d'activité vient d'être rendu, les résultats sont au rendez-vous. Les chiffres démontrent une appropriation par tous du dispositif, avec une augmentation de 66,4 % des demandes et de 76,6 % des décisions rendues, entre 2018 et 2020. Le taux d'acceptation est passé de 61,8 à 66,7 %. En 2020, 4 902 décisions ont été rendues, dont 3 250 acceptant la demande.

La protection des victimes de violences conjugales passe aussi par la protection des enfants qui y sont exposés et qui subissent ainsi un traumatisme majeur. Nous pourrons évoquer ce sujet dans le cadre de nos échanges.

Je souhaite à cet instant vous livrer une réflexion qui est la mienne. Les enfants n'ont accès au statut de victime que lorsqu'un crime est commis. Ce n'est pas le cas lorsque des violences sont commises. Il y a peut-être ici matière à réflexion. L'enfant qui voit des violences exercées sur sa mère, même s'il n'en est pas lui-même victime, est à mes yeux intrinsèquement une victime. Faut-il lui permettre d'accéder à l'institution judiciaire ? C'est une question que je me pose et une des réflexions que je souhaite mener.

Vous mentionnez également certaines bonnes pratiques. Dès mon arrivée à la Chancellerie, j'ai dressé un constat assez singulier. Chaque procureur, dans son ressort, met en place non pas une politique pénale - c'est le Gouvernement qui la décide -, mais des pratiques qui ne sont pas forcément étendues. C'est désespérant. Il existe de très bonnes pratiques qui restent confinées dans les limites du ressort territorial. Un justiciable bénéficiera de bonnes pratiques, alors que celui qui habite dix kilomètres plus loin et qui n'est plus dans le même ressort, n'en bénéficiera pas.

Parmi ces bonnes pratiques, je peux citer la mise en place à Bordeaux d'une convention permettant de distribuer les scellés aux associations caritatives ou encore le développement du recours au téléphone pour contacter les justiciables.

Pour développer ces bonnes pratiques, j'aurais pu prendre une circulaire, qui aurait fini par caler un meuble bancal sans avoir été lue. J'ai préféré faire répertorier ces bonnes pratiques par la conseillère de mon cabinet en charge des bonnes pratiques, qui les a fait remonter avant de les publier sur un site intranet à l'attention des magistrats, de la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), de l'administration pénitentiaire et de tout le personnel du ministère, avec la possibilité de consulter ces bonnes pratiques et d'en proposer de nouvelles. J'ai lancé ce moteur de recherche le 18 mars dernier, pour que nous puissions nous approprier ces actions qui fonctionnent. Aujourd'hui, 170 fiches sont recensées en ligne, avec les outils et témoignages permettant à chacun de s'en saisir. Concernant la lutte contre les violences conjugales, 25 dispositifs ont été partagés. Je le dis avec beaucoup de fierté, c'est une véritable réussite. Tout le monde s'en saisit, sur des domaines très différents. Les juridictions partagent ce qui fonctionne bien. Je pense en particulier aux mesures d'hébergement, qui sont fondamentales. Nous savons que la violence s'accentue lorsque le conjoint écarté souhaite revenir dans ce qu'il considère être chez lui. À Bordeaux, des solutions fantastiques ont été trouvées et partagées sur le site afin d'être accessibles à tous les magistrats.

Au-delà du partage des bonnes pratiques, nous travaillons également sur des expérimentations. L'une d'elles porte actuellement sur le suivi des conjoints violents et connaît des résultats très positifs.

Vous avez évoqué un parquet spécialisé dans les violences conjugales, comme c'est le cas en matière de terrorisme. À l'issue du Grenelle, le choix n'a pas été fait de créer des tribunaux spécialisés tels qu'il en existe en Espagne. Tous les tribunaux du pays ne peuvent accueillir une telle juridiction, en raison de leur taille d'abord : une inégalité de traitement en résulterait inévitablement. Je crois que la matière terroriste est tout à fait particulière, avec des spécificités qui nécessitent une juridiction spécialisée. Je pense que tous les magistrats sont en mesure de traiter des violences intrafamiliales dans leur technicité, dans l'appréhension des textes. Hélas, il y a depuis longtemps une habitude de ce type de contentieux.

