Intervention de Philippe Bas

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 23 juillet 2021 à 14h35
Projet de loi relatif à la gestion de la crise sanitaire — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Philippe BasPhilippe Bas, rapporteur :

Je suis convaincu que la flambée de l'épidémie du variant delta justifie la mise en oeuvre de mesures d'urgence et d'exception pour donner un coup d'arrêt à ce rebondissement de la crise sanitaire.

Le nombre de contaminations a augmenté de 143 % au 18 juillet. Avec déjà plus de 20 000 contaminations journalières - à ce rythme, les chiffres tripleront d'ici à la semaine prochaine -, nous assistons en effet à une vague de contaminations d'une ampleur considérable, que l'on peut difficilement contester. La situation présente de ce point de vue des analogies avec celle que nous avons rencontrée alors avant les trois confinements que la France a déjà subis. Quelques éléments nous laissaient à penser que nous ne devions pas perdre tout optimisme, mais la situation évolue. Le nombre des hospitalisations n'avait certes pas augmenté jusqu'à la fin de la semaine dernière, mais l'augmentation est de 55 % cette semaine. De même, alors que le nombre des admissions dans les services de soins critiques diminuait, celui-ci a crû de 35 % en une semaine. Si les manifestations graves de la maladie sont moins nombreuses, les personnes malades étant plus jeunes, le nombre de contaminations commence à avoir un effet sur l'offre hospitalière.

Faut-il réellement attendre une forte augmentation du nombre de victimes pour agir ? C'est un risque que je refuse de prendre compte tenu des indicateurs dont nous disposons.

Faut-il alors confiner la France une quatrième fois ? Chacun d'entre nous voudrait qu'il soit possible de l'éviter. Le Gouvernement nous propose de tenter de le faire en combinant trois moyens : l'obligation du passe sanitaire pour l'accès aux lieux où la promiscuité multiplie les risques de contamination, la mise à l'isolement forcé pendant dix jours de nos concitoyens contaminés, la vaccination des professionnels au contact des personnes vulnérables. Nul ne peut dire aujourd'hui que ces mesures seront suffisantes, mais je vous recommanderai de donner ses chances à ce dispositif en vous proposant toutefois de l'amender substantiellement pour qu'il soit à la fois plus simple, plus clair, plus efficace et plus respectueux des droits de la personne et des libertés.

Je vous demanderai de prendre position sur six questions à mes yeux essentielles.

La première est celle du cadre dans lequel nous devons situer l'action sanitaire des pouvoirs publics pour les prochaines semaines. Sommes-nous toujours dans la gestion de la sortie de l'urgence sanitaire ou sommes-nous revenus dans l'état d'urgence sanitaire ?

Il est clair pour moi qu'un régime de pouvoirs exceptionnels justifié par une flambée des contaminations par un variant dont la charge virale est, selon le ministre, 1 000 fois plus élevée que le virus initial ne peut se justifier que par le retour à l'état d'urgence sanitaire. La privation de droits fondamentaux pour toutes les personnes qui ne peuvent produire un passe sanitaire, l'obligation vaccinale imposée à des catégories très larges de professionnels sanctionnée par une perte totale de ressources, la mise à l'isolement automatique des porteurs du virus contrôlée par la police ou la gendarmerie, avec l'ouverture d'un accès des services préfectoraux aux fichiers de santé établis par la loi, constituent, selon moi, des mesures tellement exorbitantes du droit commun en démocratie qu'elles ne sont concevables qu'à titre temporaire, dans le cadre d'une urgence sanitaire reconnue et assumée, sous un contrôle parlementaire et juridictionnel accru.

La seconde question est précisément celle de la durée de l'habilitation donnée par le Parlement pour l'application de ces mesures sans une nouvelle autorisation législative.

Nous ne pouvons permettre au Gouvernement de maintenir de sa propre initiative et à sa discrétion pendant une durée de plus de cinq mois un régime d'exception frappant massivement les Français dans leurs droits essentiels pour protéger leur santé. Cela créerait un précédent très dangereux pour le traitement des crises de toute nature, aujourd'hui imprévisibles, mais auxquelles notre Nation ne manquera pas d'être confrontée à l'avenir. L'Histoire ne s'arrêtera pas avec la fin de la crise sanitaire. Nous avons une responsabilité devant elle pour la préservation de la démocratie et de l'État de droit, comme nous avons une responsabilité pour la protection de la santé des Français.

