Le secteur des médias vit dans une tension : ses coûts fixes sont élevés et c'est un secteur à rendements croissants ; d'un seul point de vue économique, le modèle parfait serait donc celui du monopole, mais cela ne peut pas fonctionner, car les médias ne sont pas un secteur comme les autres, et cela entrerait en contradiction avec le pluralisme. Il faut donc penser ses fondamentaux économiques en intégrant cette nécessité : assurer l'existence d'un nombre suffisant de médias.
Mme Sonnac a mentionné Andréa Prat ; celui-ci a redéfini la mesure de la concentration dans le domaine des médias aux États-Unis, dans son article Medias Power, et en France, avec Patrick Kennedy, dans leur article Where Do People Get Their News ? Il démontre que, dès lors que l'on prend en compte non seulement la mesure des parts de marché, mais l'attention, on observe des niveaux de concentration plus élevés. En effet, le numérique a conduit à une concentration croissante, comme l'indique la comparaison des parts de marché des journaux sur papier et sur internet. Dans ce dernier cas, l'accès se fait surtout par les réseaux sociaux et les agrégateurs, lesquels mettent en avant les contenus déjà les plus populaires.
S'agissant du modèle de la fondation, il a trois ressorts. Le premier est qu'il permet de sortir les médias de la pure logique de marché. C'est important, dès lors que l'on considère - ce qui est mon cas - que l'information est un bien public. Le principe de base d'une fondation est son but non lucratif. Le deuxième est la protection du capital du média concerné contre toute tentative de rachat, notamment par un actionnaire agressif. C'est inscrit dans les statuts de The Guardian comme de ceux de The Irish Time. Ainsi, aujourd'hui, la seule raison d'être du Scott Trust est de posséder The Guardian. Dans le contexte français, il serait important de veiller à la rédaction de statuts prévoyant que la fondation aurait pour seule raison d'être de protéger le média qu'elle détient. Le Scott Trust a, par exemple, sacrifié beaucoup d'actifs au profit du journal. Enfin, le troisième ressort concerne la gouvernance. Dans ces deux exemples, ceux qui apportent le capital sont séparés de ceux qui détiennent le pouvoir. On peut donc sortir de la logique selon laquelle une action équivaut à une voix ; Google l'a fait au moment de son entrée en bourse : ses fondateurs ne sont plus majoritaires au capital, mais ils le sont en matière de droits de vote. Dans le cas de The Guardian, la gouvernance implique ainsi les journalistes et les salariés.
En droit français, on a connu le cas de La Montagne, mais la régulation en la matière est très peu souple. On a donc autorisé la création de fonds de dotation, dont il existe trois exemples : Mediapart, Libération et Le Monde. Dans les trois cas, l'aspect non lucratif est garanti et le fonds ne verse donc pas de dividendes.
S'agissant de Mediapart, les statuts prévoient que la seule raison d'être du fonds de dotation est de posséder la société qui possède Mediapart. Le capital est complètement incessible et la gouvernance est aux mains de personnalités qualifiées. Si elle n'est pas parfaite, elle tend toutefois vers un modèle positif et implique les salariés.
Libération est un contre-exemple. Le conseil d'administration du fonds de dotation est composé de seulement trois personnes, dont deux sont nommées par SFR, et la troisième par les deux autres. SFR contrôle donc davantage la gouvernance de Libération après le passage en fonds de dotation. De plus, les statuts permettent au fonds de vendre l'actif Libération à tout moment. Notons que le passage en fonds de dotation a sans doute été fiscalement avantageux pour le groupe qui détenait le journal auparavant. Il y a donc détournement du principe de fonds de dotation : ni protection du capital ni gouvernance démocratique.
Le Monde est entre les deux. Sans l'accord du pôle d'indépendance du journal, celui-ci ne peut être cédé, mais la gouvernance pose problème : la majorité des administrateurs sont nommés et révocables à discrétion par M. Xavier Niel, fondateur du fonds de dotation.
Il faut donc des règles précises de gouvernance et d'agrément encadrant l'achat et la vente d'un média d'information politique et générale, qui ne doivent pas relever des possesseurs du média, mais du législateur.