Intervention de Bernard Jomier

Commission d'enquête Hôpital — Réunion du 16 décembre 2021 à 10h30
Audition de responsables de services d'urgence- professeur louis soulat centre hospitalier universitaire de rennes docteur benoît doumenc hôpital cochin paris docteur caroline brémaud centre hospitalier de laval docteur tarik boubia centre hospitalier de clamecy et docteur françois escat médecin urgentiste libéral à muret

Photo de Bernard JomierBernard Jomier, président :

Il était plus que nécessaire d'entendre votre témoignage, qui illustre l'unité des problèmes auxquels font face secteur privé et secteur public.

Docteur Caroline Brémaud, cheffe du service des urgences du centre hospitalier de Laval. - Le centre hospitalier de Laval, qui fait partie des villes moyennes, draine un bassin de population de 100 000 habitants. Nous avons 35 000 passages par an. Nous sommes l'hôpital support du département. Nous sommes trois médecins durant la journée et deux la nuit. Nous accueillons des internes, des externes et des docteurs juniors. Nous avons un beau plateau technique : une réanimation polyvalente, une salle de coronarographie, une pédiatrie, des chirurgies de diverses spécialités, une maternité de niveau 2B...

Nous connaissons une augmentation de notre activité depuis dix ans d'environ 20 %. Nous sommes cinq équivalents temps plein pour une cible comprise entre 16 et 18 ETP pour fonctionner correctement. Nous sommes un peu moins de trois équivalents temps plein à avoir le droit d'exercer la nuit. Voilà dix ans, nous n'étions pas beaucoup plus : nous étions 6,5, mais le recours à l'intérim était plus facile. Aujourd'hui, c'est beaucoup plus difficile, en raison d'une perte d'attractivité due à la grande pénibilité de notre métier. À salaire équivalent, les intérimaires préfèrent se rendre dans des structures plus petites, où la charge de travail est moins importante. Le recours à l'intérim est donc quasi inexistant.

Notre temps additionnel est colossal : entre 400 et 500 heures par an. Nous souffrons d'un manque d'effectifs de paramédicaux : il nous manque 37 infirmières. En dix-huit mois, nous sommes passés de 340 lits à 280.

En ce qui concerne la prise en charge des patients, je crois que le mot « indigne » est le qualificatif le plus simple et le plus parlant.

On peut attendre plusieurs heures avant d'être pris en charge. Cette semaine, une dame de quatre-vingt-quinze ans est restée trente-six heures dans le couloir des urgences. On ne souhaite ça à aucun membre de sa propre famille. C'est juste intolérable. Chaque nuit, plusieurs personnes dorment dans le couloir des urgences. Avant la crise covid, on affichait sur les murs le nombre de personnes qui dormaient dans les couloirs. Pour des raisons sanitaires, on a arrêté de mettre des feuilles sur les murs, mais les personnes sont toujours là. Certains patients doivent uriner derrière un petit paravent. Parfois, on n'a pas assez de brancards. On met alors les gens sur des fauteuils. D'autres fois, on manque de couvertures et les patients ont froid. En fait, on n'a pas assez de place. Il y a une mise en danger des patients, il y a des défauts de surveillance... Notre hôpital est sous-dimensionné par rapport à notre activité.

Je vous ai dressé un tableau rapide de mon quotidien aux urgences, de ce que je vis tous les jours. Mais comprendre les urgences, c'est aussi comprendre l'amont et l'aval. Comme vous l'avez très bien expliqué, les urgences souffrent d'un effet domino qui leur retombe toujours dessus. Quand la médecine générale est débordée ou plus disponible : allez aux urgences. De même pour les spécialités de ville ou les spécialités d'hôpital : allez aux urgences. Le centre de soins non programmés est fermé pendant les fêtes de fin d'année : allez aux urgences. Mais moi, je ne suis pas sûre que les urgences soient ouvertes pour la fin d'année. Il y aura peut-être des nuits fermées. Et nous sommes en train de nous battre pour qu'il n'y ait pas de jours fermés. Je vous rappelle que nous sommes l'hôpital support du département.

Voilà quelques années, comme l'a très bien dit Louis Soulat, on orientait, on triait, on faisait des soins urgents. Maintenant, on prend en charge tout cet effet domino parce que la lumière est allumée. On est là tout le temps, parce qu'on est les urgences. On est à la fois et le premier et le dernier recours des gens. Quand on ne sait plus quoi faire ni où aller, on va aux urgences.