Je vous demanderai donc de ne consentir les pouvoirs exceptionnels demandés par le Gouvernement que jusqu'au 31 octobre prochain et non jusqu'au 31 décembre comme il le propose - c'est pour moi une ligne rouge. Au 31 octobre, de deux choses l'une : soit le pari d'une maîtrise de l'épidémie liée au variant delta aura été gagné et il ne sera pas utile de maintenir la suspension de libertés individuelles et publiques voulue par le Gouvernement jusqu'au 31 décembre ; soit, au contraire, cette épidémie n'aura pas été jugulée et des mesures supplémentaires devront être prises ou l'auront déjà été, et ce sera si grave que cela ne pourra être fait sans une nouvelle autorisation du Parlement - le 31 octobre étant alors sans doute déjà trop tard.

Cette proposition porte, en corollaire, la troisième question que je vais vous demander de trancher : compte tenu de la gravité de la situation, le Gouvernement doit malheureusement pouvoir rétablir le couvre-feu ou le confinement sur tout ou partie du territoire national par simple décret, et il le peut d'ailleurs déjà en cas d'urgence sanitaire. Il importe, de mon point de vue, que ce décret ne puisse recevoir application au-delà d'un mois sans autorisation du Parlement. Nous devrons demander au Gouvernement d'évaluer et de rendre publics chaque semaine les résultats de l'action que nous l'autoriserons aujourd'hui à mettre en oeuvre. Si d'ici à la fin du mois d'août les mesures prises, éventuellement complétées par des décisions de fermetures d'établissements recevant du public (ERP) ou d'obligations de port du masque en plein air, ne devaient pas avoir produit les résultats escomptés, le Gouvernement devrait hélas ! pouvoir prendre des mesures supplémentaires de restrictions aux libertés. Mais alors, je le redis, le Parlement devra se prononcer pour en prolonger l'application au-delà de trente jours.

Quatrième question, comment contrôler et sanctionner l'obligation de présentation du passe sanitaire ?

Le Gouvernement nous propose un dispositif reposant principalement sur des sanctions pénales. Celles-ci étaient à l'origine disproportionnées ; le Conseil d'État y a mis bon ordre, mais c'est le dispositif lui-même qui me paraît devoir être corrigé pour plus d'efficacité. Au lieu de prévoir un régime pénal, qui risque de ne pas être efficace en raison de sa lenteur et des incertitudes sur le prononcé des sanctions, je vous propose un régime de police administrative très simple : mise en demeure de se conformer aux obligations prévues par la loi sous 24 heures, à défaut suspension de l'activité de l'établissement pendant sept jours, puis quatorze en cas de récidive. Les sanctions pénales pourront s'y ajouter, mais seulement après. Le système sera rapide, dissuasif et donc, me semble-t-il, plus efficace.

Cinquième question, comment assurer l'effectivité de l'isolement des personnes contaminées au lieu d'hébergement de leur choix ?

Là encore, le Gouvernement se montre inutilement répressif dans son approche, comme si la peur du gendarme et du juge était susceptible de régler tous les problèmes. Il veut aussi que la police et la gendarmerie aient accès via les préfectures aux fichiers de santé publique dont nous avons autorisé la création pour l'identification et la protection des personnes qui ont été exposées à une contamination afin de pouvoir contrôler le respect de leur mise à l'isolement par les personnes contaminées et de faire sanctionner sa violation par le juge pénal.

C'est un précédent dangereux dans une démocratie que de donner accès à des données de santé aux autorités chargées de la sécurité publique - la présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), que nous avons auditionnée, n'a pas manqué de le souligner. Et c'est une vue de l'esprit que de penser que la police et la gendarmerie vont pouvoir effectivement assumer des contrôles massifs du placement à l'isolement - 20 000 personnes par jour actuellement - s'ajoutant aux contrôles du respect du passe sanitaire dans les établissements recevant du public (ERP) et à leurs missions ordinaires déjà si lourdes. Je vous proposerai donc une autre répartition des tâches.

Les agents de l'Assurance maladie qui gèrent les plateformes chargées du traçage et ceux qui gèrent le contrôle des arrêts de travail pour maladie procèderont à des contrôles téléphoniques et sur place. S'ils constatent ou soupçonnent que l'isolement n'est pas respecté, ils saisiront l'agence régionale de santé (ARS) pour qu'un arrêté préfectoral de placement à l'isolement soit immédiatement pris. Cet arrêté sera notifié à la police ou à la gendarmerie du lieu d'hébergement. Alors - et alors seulement, c'est-à-dire par exception -, une procédure répressive pourra effectivement être mise en oeuvre sans que jamais les préfectures, et donc les agents de la sécurité publique, n'aient eu accès au fichier des personnes contaminées.

Sixième question, faut-il rendre la vaccination obligatoire pour tous les adultes ?

Cette hypothèse est parfois présentée comme une alternative simple et claire au dispositif proposé par le Gouvernement. Ce n'est pas le cas. L'obligation vaccinale ne peut en effet donner un coup d'arrêt ici et maintenant à la flambée actuelle de l'épidémie, qui est le seul motif pour lequel nous sommes appelés à nous prononcer dans l'urgence. Obligation ou pas obligation, il faut en effet plusieurs mois pour pouvoir vacciner et immuniser les millions de Français qui ne le sont pas encore. Pendant ce temps, si les pouvoirs publics ne faisaient rien d'autre, l'épidémie liée au variant delta exploserait. Qui plus est, il ne suffit pas de déclarer obligatoire la vaccination pour qu'elle soit effective : le ministre a parfaitement mis en évidence, lors de son audition, l'impossibilité matérielle de la contrainte si elle doit s'exercer sur des millions d'individus. L'obligation risquerait donc de n'être que proclamatoire. Le débat est cependant ouvert et rien n'interdirait de l'approfondir dans les mois qui viennent si des solutions étaient trouvées pour surmonter ces obstacles. Pour le moment, l'essentiel est de ré-enclencher une dynamique de vaccinations massives, et il semble bien que l'annonce des mesures proposées par le Gouvernement ait déjà cet effet.

Au-delà de ces questions, permettez-moi de formuler deux observations.

Je veux insister sur un point essentiel : l'indemnisation de la perte de chiffre d'affaires des établissements recevant du public assujettis au contrôle du passe sanitaire.

La baisse de fréquentation de ces établissements peut être très forte. Or ceux-ci n'ont pas à supporter les conséquences financières de la politique sanitaire du Gouvernement. Ce dernier doit donc prendre sans tarder les dispositions nécessaires pour rassurer nos entreprises en prévoyant un accès élargi au fonds de solidarité - le ministre de la santé l'a fait espérer au cours de son audition par la commission des lois et la commission des affaires sociales. Ce point ne saurait rester plus longtemps dans l'ombre. L'impact économique de l'extension du passe sanitaire peut en effet être considérable pour de nombreux secteurs d'activité et comporter de lourdes conséquences pour l'emploi.

Je me dois enfin d'alerter le Gouvernement sur une lacune de son texte que nous ne pouvons corriger nous-mêmes sans contrevenir à l'article 40 de la Constitution, mais qui entraîne des conséquences sociales graves et se heurte à des difficultés de principe qui pourraient bien avoir des conséquences constitutionnelles.

La privation de toute ressource des agents publics et des salariés qui ne se conformeraient pas à une obligation de présentation d'un passe sanitaire ou de vaccination peut en effet apparaître comme manifestement disproportionnée aux objectifs de santé publique poursuivis par le texte dès lors qu'elle n'est nécessaire ni pour les écarter du lieu de travail où ils pourraient provoquer des contaminations ni pour inciter chacun à respecter l'obligation que le législateur aura créée, une perte substantielle de revenu étant à cet égard suffisante. C'est leur faire porter individuellement ainsi qu'à leur famille une trop lourde charge dans l'intérêt collectif. Il est encore temps pour le Gouvernement de corriger cette faille juridique et sociale. Lui seul peut le faire, et je pense qu'il doit le faire.

Il importe de respecter les Français et leur autonomie de décision. Ne les infantilisons pas ni ne les traitons a priori comme des délinquants en puissance ! L'État est là d'abord pour entraîner et pour convaincre, mais pas pour punir, sanctionner et contraindre. La réussite passe par le retour de la confiance. Or elle a été profondément altérée par les vagues récidivantes de la crise sanitaire et par les tâtonnements de la gestion de crise depuis seize mois. Nous n'aurons jamais assez de policiers ni de gendarmes ni de juges pour contrôler et sanctionner la masse immense des situations où le passe sanitaire et les mesures d'isolement doivent être appliquées. In fine, c'est la libre volonté des Français qui sera déterminante.

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