Mes chers collègues, nous avons aujourd'hui le plaisir d'ouvrir les travaux de notre commission d'enquête sur la concentration des médias en France qui, je le rappelle, est issue d'une demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain, et dont le rapporteur est David Assouline. Je remercie en votre nom nos trois invités, qui vont nous permettre d'entrer dans le vif du sujet.
Madame Nathalie Sonnac, vous êtes professeur à l'université Paris II, spécialiste de l'économie des médias. Vous avez exercé de nombreuses fonctions : vous avez notamment été membre du Conseil national du numérique entre 2013 et 2015 et, bien entendu, membre du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) entre 2015 et 2021. Votre double casquette d'universitaire et de praticienne permettra d'éclairer très utilement les travaux de la commission.
Monsieur Olivier Bomsel, vous êtes professeur d'économie à Mines ParisTech. Depuis 1998, vous avez orienté une partie de vos travaux sur les médias et vous intervenez très régulièrement à ce titre dans la presse. Vous êtes également, ce qui est peu fréquent pour un universitaire, producteur de cinéma.
Enfin, Mme Julia Cagé, qui nous rejoindra dans quelques minutes, est économiste et Professeure des universités à Sciences Po Paris. Ses travaux portent sur l'économie des médias et le financement de la démocratie. À ce titre, notre commission ne pouvait pas se passer de sa présence, d'autant qu'elle propose, au travers de ses ouvrages - je pense en particulier à l'ouvrage intitulé L'information est un bien public : Refonder la propriété des médias, écrit avec Benoît Huet et publié en février dernier -, une réflexion extrêmement stimulante, hors des sentiers battus sur la thématique centrale de notre commission.
Cette audition est ouverte à la presse et sera diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera également l'objet d'un compte rendu publié.
Enfin, je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du code pénal. Je vous précise également qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Nathalie Sonnac et M. Olivier Bomsel prêtent successivement serment.
professeur des universités, Paris II - Panthéon-Sorbonne-Assas, ancienne membre du collège du Conseil supérieur de l'audiovisuel. - Le contexte dans lequel nous nous informons et nous nous divertissons aujourd'hui est fragmenté, mondial et pluriel. Si je devais décrire le processus qui a abouti à la concentration industrielle des médias, je mettrais l'accent sur quatre points : la numérisation de l'information, les nouvelles technologies et les nouveaux usages ; l'environnement concurrentiel dans lequel les médias évoluent, avec une fragmentation des audiences et l'hyperpuissance économique et financière des nouveaux acteurs ; le fait que les Français s'informent aujourd'hui principalement en ligne et sur les réseaux sociaux ; le modèle économique des plateformes numériques, qui les conduit à occuper une position hégémonique dans l'espace informationnel, mais aussi communicationnel. Ce dernier aspect représente un danger démocratique, comme j'ai eu l'occasion de le rappeler dans une tribune publiée la semaine dernière.
Pour autant, les médias véhiculent des valeurs démocratiques à la fois en termes de contenu et de sens. Ils génèrent de nombreuses externalités positives pour la société, tant en matière d'accès à la culture et à l'information qu'en matière de divertissement et de formation. Mais ces biens ne sont pas des marchandises comme les autres : ils ne peuvent se limiter au seul bon fonctionnement du marché !
Pour le secteur de l'audiovisuel, c'est la loi de 1986 qui s'applique en matière de concentration, mais elle a déjà été modifiée quatre-vingt-six fois. La dernière révision date du 1er juillet 2021 et concerne la transposition de la directive Services de médias audiovisuels (SMA), qui élargit le champ de régulation du Conseil supérieur de l'audiovisuel. Néanmoins, l'actuel dispositif anti-concentration n'a pas été modifié.
Aujourd'hui, le numérique est partout. Nous assistons à une révolution technologique - 70 % des téléviseurs sont connectés -, mais aussi économique et d'usage. L'offre de contenu est très large via la télévision numérique terrestre (TNT), l'ADSL, le câble, la fibre, le satellite, en direct, en différé, etc. Avant de répondre à la question posée relative au phénomène de concentration, il convient de préciser comment s'informe-t-on aujourd'hui ? Quelle est la demande ? Ainsi, 88 % des Français de plus de douze ans déclarent se connecter à internet tous les jours et 63 % utilisent internet pour suivre l'actualité. Par ailleurs, 73 % de la population est multi-équipée. Une personne sur deux possède une tablette numérique. Près des deux tiers des 18-24 ans s'informent uniquement sur internet et les réseaux sociaux via leur smartphone : YouTube, Twitter, Snapchat, Twitch et TikTok ont leur préférence. Nous assistons donc à une réorganisation complète de l'accès à l'information dans le monde numérique ; les Gafa - Google, Apple, Facebook et Amazon -, y occupent une position hégémonique. Surpuissantes économiquement et financièrement, elles imposent les règles du jeu démocratiques.
La mécanique du modèle d'affaires des plateformes dérive véritablement de la façon dont, en 1836, Émile de Girardin, en créant le quotidien « à bon marché » La Presse, s'est appuyé sur le financement par la publicité pour promouvoir la diffusion de masse. L'actuel accès gratuit à l'information, qu'il s'agisse de la télévision, de la radio ou de la presse papier, repose sur ce mécanisme de subvention par les annonceurs (modèle à deux versants). Avec les plateformes, cette mécanique s'applique « puissance n », la valeur du réseau augmentant avec le nombre d'utilisateurs : cette mécanique d'interactions entre annonceurs et lecteurs appelée effet de réseau croisé structure l'économie numérique et conduit l'émergence de plateformes de grandes tailles, c'est ce que l'on appelle : « the winner takes all. » Les plateformes dominantes mettent en place des barrières à l'entrée, ce qui renforce la concentration. Toutes les études économiques mettent en évidence que la maîtrise des données et l'optimisation fiscale renforce le phénomène de concentration.