Mon département est le cinquième désert médical de France : il y a 6,3 médecins pour 10 000 habitants ; 10 % des plus de seize ans n'ont pas de médecin traitant. Dire aux gens d'aller voir leur médecin traitant, c'est une façon très polie de leur dire de se débrouiller. Ce n'est pas entendable.

Comment ouvrir des lits quand il n'y a pas de paramédicaux ? Mon agence régionale de santé ne demande qu'à en ouvrir, mais les paramédicaux sont dégoûtés. Un soignant, ce n'est pas un technicien. Il faut revoir les ratios soignants-patients. Un soignant doit être en forme et en bonne santé pour prendre en charge un patient qui, par définition, est en détresse. Nos soignants sont usés, paramédicaux et médecins, en raison de leur charge de travail, de leurs conditions de travail... Tout est difficile. Quand tout va mal, on regarde dans le détail ce qui ne va pas : pourquoi les ambulanciers ne sont-ils pas reconnus comme des soignants ?

On cherche à trouver ce qui nous motive, ce qui nous donne envie de nous lever le matin, ce qui fait qu'on a, ou pas, la boule au ventre pour aller au travail.

Le Ségur a oublié le médico-social. La rentabilité ne doit pas être l'objectif du soin. Le premier médicament, c'est l'humain. Quand vous arrivez aux urgences, vous avez envie qu'on vous accueille avec douceur et gentillesse, qu'on prenne en compte votre problème et qu'on soit humainement disponible à recevoir votre détresse. Aujourd'hui, nous n'en sommes plus capables.

Lundi dernier, j'ai fait plus de 25 heures de garde. Je suis rentrée chez moi, je me suis reposée, je me suis levée, j'ai mangé et puis j'ai fait mon travail de cheffe de service : j'ai fait une réunion avec mon équipe pour préparer la certification et puis je suis allée à la commission médicale d'établissement (CME), j'ai fait d'autres réunions... En définitive, je n'ai pas dormi une minute sur mon repos de garde. Le flux est constant. Nous n'avons plus de temps off. Et c'est aussi pour cela qu'on a du mal à enchaîner : aujourd'hui, je mets au défi n'importe qui de travailler 48 ou 72 heures. C'est juste impossible.

Je souhaite poser des congés à la fin de l'année. Depuis que je travaille, je n'ai jamais eu de congés en entier. J'ai décalé mes congés de deux jours : au lieu d'être en congés vendredi soir, je le serai dimanche, et je reviendrai mercredi soir, au milieu de mes congés, pour faire une garde. Autrement, les urgences seront fermées. Vous rendez-vous compte de cette pression ? Je suis une maman de quatre enfants et je vais leur dire, en plein milieu des vacances : « Dormez bien, mes chéris, maman part travailler. » Ils m'ont demandé une fois si le préfet était au courant qu'on était dimanche ou que j'étais en vacances. Je leur ai répondu qu'il y avait des choses plus importantes. Ces paroles d'enfant font mal.

Je vous livre mon témoignage avec tout mon coeur et ma sincérité. J'ai reçu les mêmes d'autres chefs de service, dans d'autres établissements de villes moyennes, qui vivent la même chose.

Nous ne sommes pas systématiquement dans la dénonciation : il y a des solutions. D'abord, nous sommes en très fort décalage avec l'administratif : pour un urgentiste, attendre une heure, c'est déjà beaucoup... Nous ne demandons qu'à avancer, mais les contraintes administratives nous bloquent.

Il faudrait également envisager une régulation de l'installation : il n'est peut-être pas drôle d'exercer dans un désert médical, mais y vivre sans médecin traitant, cela l'est encore moins...

Autre proposition, revoir les projets architecturaux, les dimensionner pour mieux accueillir les patients et être attractif. Il est important d'avoir un beau cadre de travail, mais surtout un cadre adapté aux capacités qui sont demandées à l'établissement en termes de passages de patients.