Je souhaite importer une méthode de travail que je suis allé voir en Espagne récemment. Ce pays connaissait un taux extrêmement important de féminicides. En 2004, il s'est emparé du problème et a voté une loi-cadre. Nous nous en sommes beaucoup inspirés. Des universitaires ont expertisé 40 000 dossiers. Ils en ont dégagé des critères permettant d'évaluer la dangerosité du conjoint, selon cinq strates. Le taux d'erreur s'établit à 3 %. Pour cela, ils recueillent, dans la déposition initiale de la victime, les réponses à 37 questions. C'est de l'intelligence artificielle. Une grille de lecture leur permet d'évaluer la dangerosité du conjoint. Si elle est extrême, ils prennent alors les mesures qui s'imposent. J'étais avec le directeur des affaires criminelles et des grâces, M. Christen et nous avons été impressionnés. J'ai demandé aux Espagnols de nous confier les fichiers, ce qu'ils ont accepté. Nous allons travailler avec la CNIL pour importer ce très bel outil chez nous.

La direction des services judiciaires a établi, dans un guide, le parcours idéal du traitement judiciaire d'un dossier de violences conjugales. Nous pouvons considérer qu'au 31 décembre 2020, 72 juridictions ont mis en place les filières de l'urgence ou sont en train de les mettre en place. Le 27 mai dernier, j'ai invité par une dépêche toutes les juridictions à poursuivre dans cette voie et à instituer les comités de pilotage « violences intrafamiliales », mettant autour d'une même table tous les acteurs judiciaires de la lutte contre les violences conjugales. Ils répondent à la nécessité de décloisonner les services, de coordonner les dispositifs tels qu'ils ont été rappelés par les dernières inspections - les affaires dramatiques que vous évoquiez, Madame la présidente. Nous ne pouvons pas réécrire l'histoire. Nous pouvons en revanche imaginer que si les services - de mon périmètre et en dehors - s'étaient concertés, s'ils avaient échangé davantage, la situation serait différente. J'ai insisté de façon claire, comminatoire selon certains - ce que j'assume -, et incité à des rapprochements : tous les intervenants doivent absolument travailler ensemble, de façon bien plus serrée et coordonnée.

La lutte contre les violences conjugales constitue un contentieux de masse, mais il ne peut être traité qu'en faisant du sur-mesure. Il nécessite une mobilisation de tous les instants de tous les acteurs judiciaires. Je veux leur donner les moyens d'agir. J'ai décidé de prévoir des emplois publics spécifiques dédiés à ce contentieux dans les juridictions. J'ai demandé à ce qu'il y ait un référent par juridiction pour traiter et coordonner ces informations qui ne sont pas suffisamment diffusées. Un manque de moyens et de personnel a été évoqué. Nous avons doté les plus grosses juridictions d'un référent et sommes en train de le faire sur toutes les juridictions. Nous souhaitons que quelqu'un puisse répondre immédiatement et assurer cette coordination au sein de chaque parquet. Cinquante-cinq juristes assistants seront déployés sans délai pour traiter les violences conjugales. Ils sont accompagnés de moyens humains saisonniers pour instruire des dossiers en attente. Il y a parfois des signaux forts de plaintes n'ayant pas forcément abouti, mais laissant penser à un risque de récidive. Ces renseignements doivent être pris en considération. J'ai demandé un travail d'archive aux parquets. C'est à cette occasion qu'ils m'ont fait savoir qu'ils avaient besoin d'aide. Je les ai entendus.

J'en viens au deuxième volet de notre réunion : la prostitution. Vous dressez un bilan d'étape de la loi du 13 avril 2016, visant à renforcer la lutte contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées. Vous m'interrogez plus précisément sur la mise en place prévue par cette loi des commissions départementales de lutte contre la prostitution, en regrettant qu'elles ne soient pas davantage développées sur le territoire. D'abord, je salue l'apport de ces commissions qui prennent en charge les victimes et ont permis de développer des parcours de sortie de la prostitution, dont le taux de réussite s'élève aujourd'hui à 95 %. Pour autant, si mes services ont diffusé dès le 18 avril 2016 une circulaire de politique pénale afin que les parquets s'emparent au plus vite et au mieux des dispositions de cette loi, je me dois de vous rappeler que ces commissions sont présidées par le préfet, sur lequel je n'ai aucune autorité. Elles ne relèvent donc pas d'une déclinaison de politique pénale.