Le marché de la publicité, qui alimente cette mécanique et est au coeur de l'économie des médias. Le marché de la publicité en ligne pèse environ 6 milliards d'euros, pour un marché global de 14 milliards d'euros tous médias confondus. Les plateformes numériques « siphonnent » les recettes publicitaires des médias traditionnels, qui sont très peu présents sur le marché de la publicité en ligne. Ce marché est dominé par trois acteurs : Google, Facebook et Amazon qui en captent près de 80%. Il est très complexe, avec de nombreux intermédiaires techniques, où .les ventes automatisées pénalisent notamment les acteurs traditionnels. Les plateformes numériques jouent le rôle de gatekeeper, c'est-à-dire des points de passage obligés pour les acteurs traditionnels.
Vous l'aurez compris, selon moi, Facebook, qui compte plus de 2,5 milliards d'utilisateurs, peut être considéré comme un média de masse, une sorte d'agora.
Ces mouvements de concentration des médias s'observent largement aux États-Unis où se multiplient notamment ces dernières années des opérations de fusion. Le marché est très concurrentiel et les acteurs sont de plus en plus puissants, car ils ont besoin de moyens importants pour investir dans l'acquisition de droits devenus de plus en plus chers - films, séries, cinéma, droits sportifs -, ainsi que dans la recherche et le développement. Sur cinq ans, la totalité des dépenses en faveur de la production audiovisuelle et cinématographique de TF1, de M6, de Canal+ et de France Télévisions s'est élevée à 6 milliards d'euros, contre 17 milliards de dollars pour Netflix en un an. C'est dire combien ces acteurs sont surpuissants !
Un certain nombre de groupes européens tentent d'avoir une position forte en Europe. Je pense à Bertelsmann, qui se restructure, au groupe Murdoch et à Mediaset. Il en va de même en France, où la tendance est également aux mouvements de fusion et de concentration, qu'il s'agisse de l'extension du groupe Vivendi-Bolloré ou du projet de fusion entre TF1 et M6.
Autre point important, et pardon de revenir en arrière, les algorithmes et l'intelligence artificielle, sont aussi complètement constitutifs de ce modèle économique à deux versants. Chaque jour de nouveaux services sont offerts pour collecter de la donnée. C'est l'économie du big data : l'offre de nouveaux services et de publicité se trouve enrichie grâce aux millions de traces que nous laissons en navigant sur les différents sites, toujours possédés par les mêmes acteurs. Des travaux intéressants sont d'ailleurs conduits sur la question du consentement.
In fine, l'espace informationnel est de plus en plus large, au risque d'être moins démocratique. Le rapport Stigler Committee on Digital Platforms paru en 2019 est éloquent, et la partie qui concerne la communication et des médias est très pertinente. L'analyse empirique est riche et témoigne qu'il existe une perturbation du marché publicitaire, la presse écrite ayant perdu en dix ans en France entre 50 % et 70 % de ses recettes. La viabilité de son modèle économique est donc fragilisée. Le déplacement de l'imprimé vers les sources numériques diminue le pluralisme et augmente la concentration. Ils constatent un déclin du journalisme local dû à l'émergence de cette nouvelle façon de s'informer. Tout cela tend à réduire la participation électorale et entraîne des changements dans les résultats politiques.
Dès 1954, des travaux avaient mis en avant que si l'information contenue dans le média est un bien public, le support demeurait pour partie marchand. Aujourd'hui, le support marchand étant totalement public et intangible, les règles s'en trouvent modifiées.
Avant toute chose, je vous indique que la chaire que je dirige depuis 2008 a été financée par le groupe Vivendi, puis par le groupe Lagardère. J'ai également obtenu des financements de TF1 et de France Télévisions. Actuellement, cette chaire est financée par Vivendi et par la société de conseil Ekimetrics, spécialisée dans la mesure de l'efficacité des investissements publicitaires.
Par ailleurs, je préside une société de production que j'ai fondée avec ma femme il y a une trentaine d'années et que j'ai reprise il y a deux ans.
Enfin, je tiens à dire que personne ne m'a demandé de faire une déclaration liminaire, je m'attendais de la part de la commission d'enquête à des questions, je suis donc embarrassé.
À mon sens, et de façon très générale, peut être considéré comme un média tout ce qui publie, par opposition à la correspondance qui a vocation à rester privée, voire secrète, c'est-à-dire toute information qui circule d'un émetteur vers des récepteurs pour fabriquer du sens. Il est important de garder cette idée à l'esprit.
Dans l'Ancien régime, la publication n'était pas soumise aux mêmes règles que dans les systèmes institutionnels ultérieurs. Le dispositif institutionnel actuel correspond à ce que les économistes appellent un ordre d'accès ouvert, c'est-à-dire un dispositif dans lequel l'économie de marché permet la libre concurrence et l'apparition de groupes d'intérêt sans cesse différents. Les médias servent à faire fonctionner à la fois les marchés et la démocratie représentative, à tout le moins les organisations qui concourent aux compétitions électorales.
À ce titre, l'évolution des médias est très étroitement articulée à l'évolution des ordres sociaux, singulièrement dans le régime de l'ordre d'accès ouvert dans lequel nous vivons en France depuis 1881, c'est-à-dire depuis la loi qui autorise la liberté de la presse et la liberté d'organisation.
La grande originalité de l'époque est l'apparition de dispositifs qui sont à la fois des dispositifs de correspondance et de publication. Les réseaux sociaux, appelés maintenant médias sociaux, contrairement à ce qui se pratiquait dans le monde « analogique », n'ont plus besoin de système dédié pour séparer correspondance et publication. La publication a toujours été associée à des systèmes techniques très identifiés : l'imprimerie, la presse, ainsi que les outils de radiodiffusion et l'affichage. La correspondance, quant à elle, se faisait grâce au courrier, au télégramme, au télex, etc.
