Intervention de Philippe Bonnecarrere

Commission des affaires européennes — Réunion du 21 octobre 2021 à 8h30
Justice et affaires intérieures — Articulation entre le droit de l'union européenne et le droit national : communication de m. philippe bonnecarrère

Photo de Philippe BonnecarrerePhilippe Bonnecarrere, rapporteur :

Le Président de notre commission vient de le rappeler, le travail que nous engageons aura lieu en deux temps. Aujourd'hui, mon propos sera de faire une communication rapide sur la question d'actualité relative à l'articulation entre le droit de l'Union européenne et le droit national.

Puis, dans quelques mois, je vous présenterai un rapport plus fouillé avec mon co-rapporteur Jean-Yves Leconte. Nous essaierons d'examiner cette articulation, qui est comme un « système de poupées russes », déterminant dans l'organisation de notre système juridique, dans la création de la norme et pour la place respective des juridictions et du pouvoir politique.

Il s'agit d'un sujet extrêmement complexe mais aussi d'un sujet majeur pour l'avenir de l'Union européenne.

J'en profite pour remercier le Président de notre commission d'avoir organisé la table ronde du 10 juin dernier, qui avait été passionnante et qui traitait déjà de cette relation entre le droit national et le droit de l'Union européenne, vue du pouvoir régalien.

Je vous précise d'emblée, qu'après ma communication, je serai contraint de quitter immédiatement notre réunion pour participer, avec d'autres membres de notre commission des lois, à la commission mixte paritaire relative au projet de loi organique et au projet de loi « Confiance dans l'institution judiciaire » et je m'en m'excuse par avance.

Comme vous le savez, l'Union européenne est, depuis plusieurs mois, agitée par des tensions croissantes entre la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE) et les autorités juridictionnelles de certains États membres, au sujet de l'interprétation des traités européens par la Cour dans les domaines liés à la souveraineté : on peut évoquer la sécurité et la justice mais aussi la coordination des politiques économiques au sein de la zone euro.

Ce sujet est central car l'Union européenne est souvent présentée comme une création juridique qui a été instituée pour garantir la paix et la prospérité par le droit. L'Union européenne, ce sont également un marché unique, une monnaie unique et une juridiction unique, la Cour de Justice de l'Union européenne (CJUE), conçue pour interpréter les traités européens.

Et si les 27 États membres ont fait le choix d'adhérer à l'Union européenne, ils l'ont fait dans une perspective, qui est celle mentionnée par l'article 1er du traité sur l'Union européenne (TUE), qui lui donne comme vocation de rechercher une relation « sans cesse plus étroite entre les peuples de l'Europe ».

Les traités prévoient également un « principe de coopération loyale », selon lequel les États membres « facilitent l'accomplissement par l'Union de sa mission et s'abstiennent de toute mesure susceptible de mettre en péril la réalisation des objectifs de l'Union. »

En même temps - si l'on peut mettre en parallèle ces deux dimensions -, les traités européens disposent que l'Union européenne doit respecter « l'identité nationale » des États membres, ainsi que les « fonctions essentielles de l'État ». En outre, l'article 4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui a été « sous les feux de la rampe » il y a peu de temps, affirme que « la sécurité nationale reste de la seule responsabilité de chaque État membre. »

En pratique, le droit de l'Union européenne s'impose au législateur et au pouvoir réglementaire nationaux. En France, l'article 55 de la Constitution prévoit explicitement la primauté des traités internationaux sur la loi.

Notre Constitution comprend aussi des dispositions spécifiques à l'Union européenne : l'article 88-1 de la Constitution précise ainsi que « La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constituée d'États qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont institués, d'exercer en commun certaines de leurs compétences. ». Vous savez que le Conseil constitutionnel a interprété cet article comme ayant « consacré l'existence d'un ordre juridique communautaire intégré à l'ordre juridique interne » mais - petite subtilité - qui est « distinct de l'ordre juridique international ». La primauté du droit européen sur les lois concerne donc non seulement les traités européens mais également le droit européen dit dérivé, à savoir les règlements européens et les directives et les principes généraux du droit dégagés par la CJUE.

Le Conseil Constitutionnel renvoie en principe au juge de l'Union européenne, le soin d'effectuer ce contrôle de conventionalité des lois. Il s'est interrogé à plusieurs reprises sur la possibilité d'aller vers un tel contrôle mais ne l'a jamais exercé à ce jour, se contentant de dire que la transposition des directives européennes en droit interne constituait « une exigence constitutionnelle ». En pratique, ce sont d'abord les juridictions administratives et judiciaires nationales, Conseil d'État et Cour de Cassation, qui interprètent les traités et assurent leur respect en droit interne. La CJUE peut alors intervenir en réponse à leurs questions préjudicielles.

Vous voyez immédiatement qu'il y a en fait un maillage, dans lequel la Cour de Cassation et le Conseil d'État jouent un rôle « franco-français » mais assument aussi des missions qui leur sont confiées par le niveau européen. Et la CJUE, dans ses décisions, préserve ces juridictions, dans la situation polonaise, comme dans la situation portugaise. Dans les deux cas, il y a eu des débats devant la CJUE sur les conditions de nomination, de rémunération et d'inamovibilité des magistrats. Et, dans les deux cas, ces conditions ont été préservées par la CJUE. En effet, il existe en permanence un dialogue et un jeu de renvois réciproques entre ces juridictions, qui « s'autoconfortent » et se citent mutuellement dans leurs décisions respectives.

En France, conformément à l'article 54 de la Constitution, ces juridictions nationales ont toujours maintenu le principe de la primauté de la norme constitutionnelle sur la norme européenne en droit interne. La ratification ou l'approbation d'un engagement international contraire à la Constitution nécessiterait sa révision. C'est la jurisprudence traditionnelle, illustrée par exemple par l'arrêt « Arcelor » du Conseil d'État, confirmant que la transposition d'une directive ou l'adoption du droit interne à un règlement européen ne sauraient aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France.

La portée et les modalités de ce principe d'identité constitutionnelle sont aujourd'hui source d'interrogations, alors que la CJUE est récemment intervenue sur les enjeux régaliens français. Je pense à deux sujets en particulier : en premier lieu, celui de la conciliation du respect du Règlement général européen sur la protection des données (RGPD) avec l'utilisation, par les services de renseignement français, de techniques comme le « chalutage » des données personnelles, c'est-à-dire leur collecte généralisée, afin de lutter contre le terrorisme. En second lieu, vous y avez fait référence, celui de l'application de la directive 2003/88/CE du 4 novembre 2003, dite « temps de travail », aux militaires.

La question de cette identité constitutionnelle est aussi un sujet débattu dans notre pays. Le Conseil Constitutionnel avait souligné l'importance de ce principe dans une décision de 2006 et, je crois que cela n'est pas un hasard, a remis ce principe en exergue dans une décision rendue vendredi dernier, pour trancher une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) soumise par la société Air France. La question était de savoir si Air France pouvait se voir imposer par l'État, au nom d'une compétence liée, la mission d'assurer des expulsions d'étrangers ayant fait l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF).

Il n'a par ailleurs échappé à aucun d'entre vous que les propositions faisaient aujourd'hui florès dans la vie politique française au sujet d'un « bouclier » ou d'un « socle » constitutionnels. Chacun a son idée à ce sujet. Mais derrière ces propositions, affleure toujours la notion juridique d'identité constitutionnelle d'un pays.

Permettez-moi de revenir brièvement sur les deux décisions récentes de la CJUE, auxquelles je viens de faire référence.

Au sujet du régime français de conservation des données, le 6 octobre 2020, la CJUE a affirmé que le droit de l'Union européenne interdisait toute réglementation nationale imposant à un fournisseur de services de communications électroniques, à des fins de lutte contre les infractions en général ou de sauvegarde de la sécurité nationale, la transmission ou la conservation généralisée et indifférenciée de données de connexion.

Ce sujet est considéré comme essentiel pour notre pays puisqu'une partie du travail de lutte contre le terrorisme, la plus importante semble-t-il, se fait aujourd'hui en allant chercher les données personnelles de manière indistincte, selon la technique appelée « chalutage ». Cette technique utilise plusieurs algorithmes homologués, qui permettent de rechercher, dans une myriade d'informations, si X parle à Y sur des sujets qui peuvent représenter un danger pour la sécurité nationale.

