professeur des universités, Paris II - Panthéon-Sorbonne-Assas, ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel. - Le contexte dans lequel nous nous informons et nous nous divertissons aujourd'hui est fragmenté, mondial et pluriel. Si je devais décrire le processus qui a abouti à la concentration industrielle des médias, je mettrais l'accent sur quatre points : la numérisation de l'information, les nouvelles technologies et les nouveaux usages ; l'environnement concurrentiel dans lequel les médias évoluent, avec une fragmentation des audiences et l'hyperpuissance économique et financière des nouveaux acteurs ; le fait que les Français s'informent aujourd'hui principalement en ligne et sur les réseaux sociaux ; le modèle économique des plateformes numériques, qui les conduit à occuper une position hégémonique dans l'espace informationnel, mais aussi communicationnel. Ce dernier aspect représente un danger démocratique, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler dans une tribune publiée la semaine dernière.
Pour autant, les médias véhiculent des valeurs démocratiques à la fois en termes de contenu et de sens. Ils génèrent de nombreuses externalités positives pour la société, tant en matière d'accès à la culture et à l'information qu'en matière de divertissement et de formation. Mais ces biens ne sont pas des marchandises comme les autres : ils ne peuvent se limiter au seul bon fonctionnement du marché !
Pour le secteur de l'audiovisuel, c'est la loi de 1986 qui s'applique en matière de concentration, mais elle a déjà été modifiée quatre-vingt-six fois. La dernière révision date du 1er juillet 2021 et concerne la transposition de la directive Services de médias audiovisuels (SMA), qui élargit le champ de régulation du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Néanmoins, l'actuel dispositif anti-concentration n'a pas été modifié.
Aujourd'hui, le numérique est partout. Nous assistons à une révolution technologique - 70 % des téléviseurs sont connectés -, mais aussi économique et d'usage. L'offre de contenu est très large via la télévision numérique terrestre (TNT), l'ADSL, le câble, la fibre, le satellite, en direct, en différé, etc. Avant de répondre à la question posée relative au phénomène de concentration, il convient de préciser comment s'informe-t-on aujourd'hui ? Quelle est la demande ? Ainsi, 88 % des Français de plus de douze ans déclarent se connecter à internet tous les jours et 63 % utilisent internet pour suivre l'actualité. Par ailleurs, 73 % de la population est multi-équipée. Une personne sur deux possède une tablette numérique. Près des deux tiers des 18-24 ans s'informent uniquement sur internet et les réseaux sociaux via leur smartphone : YouTube, Twitter, Snapchat, Twitch et TikTok ont leur préférence. Nous assistons donc à une réorganisation complète de l'accès à l'information dans le monde numérique ; les Gafa - Google, Apple, Facebook et Amazon -, y occupent une position hégémonique. Surpuissantes économiquement et financièrement, elles imposent les règles du jeu démocratiques.
La mécanique du modèle d'affaires des plateformes dérive véritablement de la façon dont, en 1836, Émile de Girardin, en créant le quotidien « à bon marché » La Presse, s'est appuyé sur le financement par la publicité pour promouvoir la diffusion de masse. L'actuel accès gratuit à l'information, qu'il s'agisse de la télévision, de la radio ou de la presse papier, repose sur ce mécanisme de subvention par les annonceurs (modèle à deux versants). Avec les plateformes, cette mécanique s'applique « puissance n », la valeur du réseau augmentant avec le nombre d'utilisateurs : cette mécanique d'interactions entre annonceurs et lecteurs appelée effet de réseau croisé structure l'économie numérique et conduit l'émergence de plateformes de grandes tailles, c'est ce que l'on appelle : « the winner takes all. » Les plateformes dominantes mettent en place des barrières à l'entrée, ce qui renforce la concentration. Toutes les études économiques mettent en évidence que la maîtrise des données et l'optimisation fiscale renforce le phénomène de concentration.
Le marché de la publicité, qui alimente cette mécanique et est au coeur de l'économie des médias. Le marché de la publicité en ligne pèse environ 6 milliards d'euros, pour un marché global de 14 milliards d'euros tous médias confondus. Les plateformes numériques « siphonnent » les recettes publicitaires des médias traditionnels, qui sont très peu présents sur le marché de la publicité en ligne. Ce marché est dominé par trois acteurs : Google, Facebook et Amazon qui en captent près de 80%. Il est très complexe, avec de nombreux intermédiaires techniques, où .les ventes automatisées pénalisent notamment les acteurs traditionnels. Les plateformes numériques jouent le rôle de gatekeeper, c'est-à-dire des points de passage obligés pour les acteurs traditionnels.
Vous l'aurez compris, selon moi, Facebook, qui compte plus de 2,5 milliards d'utilisateurs, peut être considéré comme un média de masse, une sorte d'agora.
Ces mouvements de concentration des médias s'observent largement aux États-Unis où se multiplient notamment ces dernières années des opérations de fusion. Le marché est très concurrentiel et les acteurs sont de plus en plus puissants, car ils ont besoin de moyens importants pour investir dans l'acquisition de droits devenus de plus en plus chers - films, séries, cinéma, droits sportifs -, ainsi que dans la recherche et le développement. Sur cinq ans, la totalité des dépenses en faveur de la production audiovisuelle et cinématographique de TF1, de M6, de Canal+ et de France Télévisions s'est élevée à 6 milliards d'euros, contre 17 milliards de dollars pour Netflix en un an. C'est dire combien ces acteurs sont surpuissants !
Un certain nombre de groupes européens tentent d'avoir une position forte en Europe. Je pense à Bertelsmann, qui se restructure, au groupe Murdoch et à Mediaset. Il en va de même en France, où la tendance est également aux mouvements de fusion et de concentration, qu'il s'agisse de l'extension du groupe Vivendi-Bolloré ou du projet de fusion entre TF1 et M6.
Autre point important, et pardon de revenir en arrière, les algorithmes et l'intelligence artificielle, sont aussi complètement constitutifs de ce modèle économique à deux versants. Chaque jour de nouveaux services sont offerts pour collecter de la donnée. C'est l'économie du big data : l'offre de nouveaux services et de publicité se trouve enrichie grâce aux millions de traces que nous laissons en navigant sur les différents sites, toujours possédés par les mêmes acteurs. Des travaux intéressants sont d'ailleurs conduits sur la question du consentement.
In fine, l'espace informationnel est de plus en plus large, au risque d'être moins démocratique. Le rapport Stigler Committee on Digital Platforms paru en 2019 est éloquent, et la partie qui concerne la communication et des médias est très pertinente. L'analyse empirique est riche et témoigne qu'il existe une perturbation du marché publicitaire, la presse écrite ayant perdu en dix ans en France entre 50 % et 70 % de ses recettes. La viabilité de son modèle économique est donc fragilisée. Le déplacement de l'imprimé vers les sources numériques diminue le pluralisme et augmente la concentration. Ils constatent un déclin du journalisme local dû à l'émergence de cette nouvelle façon de s'informer. Tout cela tend à réduire la participation électorale et entraîne des changements dans les résultats politiques.
Dès 1954, des travaux avaient mis en avant que si l'information contenue dans le média est un bien public, le support demeurait pour partie marchand. Aujourd'hui, le support marchand étant totalement public et intangible, les règles s'en trouvent modifiées.