Intervention de François-Noël Buffet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 21 juillet 2021 à 8h35
Dysfonctionnements constatés lors des élections départementales et régionales de juin 2021 — Examen du rapport d'information

Photo de François-Noël BuffetFrançois-Noël Buffet, président :

Nous vous présentons ce matin le rapport de la mission d'information sur les dysfonctionnements constatés lors des élections départementales et régionales de juin 2021 et résultant en particulier de la distribution de la propagande électorale.

Le récit des semaines qui ont précédé les élections départementales et régionales des 20 et 27 juin 2021 ressemble à la chronique d'un désastre annoncé.

Vous vous en souvenez sans doute, dès la fin du mois de mai dernier, alors que le délai imparti aux candidats pour déposer leurs documents de propagande n'était pas encore expiré ou venait de l'être, plusieurs incidents avaient déjà défrayé la chronique : bulletins de vote et professions de foi retrouvés déposés en vrac dans des halls d'immeuble, bourrés à ras bord dans certaines boîtes aux lettres, jetés à la poubelle, abandonnés dans la nature, voire brûlés - nous en avons eu les preuves photographiques dans plusieurs départements.

Dans les jours et les semaines qui ont suivi et jusqu'au premier tour, les témoignages d'habitants et d'élus, faisant état de graves dysfonctionnements dans la distribution des plis de propagande - principalement dans les régions où celle-ci avait été confiée à la société Adrexo - ont afflué auprès des préfectures et de l'administration centrale du ministère de l'intérieur.

Le 16 juin dernier, notre collègue Pierre Louault a interpellé le Gouvernement à ce sujet, lors de la séance des questions d'actualité, se référant aussi à des difficultés rencontrées lors d'une élection législative partielle.

Dès le lendemain du premier tour, nous avons décidé d'entendre le ministre de l'intérieur afin de faire la lumière sur ce qui s'était passé et de vérifier que les mesures nécessaires étaient prises pour assurer le bon déroulement du second tour.

Si le ministre a alors reconnu des dysfonctionnements, il a immédiatement relativisé leur impact sur l'abstention massive constatée au premier tour. Les explications qu'il nous a données sur les défaillances constatées étaient assez confuses et, pour une part, manifestement erronées : sans vouloir l'exonérer de ses responsabilités, nous pouvons considérer qu'il ne disposait pas de tous les éléments d'analyse.

Malgré le scandale et le contrôle redoublé de l'administration, la situation, loin de s'améliorer, s'est aggravée dans l'entre-deux-tours, notamment en ce qui concerne les élections régionales.

Il en est résulté un fiasco sans précédent.

Au terme de ses travaux, la mission d'information constate que les chiffres et la variété des incidents qui ont été relevés dans les jours qui ont suivi le premier comme le second tour ont été manifestement sous-estimés, tant par le ministre de l'intérieur que par les opérateurs chargés de la logistique électorale.

Au premier tour, les chiffres avancés par la société Adrexo - 5 % de non-distribution aux élections départementales et 7 % aux régionales - doivent être confrontés aux remontées des préfectures qui, toutes sans exception, font état de graves difficultés d'acheminement dans les zones couvertes par cette société. Les statistiques fournies par La Poste semblent plus plausibles - 9,5 % de non-distribution pour les deux catégories d'élections. Au total, selon un récent sondage du Cevipof - dont je remercie Éric Kerrouche de nous avoir communiqué les résultats en avant-première -, un quart des Français n'auraient reçu aucun document de propagande électorale avant ce premier tour, avec un écart très net entre les zones qui relevaient de la distribution de La Poste et celles qui incombaient à Adrexo.

Au second tour, de l'aveu même des opérateurs, 27 % des électeurs n'ont reçu aucune propagande pour les élections départementales et 40 % pour les élections régionales, cette proportion atteignant même plus de 90 % dans plusieurs départements. Toutefois, dans les délais impartis nous n'avons pas pu faire une analyse plus fine de ces statistiques ; telle n'était pas non plus notre mission. J'ajoute qu'une assez nette corrélation peut être établie entre la non-réception de la propagande électorale et la hausse du taux d'abstention entre les élections de 2015 et celles de 2021, quoique celle-ci ait bien sûr d'autres raisons.

Nous notons des défaillances en chaîne, dont la responsabilité incombe conjointement au ministère et aux prestataires. Nous avons cherché à mesurer précisément ces dysfonctionnements et à en déterminer les causes.

Pour résumer, les dysfonctionnements constatés tiennent à la fois à certains choix discutables du ministère de l'intérieur et à l'incapacité de certains opérateurs privés d'offrir le niveau et la qualité de service auxquels ils s'étaient contractuellement engagés. La complexité de l'organisation des opérations de propagande électorale ainsi que la spécificité de la tenue d'une double élection simultanée n'ont manifestement pas été pris suffisamment en considération - les triangulaires, qui plus est, les quadrangulaires, ont favorisé la congestion.

En ce qui concerne la distribution des plis, des défaillances peuvent être constatées aussi bien au niveau de la passation du marché qu'au stade de son exécution. Je rappelle qu'il s'agit d'un accord-cadre, conclu par l'État en décembre 2020, pour quatre ans, pour un montant de 50 millions d'euros par an. Sept lots ont été attribués à la société Adrexo, correspondant à sept régions, et les huit autres lots à La Poste.