Cet arrêt a été considéré comme ayant des conséquences considérables et notre commission s'en était d'ailleurs saisie. Situation inhabituelle, le Gouvernement a donc demandé au Conseil d'État d'examiner dans quelles conditions notre pays pourrait ne pas appliquer ce jugement de la CJUE ou plutôt préserver l'essentiel du dispositif français. Le Conseil d'État s'y est attelé dans un arrêt d'assemblée du 21 avril 2021. Cet arrêt est très long, exceptionnel dans sa qualité rédactionnelle et d'une grande subtilité juridique. Grâce à sa rédaction en « dentelle », cette décision permet à la France de ne pas appliquer l'interprétation de la CJUE au nom de la primauté de sa Constitution sans pour autant déclencher de confrontation avec la Cour. Le raisonnement ayant abouti à cet arrêt repose sur la notion d'identité constitutionnelle de la France, que l'on retrouve également dans la décision du Conseil Constitutionnel du 15 octobre dernier relative à Air France, que je viens d'évoquer.

Cette dernière décision suscite une vraie difficulté d'interprétation. Dans le cas d'espèce, le Conseil Constitutionnel a en effet choisi de mettre en avant l'identité constitutionnelle de la France, dans un moment qui n'est pas neutre politiquement, avec des débats sur ce sujet. Et il le fait en disant : l'identité constitutionnelle s'applique à partir du moment où il n'y a pas de droit européen applicable de niveau équivalent. Il confirme cette identité constitutionnelle « en creux ». Il ne contredit pas la norme européenne, il dit : « faute, sur ce sujet, de norme européenne qui assure un niveau de protection suffisant, c'est l'identité constitutionnelle qui prime et donc, en l'occurrence, il confirme l'interdiction de déléguer à des personnes privées des compétences de police générale inhérentes à l'exercice de la force publique nécessaire à la garantie des droits. »

C'est la différence majeure avec le dernier jugement du Tribunal constitutionnel polonais, qui, lui, applique le même mécanisme mais en « dur », en affirmant que l'identité constitutionnelle polonaise contredit les dispositions européennes. Mais en vérité, nous ne savons pas forcément quelle serait l'appréciation de notre Conseil Constitutionnel s'il était saisi « en dur » d'une contradiction entre les traités européens et la Constitution.

Et il y a une question fondamentale qui nous intéresse particulièrement en tant que parlementaires : qui définit cette identité constitutionnelle française ? Qui en a la maîtrise ? Est-ce le Parlement qui, à l'occasion de révisions constitutionnelles, pourrait dire que les articles 4, 8, 12 de la Constitution par exemple, font partie de cette identité ? Ou est-ce le Conseil Constitutionnel seul qui doit définir cette identité constitutionnelle ?

Le second arrêt de la CJUE qui « a fait du bruit » est celui rendu, le 15 juillet dernier, qui a remis en cause le statut militaire et le fameux principe de disponibilité de nos armées « en tous temps et en tous lieux ». La CJUE, sur ce dossier, a également « fait de la dentelle » pour dire que la directive européenne 2003/88/CE du 4 novembre 2003 sur le temps de travail s'appliquait aux militaires français. Elle ne raisonne pas par rapport aux intérêts de la France ou à l'organisation de l'armée française mais par rapport au fait de savoir si le « militaire Dupont » doit être considéré ou non comme un travailleur.

Objectivement, cette décision ne porte pas fondamentalement atteinte à notre armée. Car le régime spécifique prévu par la directive ne sera pas applicable à nos soldats quand ils seront en opérations, ou préparation d'opérations, ou dans le cadre d'événements exceptionnels notamment. La Cour a également renvoyé les questions de rémunérations à l'échelon national. On ne peut donc pas dire que le modèle de l'armée française est remis en cause par cette décision.

Par contre, cette décision a « sonné très durement aux oreilles », et suscité plusieurs réactions, dont celle de M. Édouard Philippe, s'étonnant d'une intervention de la Cour dans un domaine, la sécurité nationale, qui, selon l'article 4 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne, demeure de la compétence des États membres.

Il y a sans doute eu une certaine ingénuité de la part des autorités française dans ce dossier puisqu'en réalité, c'est en 2000 que la CJUE avait décidé que le droit de l'Union européenne s'appliquait aussi aux militaires, dans un arrêt Tanja Kreil qui concernait un soldat allemand. À cette époque, notre pays était alors très favorable à l'adoption de la directive sur le temps de travail, en particulier pour « tordre le bras » des pays de l'Est sur les conditions de travail des chauffeurs routiers, et n'avait pas pris le soin de négocier une exception pour nos militaires, alors qu'il en avait demandé une par exemple, pour les gens de mer.