Les réseaux sociaux ont ceci de particulier qu'ils permettent à la fois la création d'organisations absolument essentielles au bon fonctionnement de la démocratie représentative, puisque des groupes d'intérêt vont se former qui auront vocation à être représentés dans le système politique, et une représentation sociale desdits groupes à travers des outils de publication, ce que l'ordonnance de 1945 sur la presse prévoyait de manière beaucoup plus rigide, en associant à chaque fois un organe de presse à une organisation politique et en mutualisant la distribution des journaux par un système collectif de messagerie.
Aujourd'hui, en raison de la concurrence mondiale, l'économie bouge beaucoup plus rapidement. Les groupes d'intérêt apparaissent aussi de manière beaucoup plus rapide que dans l'ancien monde. Les réseaux sociaux sont le reflet de cette situation et concourent, selon moi, à son insertion dans la démocratie représentative.
Que deviennent les anciens médias dans ce dispositif ? Comment sont-ils contournés, voire siphonnés, par les nouveaux médias ? En quoi bénéficient-ils d'externalités positives sur leur audience ? Ces interrogations demeurent entières.
Comme l'a souligné Nathalie Sonnac, les acteurs dominants au niveau mondial dans les nouveaux médias sont américains, excepté en Chine. De ce point de vue, la question du soft power ou de la structuration d'une représentation de la culture et de l'expression française, voire européenne, pose une série de problèmes.
Madame Cagé, je vous souhaite la bienvenue. Je dois préciser qu'il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts et conflits d'intérêts en relation avec l'objet de notre commission.
Je vous invite également à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité, en levant la main droite et en disant : « Je le jure. »
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Julia Cagé prête serment.
Cette commission, importante, se réunit dans un contexte que nous pourrions qualifier d'urgent. Elle m'apparaît comme un complément nécessaire, mais peut-être un peu tardif, de la mission diligentée par la ministre de la culture et le ministre de l'économie et des finances sur la question de la concentration des médias. Nous pouvons craindre en effet que ses conclusions, comme celles de la mission, n'arrivent trop tard pour résoudre les problèmes importants qui se présentent aujourd'hui.
La question qui se pose porte sur la validité des dispositifs à l'oeuvre en France pour éviter une concentration excessive dans le secteur des médias.
Il existe une loi, qui a évolué lentement depuis sa promulgation en 1986. Vue de 2021, cette évolution me paraît toutefois comparable à un dépoussiérage de chandeliers opéré pour faire face à l'introduction de l'électricité ! En effet, malgré les nombreux amendements dont elle a fait l'objet, cette loi n'est plus du tout adaptée au contexte actuel. En témoignent, d'une part, la fusion qui est en train de se produire entre TF1 et M6 et, d'autre part, l'emprise grandissante de Vivendi dans le secteur des médias.
La loi de 1986 prend l'eau de toutes parts, notamment à trois endroits différents.
Les dispositifs monomédia, ou sectoriels, qui portent sur la concentration dans le secteur de la presse, sont doublement insuffisants. Ils ne concernent tout d'abord que la presse quotidienne d'information politique et générale. À titre d'exemple, la montée annoncée de Vivendi au capital de Lagardère entraînerait une prise de contrôle de Paris Match et du Journal du Dimanche. Or ces deux titres, dont nous pouvons reconnaître l'importance pour le pluralisme, ne sont pas concernés par ce dispositif anti-concentration, puisqu'il s'agit d'hebdomadaires et non de quotidiens d'information politique et générale.
De même, à l'occasion de la prise de contrôle du groupe Prisma Media par Vivendi, validée par l'Autorité de la concurrence au début de l'année, la loi de 1986 n'a pu s'appliquer, car Prisma Media ne comporte que des magazines mensuels - comme GEO, Capital - et hebdomadaires - comme Voici ou Gala. Nous reconnaissons pourtant tous l'importance politique de titres comme Le Journal du dimanche ou Capital.
Indépendamment même de l'arrivée du numérique, la loi précitée, qui ne concerne pas d'ailleurs les sites internet d'information, pèche donc déjà par sa définition étroite de ce qui fait le pluralisme de la presse. Cette définition, sur laquelle nous aurions déjà pu nous interroger en 1986, n'a plus aucune validité aujourd'hui, d'autant que de nombreux magazines quotidiens, mensuels et hebdomadaires rafraîchissent à chaque minute, voire à chaque seconde, le contenu de leur site internet.
En outre, les seuils de concentration inscrits dans la loi sont définis selon un pourcentage de couverture du territoire national, ce qui a rendu possible la constitution de monopoles régionaux dans les secteurs de la presse quotidienne départementale (PQD) et de la presse quotidienne régionale (PQR). Cette tendance, qui s'est accélérée au cours des dernières années, risque de se poursuivre, comme en témoigne l'annonce par NJJ Presse de sa volonté de prendre le contrôle intégral du capital de La Provence.
Sans même évoquer la question du numérique, nous voyons bien que les dispositifs de la loi de 1986 posent plusieurs difficultés.
En ce qui concerne l'audiovisuel, l'interdiction faite aux entreprises de posséder plus de 49 % du capital d'une chaîne de télévision privée dont l'audience moyenne annuelle dépasse 8 % de l'audience totale des services de télévision, décidée pour limiter la concentration dans le secteur de l'audiovisuel, est passée complètement à côté de la notion, pourtant essentielle, d' « actionnaire majoritaire de fait » ou d' « actionnaire de contrôle ». L'actionnaire majoritaire de TF1 est ainsi, aux yeux de tous, Bouygues, alors même que le groupe Bouygues détient moins de 50 % du capital de la chaîne. Le seuil de 49 % paraît donc insuffisant. Toutefois, un nouveau seuil à 40 % ne suffirait peut-être pas davantage. Il faut donc réussir à penser la notion d'actionnaire majoritaire de fait, et l'introduction de règles limitant le droit de vote et le pouvoir de contrôle des actionnaires en place.
En effet, si la volonté à l'oeuvre dans la loi de 1986 était de ne pas permettre à un actionnaire de posséder plus de la moitié du capital, le fait que certains acteurs aient entièrement le contrôle de certains médias montre que cette disposition est relativement inopérante s'agissant du respect du pluralisme de l'information.
La loi de 1986 comporte également plusieurs dispositifs plurimédia, notamment la règle dite du « deux sur trois », qui concerne la radio, la télévision et la presse écrite, et souffre du même problème que la disposition monomédia relative à la presse, puisqu'aucun élément relatif au numérique n'y a été introduit et que seuls les quotidiens sont concernés.
Selon moi, cette loi n'est donc pas à amender, mais à réécrire, en partant de zéro, pour toutes ces raisons ainsi que pour deux raisons supplémentaires. D'une part, seul le hertzien est pris en compte pour la régulation de la télévision. D'autre part, cette loi traite uniquement des problèmes de concentration horizontale et non de la concentration verticale.
Dans l'actualité immédiate se pose la question de la fusion entre TF1 et M6. Selon les dispositions en vigueur, deux autorités indépendantes - l'Autorité de la concurrence et le Conseil supérieur de l'audiovisuel - ont à se prononcer sur cette fusion. Or elles ont des cahiers des charges différents.
Je suis consciente du fait que le paysage médiatique a énormément changé au cours des dernières années, notamment depuis l'arrivée des GAFA et des grandes plateformes de Subscription Video On Demand (SVOD) comme Netflix, et cette situation appelle à nous interroger sur la loi de 1986. Les partisans comme les opposants à la fusion entre TF1 et M6 s'accordent d'ailleurs sur le fait que cette loi est inopérante. Toutefois, deux problématiques s'opposent : d'un côté, une problématique purement économique, liée à la constitution de géants de l'audiovisuel nationaux, voire européens, et de l'autre côté la question du pluralisme. Or, au nom de la concentration économique - elle devrait pourtant nous interroger sur la menace que font peser les GAFA et les plateformes de vidéos à la demande sur le pluralisme, sur le plan tant de l'information que de la création audiovisuelle -, nous sommes prêts à sacrifier le peu de pluralisme qui nous reste pour résoudre une problématique de surconcentration par la constitution de nouveaux monopoles. Cela me semble tout à fait paradoxal.
Madame Sonnac, dans une tribune publiée dans Le Monde le 20 novembre dernier, vous soulignez que le mouvement de concentration des médias qui s'observe en France tient à la pression exercée par les GAFA, qui passe notamment par l'assèchement des ressources publicitaires. Selon vous, le paysage actuel est-il trop ou pas assez concentré ?
Le paysage médiatique est constitué de télévisions, de radios, de l'affichage, du cinéma, de la presse écrite et de l'ensemble des sites accessibles sur internet, où l'on trouve la déclinaison de l'ensemble des médias existants ainsi qu'une myriade d'autres titres comme Mediapart, accessibles au moyen d'un abonnement.
Le mouvement de concentration des médias existe, puisque des médias divers se trouvent dans le giron d'un seul et même groupe - comme Bolloré ou Murdoch. Mais la mesure utilisée n'est pas idoine. Il y a par conséquent un biais dans la réponse que je pourrais apporter à votre question, car nous manquons d'instruments de mesure sur ce point.
En revanche, il est possible de mesurer la concentration du pluralisme de l'information politique et générale, non avec les instruments de la loi de 1986, qui ne fournissent pas la bonne focale, mais avec des indices de mesure comme la part d'attention, employée par Andrea Prat dans le rapport du centre Stigler. Il s'agit du pourcentage du temps consacré par un individu à une source médiatique, divisé par le temps total qu'il consacre à l'ensemble des sources existantes.
Je ne peux répondre à la question de savoir si un film Disney favorise ou empêche le pluralisme de l'information. En revanche, il s'agit d'un acteur extrêmement puissant dans le champ informationnel et communicationnel.
Au vu de l'importance de l'écart entre les dépenses de production audiovisuelle et cinématographique des grands acteurs de l'audiovisuel français et celles d'une plateforme comme Netflix, considérez-vous que la meilleure façon de résister à ces plateformes passe par le rassemblement des forces capitalistiques et des possibilités d'investissement ?
La constitution de grands groupes industriels français et européens est indispensable dans le monde des médias. Toutefois, la focale doit être plus étroite, elle doit se porter principalement sur le pluralisme. Le champ de l'information et de la communication est en effet très large. Ainsi, par exemple TF1 investit à la fois dans l'information et dans les programmes de fiction. Il faut trouver les outils nécessaires pour garantir le pluralisme. La réglementation et la loi sont indispensables pour protéger les entreprises culturelles. Outre l'utilisation d'un nouvel indice de mesure de la concentration des médias, un remède possible consisterait à chercher « là où cela fait mal », c'est-à-dire sur le marché de la publicité. Pendant longtemps, certains secteurs ont été interdits de publicité à la télévision pour protéger le cinéma. Pourquoi ne pas obliger, de la même façon, les annonceurs à diversifier leurs achats d'espaces publicitaires dans les médias ?
Quel intérêt les grands groupes français comme Bouygues ont-ils à posséder des médias qui ne relèvent pas de leur coeur de métier et ne leur rapportent pas, semble-t-il, autant que leurs autres activités ?
Toute la question est de savoir si l'on parle de rentabilité directe ou indirecte. Tout d'abord, si le retour sur investissement dans le secteur des médias n'est pas aussi important que dans d'autres secteurs, M6 comme TF1 ont très bien surmonté la crise de la covid-19, y compris sur le plan des parts de marché publicitaire.