Au niveau de la passation du marché, le ministère, selon nous, ne s'est pas donné tous les moyens d'apprécier pleinement la capacité des soumissionnaires à exercer leur mission.

Nous avons examiné soigneusement toutes les pièces du marché, et elles réservent quelques surprises.

Par exemple, Adrexo a déclaré que les services « objet de l'accord-cadre » représentaient 87,5 % de son chiffre d'affaires, alors que la société ne réalisait en fait que 3,3 % de son chiffre d'affaires grâce à la distribution de courrier. La société exerce, en effet, plusieurs types d'activités : la distribution d'imprimés publicitaires non adressés, qui représente la majeure partie de son chiffre d'affaires, le portage de colis et la distribution de courrier adressé. Le chiffre de 87,5 % correspond en réalité à l'addition de la distribution du courrier et d'imprimés publicitaires non adressés. Le ministère n'a pas cherché à en savoir plus, ce qui laisse interrogatif. La distribution de plis adressés implique une organisation et un savoir-faire spécifiques.

De même, le poids accordé dans les critères de sélection aux moyens humains déployés par les candidats pour assurer la prestation ne représentait que 3,2 % de la note globale. Or le ministère était pourtant conscient des fragilités d'Adrexo en la matière : la société - qui avait par ailleurs tout récemment fait l'objet d'une procédure de recapitalisation et de soutien financier - avait clairement indiqué qu'elle aurait recours à l'intérim. Ce fut le cas de façon très majoritaire.

Au stade de l'exécution du marché, ces fragilités se sont révélées au grand jour. Adrexo était extrêmement dépendante du travail temporaire ; or elle a eu du mal à recruter des intérimaires en nombre suffisant, et leur formation s'est révélée expéditive. Le président de l'entreprise d'intérim Gojob, que nous avons auditionné, nous a décrit sa manière de procéder : il recrute des personnels après avoir passé une annonce sur internet, et ces derniers ne suivent pas une réelle formation pour distribuer un courrier adressé.

Dans ses relations avec les routeurs, la société a parfois modifié ses procédures en cours d'opération, désorganisant ainsi toute la chaîne de production, notamment dans la semaine précédant second tour - les responsabilités semblent partagées sur ce point. Enfin, l'encadrement a, semble-t-il, été aux abonnés absents, surtout au niveau local.

Concernant les conditions d'exécution du marché, le ministère n'est pas non plus exempt de reproches. Il a, par exemple, modifié, en pleine campagne, ses instructions à Adrexo sur la distribution du courrier dans les immeubles d'habitation : initialement, la société avait instruction de laisser les plis en tas sur les boîtes aux lettres en cas d'impossibilité d'identifier la boîte aux lettres des destinataires et, à compter du 25 mai, consigne a été donnée de rapporter ces plis au centre de distribution.

Les difficultés d'acheminement de la propagande ont été aggravées, surtout au second tour, par des défaillances en « amont de la chaîne », c'est-à-dire chez les routeurs qui, désormais, sont chargés dans une majorité de départements d'assurer la mise sous pli.

Malgré des difficultés techniques imputables en partie aux conditions météorologiques, il nous apparaît que le principal prestataire, Koba Global Services, titulaire du marché dans un tiers des départements, n'a pas pris la mesure des efforts à accomplir pour honorer ses engagements.

Bien sûr, il faut aussi prendre en compte les difficultés liées à la brièveté du délai entre les deux tours et à la tenue de deux scrutins simultanés sur la quasi-totalité du territoire national.

En définitive, le système ne pouvait qu'échouer. La Poste n'est pas exempte de tout reproche, mais elle a fait son travail ; elle a même pris en charge, sur les 5 millions prévus, 3,8 millions de plis supplémentaires entre les deux tours pour soulager Adrexo - elle n'a pas pu honorer totalement ses engagements, car les routeurs ont livré les plis avec retard. La distribution qui devait être assurée à partir du jeudi dans les boîtes aux lettres a été systématiquement décalée au vendredi midi, puis au vendredi soir, voire au samedi matin. L'ensemble de la chaîne a dysfonctionné.

L'idée même de recourir, dans le cadre d'un marché public, à plusieurs entreprises ne pose pas de difficulté particulière. Mais il en va autrement de la capacité du soumissionnaire à exercer sa mission. Il ne fait aucun doute que La Poste a un savoir-faire. Qui plus est, elle fait appel à ses personnels : les personnels à temps plein travaillent plus, les personnels à temps partiel travaillent plus pendant la période électorale et elle recourt à quelques agents sous contrat à durée déterminée. En termes de formation, les nouvelles recrues suivent une formation de plusieurs jours et accompagnent un facteur dans sa tournée. Chez Adrexo, les intérimaires ont deux heures de formation, en comptant les modules en ligne ; ils font la distribution sans connaître le terrain.

Permettez-moi de rappeler que le ministre de l'intérieur a indiqué, lors de son audition, avoir été obligé par l'Autorité de régulation des communications électroniques, des postes et de la distribution de la presse (Arcep) d'attribuer les lots aux deux entreprises soumissionnaires.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion