Intervention de Julia Cagé

Commission d'enquête Concentration dans les médias — Réunion du 30 novembre 2021 à 15h00
Audition des experts des médias — Audition de Mme Nathalie Sonnac professeur des universités paris ii - panthéon-sorbonne-assas ancienne membre du collège du conseil supérieur de l'audiovisuel M. Olivier Bomsel professeur à mines paristech directeur de la chaire sur l'économie des médias et des marques et Mme Julia Cagé « associate professor » d'économie à sciences po-paris

Julia Cagé :

Depuis le début de cette réunion, nous avons très peu utilisé le terme de « journaliste ». Il n'y a pas moins de personnes qui consomment de l'information, mais elles le font sur des supports différents. Il faut se désintéresser complètement de la question du support - presse écrite, numérique, télévision, radio... -, car ces supports vont fusionner entièrement. Actuellement, les sites internet d'Europe 1 ou de France Télévisions sont en concurrence directe avec les sites du Monde ou du Figaro. Souvenez-vous des débats lors de l'accord entre France 24 et Mashable : on allait financer avec de l'argent public un concurrent des sites d'information politique et générale. Réveillons-nous, cette concurrence existe depuis longtemps ! Le site de France Info concurrence directement, à la fois en audience et en contenu, la presse écrite. On pourrait s'amuser à comparer les pages d'accueil d'Europe 1, de France Télévisions, de France Inter, du Monde, de Libération, en effaçant les logos ; je ne suis pas sûre que vous retrouviez le support hors ligne...

On ne peut pas faire de l'information sans journalistes. Je ne suis pas d'accord sur le fait qu'il n'y aurait jamais eu autant d'informations qu'aujourd'hui. Certes, l'information circule, mais souvent ce n'est pas de l'information originale. C'est une information issue de copier-coller circulant en boucle. Or en démocratie, nous avons besoin d'une information originale.

Le nombre de cartes de presse distribuées diminue. Certes, on pourrait débattre de ce qu'est un journaliste professionnel, et certains journalistes n'ont pas de carte de presse. Mais la baisse tendancielle du nombre de journalistes est là, et cela montre la baisse de la production d'informations originales. Cela devrait tous nous inquiéter, d'autant que les effectifs de l'Agence France Presse se sont réduits, car ses premiers clients - même si le modèle économique change, s'internationalise et dépend de plus en plus des plateformes - sont les médias qui s'appauvrissent et paient des abonnements de moins en moins chers. Cela fait donc moins de ressources pour cette entreprise - qui n'est pas une coopérative mais ressemble à ce modèle de nombreux points de vue - nous alimentant en informations originales.

Les réseaux sociaux et les plateformes tirent actuellement une partie non négligeable de leurs revenus de contenus qu'ils ne produisent pas, et qu'ils ne paient pas. Certes, nous pouvons nous féliciter des avancées sur les droits voisins, mais elles sont insuffisantes. Comparez les pertes infligées aux médias traditionnels par la concurrence de ces plateformes avec les sommes qu'elles sont désormais prêtes à payer... Il y a un problème économique avec ces plateformes et ces réseaux sociaux, indépendamment des fake news. Les réseaux sociaux tirent leurs revenus de la publicité ; or, les fausses informations génèrent davantage de clics ; donc ces plateformes sont incitées financièrement à favoriser la propagation de ces fausses informations par rapport à des contenus plus « ennuyeux », mais plus informatifs. Ayons conscience des contraintes que font peser les plateformes internationales, mais ne partons pas de ce point pour réguler la concentration des médias en France. Sinon, nous serons face à un mur : nous n'aurons jamais assez de concentration face à Netflix ! Revenons à l'objectif constitutionnel de pluralisme. Il ne faut pas amender cette loi, mais la réécrire, sans prendre en compte les supports. Et il faut s'attaquer à la régulation des plateformes, des réseaux sociaux et de ces monopoles, qui ne pourra être faite qu'à l'échelle européenne. Il faut attaquer ces deux problèmes de front.

Oui, les 18-24 ans vont beaucoup sur les réseaux sociaux, mais ce ne sont pas eux qui votent (l'un n'étant pas forcément sans rapport avec l'autre) - et on peut s'en lamenter. Mais la population qui vote encore massivement actuellement, c'est celle qui consomme de l'audiovisuel sur sa télévision, en zappant d'une chaîne à l'autre. On ne peut pas faire fi de trente ans de vie démocratique en régulant directement une consommation audiovisuelle entièrement délinéarisée et numérique.

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