De plus, une autre forme de rentabilité peut se présenter si l'on interroge les motivations profondes des groupes concernés, qui varient forcément d'un acteur à un autre. C'est une manière d'obtenir de l'accès. Lorsque l'on travaille dans un secteur aussi sensible que le secteur des télécoms, soumis à d'importantes régulations, le fait d'avoir accès aux hommes et aux femmes politiques est loin d'être négligeable. Cela peut donner du pouvoir politique, direct ou indirect. Ainsi, Rupert Murdoch ne s'est jamais caché de financer à la fois les conservateurs au Royaume-Uni et les républicains aux États-Unis, en finançant directement des campagnes électorales mais également aux États-Unis en apportant à certains candidats le soutien de sa chaîne Fox News. De même, nous avons parlé de Vincent Bolloré. Nous savons tous qu'une certaine déclaration de candidature a eu lieu aujourd'hui. Il peut être intéressant d'investir dans le secteur médiatique pour « pousser » un agenda politique.
Il est donc difficile d'avoir une vision globale sur ce sujet, les différents acteurs étant motivés par différents facteurs. Le facteur de l'influence économique est néanmoins très présent. Ainsi, le rachat du Washington Post par Jeff Bezos lui a ouvert des portes à une époque où il était un peu un paria. Or lorsqu'on travaille dans le e-commerce (Amazon), ouvrir les portes du régulateur est loin d'être négligeable !
Cela ne signifie pas pour autant que ce schéma s'applique à chacun. Certains ont sans doute de meilleures motivations que d'autres. Cependant, cette possibilité existe.
S'agissant de Bouygues, il est important de souligner qu'il n'est pas autorisé dans certains pays d'être actionnaire majoritaire d'un média tout en ayant des contrats avec la puissance publique. Ce n'est pas le cas en France, ce qui pourrait également nous interpeller.
Il existe une tradition française du rôle important de l'État dans l'activité économique et industrielle, qui passe notamment sous la Ve République par l'utilisation de la commande publique pour fabriquer des champions nationaux. Ce n'est pas un hasard si Marcel Dassault, qui a monté son entreprise largement sur le développement d'équipements militaires, a cherché une activité dans la presse pour conforter son influence auprès de son donneur d'ordre.
Quand on voit la manière dont s'est constitué le secteur audiovisuel, et singulièrement la télévision, on voit que le général de Gaulle avait voulu que ce fût un monopole d'État, précisément pour contrer le pouvoir politique de la presse, qui était plus diversifiée et indépendante à l'époque. Lorsqu'il s'est agi d'ouvrir le monopole d'État à l'entrée de nouveaux acteurs, le président Mitterrand a choisi celui qui devait devenir son exécuteur testamentaire pour lui confier la première concession de télévision privée - fait très original en France, elle était payante, alors que tous les autres pays du monde avaient libéralisé la télévision en la rendant gratuite.
Les médias ont donc été, au moins dans le régime de la télévision, concédés contre obligations à des amis du pouvoir, qui étaient des industriels puissants dans le pays.
Au fur et à mesure que le paysage s'est complexifié et diversifié moyennant l'apparition de technologies nouvelles, l'organisation industrielle s'est, elle aussi, développée suivant ces conditions initiales.
Le concept d'influence économique et politique me paraît effectivement important. En revanche, je n'ai pas le sentiment qu'il existe un échange privilégié avec les autorités indépendantes de régulation - du moins pour celle que je connais.
Pour répondre plus directement à votre question, on voit bien qu'une possibilité est offerte aux détenteurs de journaux de disposer d'une influence, soit économique - par le biais d'annonceurs publicitaires - soit politique.
Madame Cagé, pouvez-vous développer les exemples des fondations concernant The Guardian et The Irish Times ?
Le secteur des médias vit dans une tension : ses coûts fixes sont élevés et c'est un secteur à rendements croissants ; d'un seul point de vue économique, le modèle parfait serait donc celui du monopole, mais cela ne peut pas fonctionner, car les médias ne sont pas un secteur comme les autres, et cela entrerait en contradiction avec le pluralisme. Il faut donc penser ses fondamentaux économiques en intégrant cette nécessité : assurer l'existence d'un nombre suffisant de médias.
Mme Sonnac a mentionné Andréa Prat ; celui-ci a redéfini la mesure de la concentration dans le domaine des médias aux États-Unis, dans son article Medias Power, et en France, avec Patrick Kennedy, dans leur article Where Do People Get Their News ? Il démontre que, dès lors que l'on prend en compte non seulement la mesure des parts de marché, mais l'attention, on observe des niveaux de concentration plus élevés. En effet, le numérique a conduit à une concentration croissante, comme l'indique la comparaison des parts de marché des journaux sur papier et sur internet. Dans ce dernier cas, l'accès se fait surtout par les réseaux sociaux et les agrégateurs, lesquels mettent en avant les contenus déjà les plus populaires.
S'agissant du modèle de la fondation, il a trois ressorts. Le premier est qu'il permet de sortir les médias de la pure logique de marché. C'est important, dès lors que l'on considère - ce qui est mon cas - que l'information est un bien public. Le principe de base d'une fondation est son but non lucratif. Le deuxième est la protection du capital du média concerné contre toute tentative de rachat, notamment par un actionnaire agressif. C'est inscrit dans les statuts de The Guardian comme de ceux de The Irish Time. Ainsi, aujourd'hui, la seule raison d'être du Scott Trust est de posséder The Guardian. Dans le contexte français, il serait important de veiller à la rédaction de statuts prévoyant que la fondation aurait pour seule raison d'être de protéger le média qu'elle détient. Le Scott Trust a, par exemple, sacrifié beaucoup d'actifs au profit du journal. Enfin, le troisième ressort concerne la gouvernance. Dans ces deux exemples, ceux qui apportent le capital sont séparés de ceux qui détiennent le pouvoir. On peut donc sortir de la logique selon laquelle une action équivaut à une voix ; Google l'a fait au moment de son entrée en bourse : ses fondateurs ne sont plus majoritaires au capital, mais ils le sont en matière de droits de vote. Dans le cas de The Guardian, la gouvernance implique ainsi les journalistes et les salariés.
En droit français, on a connu le cas de La Montagne, mais la régulation en la matière est très peu souple. On a donc autorisé la création de fonds de dotation, dont il existe trois exemples : Mediapart, Libération et Le Monde. Dans les trois cas, l'aspect non lucratif est garanti et le fonds ne verse donc pas de dividendes.
