Cette commission, importante, se réunit dans un contexte que nous pourrions qualifier d'urgent. Elle m'apparaît comme un complément nécessaire, mais peut-être un peu tardif, de la mission diligentée par la ministre de la culture et le ministre de l'économie et des finances sur la question de la concentration des médias. Nous pouvons craindre en effet que ses conclusions, comme celles de la mission, n'arrivent trop tard pour résoudre les problèmes importants qui se présentent aujourd'hui.
La question qui se pose porte sur la validité des dispositifs à l'oeuvre en France pour éviter une concentration excessive dans le secteur des médias.
Il existe une loi, qui a évolué lentement depuis sa promulgation en 1986. Vue de 2021, cette évolution me paraît toutefois comparable à un dépoussiérage de chandeliers opéré pour faire face à l'introduction de l'électricité ! En effet, malgré les nombreux amendements dont elle a fait l'objet, cette loi n'est plus du tout adaptée au contexte actuel. En témoignent, d'une part, la fusion qui est en train de se produire entre TF1 et M6 et, d'autre part, l'emprise grandissante de Vivendi dans le secteur des médias.
La loi de 1986 prend l'eau de toutes parts, notamment à trois endroits différents.
Les dispositifs monomédia, ou sectoriels, qui portent sur la concentration dans le secteur de la presse, sont doublement insuffisants. Ils ne concernent tout d'abord que la presse quotidienne d'information politique et générale. À titre d'exemple, la montée annoncée de Vivendi au capital de Lagardère entraînerait une prise de contrôle de Paris Match et du Journal du Dimanche. Or ces deux titres, dont nous pouvons reconnaître l'importance pour le pluralisme, ne sont pas concernés par ce dispositif anti-concentration, puisqu'il s'agit d'hebdomadaires et non de quotidiens d'information politique et générale.
De même, à l'occasion de la prise de contrôle du groupe Prisma Media par Vivendi, validée par l'Autorité de la concurrence au début de l'année, la loi de 1986 n'a pu s'appliquer, car Prisma Media ne comporte que des magazines mensuels - comme GEO, Capital - et hebdomadaires - comme Voici ou Gala. Nous reconnaissons pourtant tous l'importance politique de titres comme Le Journal du dimanche ou Capital.
Indépendamment même de l'arrivée du numérique, la loi précitée, qui ne concerne pas d'ailleurs les sites internet d'information, pèche donc déjà par sa définition étroite de ce qui fait le pluralisme de la presse. Cette définition, sur laquelle nous aurions déjà pu nous interroger en 1986, n'a plus aucune validité aujourd'hui, d'autant que de nombreux magazines quotidiens, mensuels et hebdomadaires rafraîchissent à chaque minute, voire à chaque seconde, le contenu de leur site internet.
En outre, les seuils de concentration inscrits dans la loi sont définis selon un pourcentage de couverture du territoire national, ce qui a rendu possible la constitution de monopoles régionaux dans les secteurs de la presse quotidienne départementale (PQD) et de la presse quotidienne régionale (PQR). Cette tendance, qui s'est accélérée au cours des dernières années, risque de se poursuivre, comme en témoigne l'annonce par NJJ Presse de sa volonté de prendre le contrôle intégral du capital de La Provence.
Sans même évoquer la question du numérique, nous voyons bien que les dispositifs de la loi de 1986 posent plusieurs difficultés.
En ce qui concerne l'audiovisuel, l'interdiction faite aux entreprises de posséder plus de 49 % du capital d'une chaîne de télévision privée dont l'audience moyenne annuelle dépasse 8 % de l'audience totale des services de télévision, décidée pour limiter la concentration dans le secteur de l'audiovisuel, est passée complètement à côté de la notion, pourtant essentielle, d' « actionnaire majoritaire de fait » ou d' « actionnaire de contrôle ». L'actionnaire majoritaire de TF1 est ainsi, aux yeux de tous, Bouygues, alors même que le groupe Bouygues détient moins de 50 % du capital de la chaîne. Le seuil de 49 % paraît donc insuffisant. Toutefois, un nouveau seuil à 40 % ne suffirait peut-être pas davantage. Il faut donc réussir à penser la notion d'actionnaire majoritaire de fait, et l'introduction de règles limitant le droit de vote et le pouvoir de contrôle des actionnaires en place.
En effet, si la volonté à l'oeuvre dans la loi de 1986 était de ne pas permettre à un actionnaire de posséder plus de la moitié du capital, le fait que certains acteurs aient entièrement le contrôle de certains médias montre que cette disposition est relativement inopérante s'agissant du respect du pluralisme de l'information.
La loi de 1986 comporte également plusieurs dispositifs plurimédia, notamment la règle dite du « deux sur trois », qui concerne la radio, la télévision et la presse écrite, et souffre du même problème que la disposition monomédia relative à la presse, puisqu'aucun élément relatif au numérique n'y a été introduit et que seuls les quotidiens sont concernés.
Selon moi, cette loi n'est donc pas à amender, mais à réécrire, en partant de zéro, pour toutes ces raisons ainsi que pour deux raisons supplémentaires. D'une part, seul le hertzien est pris en compte pour la régulation de la télévision. D'autre part, cette loi traite uniquement des problèmes de concentration horizontale et non de la concentration verticale.
Dans l'actualité immédiate se pose la question de la fusion entre TF1 et M6. Selon les dispositions en vigueur, deux autorités indépendantes - l'Autorité de la concurrence et le Conseil supérieur de l'audiovisuel - ont à se prononcer sur cette fusion. Or elles ont des cahiers des charges différents.
Je suis consciente du fait que le paysage médiatique a énormément changé au cours des dernières années, notamment depuis l'arrivée des GAFA et des grandes plateformes de Subscription Video On Demand (SVOD) comme Netflix, et cette situation appelle à nous interroger sur la loi de 1986. Les partisans comme les opposants à la fusion entre TF1 et M6 s'accordent d'ailleurs sur le fait que cette loi est inopérante. Toutefois, deux problématiques s'opposent : d'un côté, une problématique purement économique, liée à la constitution de géants de l'audiovisuel nationaux, voire européens, et de l'autre côté la question du pluralisme. Or, au nom de la concentration économique - elle devrait pourtant nous interroger sur la menace que font peser les GAFA et les plateformes de vidéos à la demande sur le pluralisme, sur le plan tant de l'information que de la création audiovisuelle -, nous sommes prêts à sacrifier le peu de pluralisme qui nous reste pour résoudre une problématique de surconcentration par la constitution de nouveaux monopoles. Cela me semble tout à fait paradoxal.