Ces difficultés soulignent le caractère essentiel du contrôle de subsidiarité exercé par les assemblées parlementaires.

J'en viens maintenant aux deux jugements récents de cours constitutionnelles qui ont remis en cause des décisions rendues par la CJUE. D'abord la décision du Tribunal constitutionnel polonais, rendue le 7 octobre dernier, qui s'inscrit dans le « bras de fer » en cours entre la Pologne et l'Union européenne. Dans cette décision, le Tribunal a jugé que l'article 1er du TUE (relatif à l'« union sans cesse plus étroite des peuples de l'Europe ») et son article 19 (relatif à la Cour de justice de l'Union européenne), tels qu'interprétés par la CJUE, étaient contraires à la Constitution polonaise parce qu'ils permettent aux juridictions nationales d'écarter les règles constitutionnelles polonaises au profit du droit de l'Union européenne. Le raisonnement sous-jacent est le suivant : l'Union européenne n'étant pas un État fédéral, elle ne peut imposer des dispositions contredisant la Constitution polonaise.

Tout le monde connaît les débats et les critiques qui résultent de cette décision mais peut-être faut-il en relativiser la portée, si elle est mise en perspective avec le jugement rendu, le 5 mai 2020 par le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe. Sans vouloir polémiquer, ce dernier jugement me semble sans doute plus grave de conséquences que la décision du Tribunal constitutionnel polonais.

Dans ce jugement du 5 mai 2020, qui concerne le programme d'achat de titres publics par la Banque centrale européenne (BCE), le Tribunal constitutionnel allemand a considéré que ce programme était allé au-delà des compétences de la BCE et de l'Union européenne, ultra vires pour reprendre la formule juridique pertinente.

Mais le plus important est de noter que cet arrêt intervenait après que le Tribunal constitutionnel eut interrogé la CJUE pour savoir si le programme d'achats de la BCE était conforme aux dispositions des traités et que la CJUE eut alors jugé que ce programme entrait bien dans le cadre du mandat de la BCE et était conforme aux traités.

Ainsi, quand le Tribunal constitutionnel a affirmé que la BCE avait outrepassé ses compétences et que son programme d'achat n'était pas applicable à l'Allemagne, il connaissait donc la position de la CJUE, qu'il avait lui-même sollicitée, mais l'a qualifiée d'« ultra vires » c'est-à-dire outrepassant ses compétences.

Tout ceci, cependant, s'est terminé « entre gens de bonne compagnie » : la BCE a été interrogée sur ses actions et l'ensemble des acteurs concernés a finalement constaté que ce programme était justifié.

En conclusion, je veux vous indiquer que nous allons poursuivre les investigations avec mon collègue Jean-Yves Leconte en essayant de répondre à de nombreuses questions : comment essayer de régler ces divergences d'interprétation des traités ? Quels sont les mécanismes d'arbitrage existants ? Comment mener le dialogue entre les juges ? Mais aussi, comment mener le dialogue entre les juges et la société, en particulier le monde politique ?

Tout cela, dans un contexte de judiciarisation où la norme est largement produite par les juridictions, à l'exemple de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH), qui intervient aujourd'hui bien au-delà de la protection des libertés, en construisant une jurisprudence couvrant l'ensemble de l'état de la société.

Par rapport à ces questions, il y a deux approches de principe avec, sans doute, des nuances à trouver entre les deux.

La première approche souligne que l'État de droit est fondateur de l'Union européenne et qu'il faut le préserver sans concession. Elle peut se résumer par la formule suivante : « l'État de droit, tout l'État de droit et rien que l'État de droit. »

Il existe en miroir, une seconde approche, qui constate que nos sociétés ont les moyens de se protéger aujourd'hui et que le niveau de tensions engendré par certaines décisions juridictionnelles, dont la légitimité n'apparaît pas évidente à nos concitoyens, risque en revanche de remettre en cause l'Union européenne et notre capacité de coexistence. Les partisans de cette seconde approche souhaitent en conséquence « lâcher du lest » sur l'État de droit.

Ce sont des sujets délicats. Cette réflexion doit se poursuivre et être menée avec sérieux. Votre avis, chers collègues, sera précieux pour la faire avancer.

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