S'agissant de Mediapart, les statuts prévoient que la seule raison d'être du fonds de dotation est de posséder la société qui possède Mediapart. Le capital est complètement incessible et la gouvernance est aux mains de personnalités qualifiées. Si elle n'est pas parfaite, elle tend toutefois vers un modèle positif et implique les salariés.
Libération est un contre-exemple. Le conseil d'administration du fonds de dotation est composé de seulement trois personnes, dont deux sont nommées par SFR, et la troisième par les deux autres. SFR contrôle donc davantage la gouvernance de Libération après le passage en fonds de dotation. De plus, les statuts permettent au fonds de vendre l'actif Libération à tout moment. Notons que le passage en fonds de dotation a sans doute été fiscalement avantageux pour le groupe qui détenait le journal auparavant. Il y a donc détournement du principe de fonds de dotation : ni protection du capital ni gouvernance démocratique.
Le Monde est entre les deux. Sans l'accord du pôle d'indépendance du journal, celui-ci ne peut être cédé, mais la gouvernance pose problème : la majorité des administrateurs sont nommés et révocables à discrétion par M. Xavier Niel, fondateur du fonds de dotation.
Il faut donc des règles précises de gouvernance et d'agrément encadrant l'achat et la vente d'un média d'information politique et générale, qui ne doivent pas relever des possesseurs du média, mais du législateur.
Monsieur Bomsel, vous avez écrit : « L'État a distribué des fréquences de façon discrétionnaire à des acteurs privés, souvent des amis ou des gens d'influence. » Selon vous, « le secteur n'a rien de libéral ou de concurrentiel, aucun autre secteur n'est autant régulé ». Vous semblez déplorer trop de régulation. S'agit-il d'une mauvaise régulation ou d'une régulation trop importante ? Face à la concentration, on est tenté de relever un manque de régulation, vous semblez faire le constat inverse.
Le secteur audiovisuel est une création de l'État, construit en allouant le spectre hertzien à des concessionnaires, avec un cahier des charges strict. Il fallait notamment acheter à des producteurs indépendants des programmes de télévision, limitant ainsi l'intégration verticale des concessionnaires de fréquences dont les actifs étaient concentrés sur les fréquences distribuées, lesquelles faisaient alors l'objet d'un monopole.
Canal Plus, à sa création, était la seule chaîne privée dépositaire d'une fréquence dont le service de télévision pouvait être vendu. Seule dans sa catégorie, elle a donc pu convaincre en moins de deux ans deux millions de clients. Ceux-ci ont financé une industrie du cinéma qui a connu un renouveau très spectaculaire. L'État a donc concédé une ressource et créé un marché dans lequel il a obligé le concessionnaire à rester concentré sur l'actif concédé et à sous-traiter à des tiers les programmes. Ce dispositif, étendu lors de la privatisation de TF1, a dévié la rente issue des marchés de la télévision vers des officiers de premier rang, les concessionnaires des chaînes, et des producteurs indépendants, qui se sont constitués en corporation. Résultat : au fur et à mesure que de nouvelles chaînes ont été créées, ce dispositif s'est étendu sans jamais pouvoir être réformé. On a ainsi assisté à une première vague de concentration après l'arrivée de la TNT. Des concessionnaires ont été choisis selon la même méthode qu'à l'époque des fréquences hertziennes et on les a laissés revendre leurs fréquences, ce qui a abouti à la situation antérieure à la fusion TF1-M6.
Ce qui est original en France, c'est que l'on a interdit aux chaînes d'être propriétaires des programmes qu'elles finançaient et que l'on a constitué un écosystème industriel dépositaire de la rente. Le secteur est ainsi devenu politiquement impossible à réformer.
L'écosystème des médias est puissant et il est en pleine mutation ; pour le réguler, nous ne disposons que d'instruments antiques et très complexes : les lois de 1986, qui n'ont toujours pas été modifiées, et une juxtaposition de règles de droit commun ; nous connaissons une concentration verticale qui ne dérange personne ; et le sacro-saint principe du pluralisme conduit à encourager et à financer par de l'argent public la presse d'opinion, s'agissant de la presse écrite, mais à la critiquer - voire à l'interdire - pour les services d'édition télévisuelle, parce que la diffusion hertzienne repose sur des autorisations de l'État. Selon vous, avec une nouvelle loi, la télévision pourrait-elle suivre le chemin de la presse écrite ?
La question est complexe : faut-il garantir le pluralisme de la télévision de manière interne ou externe ? Pour la presse écrite, les coûts d'entrée sont faibles, un éventail d'opinions y est donc représenté, avec une régulation ancienne, qui date de 1947 par exemple en ce qui concerne la distribution et a permis un grand pluralisme. Il n'en va pas de même en ce qui concerne la télévision, d'abord parce que le nombre de fréquences est réduit. On oppose à cette idée l'existence de la télévision numérique, mais ses audiences sont encore très réduites et elle concerne surtout des jeunes qui ne votent pas. La population qui se déplace aux urnes regarde majoritairement la TNT. Ensuite, les gens zappent chaîne par chaîne, dans l'ordre. On a ainsi pu expliquer le déficit d'audience de France Info TV par sa numérotation. C'est ainsi que l'on consomme encore majoritairement la télévision dans la réalité. On est donc obligé de garantir un pluralisme interne, parce que l'on ne sait pas le faire en externe. Technologiquement, on ne saura pas le faire à court terme. Or, aujourd'hui, il importe de fonder un cadre garantissant le pluralisme dans les conditions actuelles de consommation des médias.
On essaie de préserver le pluralisme interne pour les chaînes de télévision, mais on ne réussit pas toujours. De ce point de vue, les pouvoirs du CSA et l'usage que celui-ci en fait doivent être questionnés. Par exemple, la régulation limitée au temps de parole des personnalités politiques échoue, car des chaînes la contournent, en n'invitant plus de personnalités politiques, mais des chroniqueurs, dont les propos sont plus politiques encore, ou en organisant des rediffusions nocturnes en boucle.