Vous dressez également le constat d'un investissement perfectible des juridictions dans la pénalisation des clients de la prostitution, s'agissant notamment du recours à la nouvelle infraction d'achat d'actes sexuels. Le constat que vous dressez doit, me semble-t-il, être relativisé. Entre 2016 et 2019, les condamnations pour traite d'êtres humains ont augmenté de 44 %. Celles pour le chef de proxénétisme ont quant à elles augmenté de 68 %. Sur cette même période, nous avons compté 72 % de condamnations pour ces deux délits, avec des peines d'emprisonnement ferme pour une durée moyenne de 24 mois pour la traite d'êtres humains et de 29 mois pour le proxénétisme, preuve s'il en est que les services d'enquête et les juridictions sont investis. Le taux de relaxe est relativement faible : moins de 10 % pour la traite d'êtres humains et 5,2 % en matière de proxénétisme. Le doute, lorsqu'il existe, profite à l'accusé, en dépit de ce que j'ai pu lire et de certaines propositions ayant été faites.

S'agissant des poursuites pour recours à la prostitution d'autrui, le nombre de condamnations est passé de 440 en 2017 à 751 en 2019. Enfin, lorsque le maillage associatif le permet, les parquets accroissent progressivement le recours aux stages de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels, à titre d'alternatives aux poursuites pénales. Ils constituaient 29 % des poursuites en 2017 et 36 % en 2020.

Je rejoins cependant votre constat concernant la recrudescence inquiétante de la prostitution des mineurs. On recense 400 mineurs victimes de proxénétisme en 2020, contre 116 en 2016. Cette progression de 70 % en cinq ans est terrifiante. Les victimes de la prostitution sont très majoritairement de jeunes filles, de 15 à 17 ans en moyenne, vulnérables, provenant de tous les milieux sociaux et peinant à prendre conscience de leur statut de victime. Ces jeunes femmes peuvent refuser toute collaboration avec les forces de l'ordre et tout placement pour mise à l'abri. Les dépôts de plainte sont rarissimes. Les réseaux qui les exploitent se structurent, se professionnalisent. Ils s'appuient très massivement sur le cyber. Face à l'ampleur de ce phénomène, un groupe de travail dédié à la lutte contre la prostitution des mineurs, piloté par la procureure générale de Paris, a été mis en place en octobre 2020. Il vient de rendre son rapport final au secrétaire d'État chargé de l'enfance et des familles. De nombreuses préconisations feront l'objet d'un suivi interministériel pour leur mise en oeuvre.

Je veux en outre rappeler l'engagement de mon ministère pour protéger les mineurs victimes contre toutes les formes de violences sexuelles. J'ai pris une dépêche le 8 février 2021 pour rappeler aux procureurs la nécessité de mettre en place une prise en charge spécifique des mineurs victimes de traite des êtres humains. Le ministère de la justice soutient la création d'un premier centre sécurisé, afin d'accueillir ces jeunes qui bénéficieront d'un suivi renforcé en termes d'éducation, d'accompagnement psychologique, judiciaire et sanitaire. Ce centre d'hébergement, géré par l'association Koutcha, sera en mesure d'accueillir douze jeunes mineurs et majeurs jusque 21 ans.

Par ailleurs, le ministère a fait le choix de demander à tous les parquets une actualisation de situation des ressorts en matière de proxénétisme, de cyber proxénétisme et de prostitution des mineurs. L'analyse de ces retours est en cours.

Enfin, vous avez voté à l'unanimité la loi « Billon » du 21 avril 2021 visant à protéger les mineurs de crimes et délits sexuels et d'inceste. Elle nous a permis de réprimer le recours à la prostitution des mineurs de moins de 15 ans en le définissant comme un viol.

Soyez donc assurés de l'engagement sans faille de mon ministère dans la lutte contre ce phénomène d'ampleur.

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