Nous connaissons un changement, voire une révolution dans la façon de regarder la télévision et de lire la presse. Il y a quelques années, on évoquait la concurrence entre les journaux, les télévisions, les radios ; aujourd'hui, la concurrence concerne surtout les grandes plateformes internationales. La concentration des médias est-elle, selon vous, inéluctable ? Est-ce un mal nécessaire ?
Dans cet univers, certains médias sont subventionnés, d'autres complètement privés. Comment envisagez-vous l'organisation de ces différents types de financement ?
Enfin, madame Cagé, vous avez évoqué un modèle économique concernant la presse écrite, mais qu'en est-il de la télévision ou de la radio ?
La problématique est complexe. Aujourd'hui, l'information circule mondialement ; les deux tiers des 18-24 ans s'informent sur les réseaux sociaux ou internet ; 73 % des télévisions sont connectées. Même si la numérotation d'une chaîne compte et qu'il faut la prendre en compte, les gens s'informent de moins en moins à la télévision. Les acteurs et les modes de consommation sont donc en train d'évoluer considérablement.
J'ai entendu que le secteur était très concentré, mais qu'il y avait un grand éventail d'opinions. Il faudrait savoir ! Oui les médias sont concentrés et l'information politique et générale l'est trop. Pour autant, les grands acteurs industriels ont besoin de cette concentration pour avoir les moyens d'être à la hauteur de la concurrence. D'un côté, on a donc besoin de beaucoup d'argent ; de l'autre, le pluralisme politique se réduit, certains titres de journaux sont de moins en moins lus. Le groupe Le Monde n'existerait pas aujourd'hui si Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse n'avaient pas investi des millions d'euros. Pourtant, il est indépendant. La régulation par la législation est donc indispensable pour poser les règles en matière d'information politique et générale.
Le cadre de la presse est fondamental. Aujourd'hui, les aides directes et indirectes de l'État s'élèvent à 1,4 milliard d'euros, mais n'atteignent pas leurs objectifs. L'ensemble du processus doit donc être repensé. Certes, la loi de 1986 est pour partie désuète, elle se résume à une juxtaposition illisible, difficile à appliquer et mal comprise par les éditeurs. Sa mise à plat est indispensable, mais il faut appréhender le secteur de la presse dans son ensemble, parce que, aujourd'hui, tous les groupes sont, de fait, plurimédia. Les grands ensembles apparaissent donc comme nécessaires, mais la protection du pluralisme de l'information est indispensable.
Je précise que je suis présidente de la société des lecteurs du Monde, à titre non lucratif. Ce titre est un exemple intéressant. Pourquoi l'investissement de Pierre Bergé, Xavier Niel et Mathieu Pigasse a-t-il sauvé le journal en 2010 tout en préservant son indépendance ? Parce que des règles ont été introduites. Le pôle d'indépendance a été constitué, en partie parce que Pierre Bergé le souhaitait. Il disposait de 33 % du capital jusqu'en 2017. Il est alors tombé à 25 %, mais avec une golden share. Quand M. Kretinsky a souhaité entrer massivement au capital, le pôle d'indépendance a obtenu un droit d'agrément pour l'entrée d'un nouvel actionnaire majoritaire au capital. Enfin, le choix du directeur ou de la directrice de la rédaction doit être validé par une majorité d'au moins 60 % des journalistes. Cela a fonctionné grâce à la bonne volonté des actionnaires, mais ce n'est pas le cas partout ailleurs. C'est la raison pour laquelle il me semble que ce droit d'agrément doit être mieux inscrit dans la loi ; il faut le remettre au goût du jour. Les aides à la presse ne s'accompagnent aujourd'hui d'aucune contrepartie ; la validation du choix de la direction de la rédaction par au moins la moitié des journalistes pourrait en être une. Il ne faut pas laisser ces éléments dépendre de la seule bonne volonté des actionnaires ou du rapport de force.
S'agissant du modèle économique entre presse écrite, télévision et radio, l'équilibre de certains titres de presse écrite s'explique par l'abandon de la gratuité totale en ligne et du « tout publicitaire ». Le choix de ce modèle fut une erreur historique ; on a bien vu que, durant la crise du covid, les titres qui dépendaient le moins de la publicité s'en sortaient le mieux. L'audiovisuel privé, en revanche, dépend pour l'essentiel des recettes publicitaires, et on y retrouve l'influence des GAFA, qui contrôlent une grande partie de ce marché. Cela dit, le marché de la publicité audiovisuelle se porte plutôt bien, après celui de la publicité numérique. La réponse se trouve, à mon sens, du côté de la taxation des recettes des GAFA et de leur déconcentration, plutôt que du renforcement de la concentration du marché audiovisuel en France. En tout état de cause, en concentrant l'ensemble du secteur, le groupe obtenu resterait un nain comparé à Netflix. Il me semble donc inutile de sacrifier le pluralisme.
Face à la crise des différents médias, aux énormes besoins d'investissements - que ce soit pour la presse écrite et l'audiovisuel - et aux Gafam, une réinvention du modèle coopératif ne serait-elle pas plus pertinente que la concentration pour répondre à l'enjeu démocratique et au pluralisme ? Dans la presse écrite, il y avait beaucoup plus de titres à la Libération qu'actuellement, avec des systèmes coopératifs très puissants, notamment pour la distribution, l'achat du papier, et, d'une certaine manière, l'Agence France Presse pour la recherche d'informations...
Le service public audiovisuel propose des coopérations à ses partenaires privés, mais je ne suis pas sûr que la réponse sera positive, avec le projet de concentration entre TF1 et M6...
Les réseaux sociaux jouent un rôle déterminant dans l'accès à l'information, en particulier pour les plus jeunes. Comment cela va-t-il bouleverser les grands groupes médiatiques, sachant qu'ils ont une capacité plus importante sur ces plateformes que les médias indépendants, en raison de moyens plus importants ? C'est une publicité qui n'est pas régulée - je le regrette - contrairement à la promotion politique.
Sur le modèle coopératif, comparaison n'est pas raison. Actuellement, les médias recherchent désespérément des lecteurs. Lors de la première crise de la presse écrite, celle-ci a recherché une seconde source de financement en raison de la perte de lectorat. C'est un long mouvement. France Soir, dans les années 1970, c'était 1 million de lecteurs par numéro. Libération, journal de qualité, dépasse rarement les 200 000 lecteurs. C'est aussi vrai pour Le Monde, La Croix, Le Figaro... Tout s'est déplacé sur internet.
La régulation d'un pouvoir hégémonique doit être pensée à l'échelle plurimédia et pour le numérique - endroit où l'on va s'informer.
Certes, il existe quatre à cinq grands acteurs qui possèdent l'ensemble des chaînes de télévision de la TNT, mais on voit la différence entre un secteur régulé qui lutte contre les fake news, qui garantit un certain pluralisme, l'équité - que l'on peut toujours juger insuffisant -, la protection du jeune public ou encore l'obligation de représentation des femmes, et internet où il n'y a pas suffisamment de régulation. Même si la loi de 2018 entend lutter contre les fake news, de même que la directive SMA, qui oblige ces plateformes à conventionner avec le CSA. En même temps, les directives Digital Services Act (DSA) et Digital Markets Act (DMA) interrogent sur la responsabilisation des plateformes. Ces outils doivent être envisagés ensemble.
Arrêter la régulation en silo, dépoussiérer la loi de 1986 et les aides à la presse ne peut être pensé indépendamment de la manière dont on fabrique l'information et dont on la consomme.
Depuis le début de cette réunion, nous avons très peu utilisé le terme de « journaliste ». Il n'y a pas moins de personnes qui consomment de l'information, mais elles le font sur des supports différents. Il faut se désintéresser complètement de la question du support - presse écrite, numérique, télévision, radio... -, car ces supports vont fusionner entièrement. Actuellement, les sites internet d'Europe 1 ou de France Télévisions sont en concurrence directe avec les sites du Monde ou du Figaro. Souvenez-vous des débats lors de l'accord entre France 24 et Mashable : on allait financer avec de l'argent public un concurrent des sites d'information politique et générale. Réveillons-nous, cette concurrence existe depuis longtemps ! Le site de France Info concurrence directement, à la fois en audience et en contenu, la presse écrite. On pourrait s'amuser à comparer les pages d'accueil d'Europe 1, de France Télévisions, de France Inter, du Monde, de Libération, en effaçant les logos ; je ne suis pas sûre que vous retrouviez le support hors ligne...
On ne peut pas faire de l'information sans journalistes. Je ne suis pas d'accord sur le fait qu'il n'y aurait jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui. Certes, l'information circule, mais souvent ce n'est pas de l'information originale. C'est une information issue de copier-coller circulant en boucle. Or en démocratie, nous avons besoin d'une information originale.
Le nombre de cartes de presse distribuées diminue. Certes, on pourrait débattre de ce qu'est un journaliste professionnel, et certains journalistes n'ont pas de carte de presse. Mais la baisse tendancielle du nombre de journalistes est là, et cela montre la baisse de la production d'informations originales. Cela devrait tous nous inquiéter, d'autant que les effectifs de l'Agence France Presse se sont réduits, car ses premiers clients - même si le modèle économique change, s'internationalise et dépend de plus en plus des plateformes - sont les médias qui s'appauvrissent et paient des abonnements de moins en moins chers. Cela fait donc moins de ressources pour cette entreprise - qui n'est pas une coopérative mais ressemble à ce modèle de nombreux points de vue - nous alimentant en informations originales.
Les réseaux sociaux et les plateformes tirent actuellement une partie non négligeable de leurs revenus de contenus qu'ils ne produisent pas, et qu'ils ne paient pas. Certes, nous pouvons nous féliciter des avancées sur les droits voisins, mais elles sont insuffisantes. Comparez les pertes infligées aux médias traditionnels par la concurrence de ces plateformes avec les sommes qu'elles sont désormais prêtes à payer... Il y a un problème économique avec ces plateformes et ces réseaux sociaux, indépendamment des fake news. Les réseaux sociaux tirent leurs revenus de la publicité ; or, les fausses informations génèrent davantage de clics ; donc ces plateformes sont incitées financièrement à favoriser la propagation de ces fausses informations par rapport à des contenus plus « ennuyeux », mais plus informatifs. Ayons conscience des contraintes que font peser les plateformes internationales, mais ne partons pas de ce point pour réguler la concentration des médias en France. Sinon, nous serons face à un mur : nous n'aurons jamais assez de concentration face à Netflix ! Revenons à l'objectif constitutionnel de pluralisme. Il ne faut pas amender cette loi, mais la réécrire, sans prendre en compte les supports. Et il faut s'attaquer à la régulation des plateformes, des réseaux sociaux et de ces monopoles, qui ne pourra être faite qu'à l'échelle européenne. Il faut attaquer ces deux problèmes de front.
Oui, les 18-24 ans vont beaucoup sur les réseaux sociaux, mais ce ne sont pas eux qui votent (l'un n'étant pas forcément sans rapport avec l'autre) - et on peut s'en lamenter. Mais la population qui vote encore massivement actuellement, c'est celle qui consomme de l'audiovisuel sur sa télévision, en zappant d'une chaîne à l'autre. On ne peut pas faire fi de trente ans de vie démocratique en régulant directement une consommation audiovisuelle entièrement délinéarisée et numérique.
Il n'est pas possible d'effacer la question du support immédiatement.
Je vous remercie de votre participation.
La réunion est close à 16 h 45.
Je vous remercie de votre participation.
La réunion est close à 16 h 45.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.