Enfin, il faut valoriser nos soignants. Le Ségur a prévu des mesures en faveur des infirmières de fin de carrière. Mais il n'y a plus d'infirmières de fin de carrière : elles arrêtent avant. Il faut favoriser précocement les soignants, dès le début de carrière. Il faut également favoriser tout ce qui est innovant : les infirmiers en pratique avancée (IPA), les délégations de tâches, les services d'accès aux soins, le lien ville-hôpital. La personne qui devait prendre en charge la cellule ville-hôpital dans mon hôpital est partie, écoeurée par les conditions de travail.

Nous avons beaucoup d'idées et de projets, mais il y a de moins en moins de monde pour les mener. Je fais le plus beau métier du monde et je crois en l'hôpital public ; c'est pourquoi je continue à me battre. Trop longtemps, on a considéré la santé comme l'affaire des soignants, alors que c'est l'affaire de tous les citoyens. Il faut redonner ses lettres de noblesse à la santé.

Docteur Tarik Boubia, chef du service des urgences du centre hospitalier de Clamecy. - Je suis chef de service des urgences du centre hospitalier de Clamecy, praticien hospitalier en médecine d'urgence, diplômé de la faculté de médecine de Dijon. Médecin généraliste, j'ai suivi une formation complémentaire, la capacité de médecine d'urgence et de médecine de catastrophe. C'est une lourde erreur d'avoir supprimé cette capacité : 80 à 90 % des urgentistes en France ont suivi ce cursus. Les nouveaux urgentistes, même s'ils ont une meilleure formation, sont beaucoup moins nombreux. Si nous n'y changeons rien, nous programmons à court terme la pénurie.

De plus, cette formation permettait la polyvalence, puisque l'on pouvait poursuivre sa carrière dans la médecine d'urgence ou dans d'autres branches. Les jeunes médecins sont attirés par l'activité partagée, qui consiste par exemple à ouvrir un cabinet dans une maison médicale de garde tout en exerçant aux urgences.

Or le nouveau système a certes amélioré la formation des urgentistes, en créant des praticiens formés au même titre que les cardiologues, pneumologues ou autres, mais il a aussi réduit les effectifs et emprisonné ces médecins dans la médecine d'urgence. Cela ne répond pas à la demande sociale.

Le centre hospitalier de Clamecy dessert un bassin de santé de 25 000 habitants dans un territoire hyper-rural, constitué de petites communes dispersées dans un diamètre de 50 kilomètres. Comme nous sommes à l'écart des grands axes de transport, les temps de déplacement sont plus longs : il faut compter 50 minutes de Clamecy à l'hôpital de référence d'Auxerre et 1 heure 10 jusqu'à celui de Nevers. Il convient de noter que les transports sanitaires primaires vers Clamecy sont assurés par les pompiers volontaires. La population, enfin, compte une proportion importante de retraités et de personnes socialement défavorisées.

C'est un hôpital de proximité ayant le statut d'hôpital isolé, avec 40 lits de médecine polyvalente à dominante gériatrique. Nous n'avons plus de lits d'hospitalisation spécialisée. Deux établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) se trouvent dans l'enceinte de l'hôpital.

En 2008, la fermeture de la maternité a été vécue comme un traumatisme. En 2012, c'était le tour du service de chirurgie générale, qui assurait la chirurgie orthopédique et viscérale, dont le plateau technique a été transféré vers le centre pivot le plus proche, à Auxerre, où se trouve la direction générale du groupement hospitalier de territoire (GHT) dont nous faisons partie. En compensation de ces fermetures, un SMUR a été créé, ainsi qu'une unité de surveillance continue (USC) de quatre lits sous la responsabilité des urgentistes, et un centre périnatal de proximité.

Enfin, en 2018 a été présenté un projet de fermeture des urgences la nuit. Compte tenu de l'historique récent, le territoire s'est mobilisé, avec une forte médiatisation. Les élus ont menacé de démissionner, comme les pompiers volontaires ; les entreprises ont fait part de leurs craintes pour la pérennité de leur implantation - la ville de Clamecy a sur son territoire une entreprise chimique classée Seveso.

Le service des urgences comporte un service d'accueil avec cinq boxes dont deux de déchocage, deux lits de courte durée, un SMUR et une USC de quatre lits pour les patients instables. Nous assurons également la permanence des soins nocturnes en semaine pour les patients hospitalisés en médecine. Depuis deux ans, nous sommes dotés d'une aire d'atterrissage nocturne d'hélicoptères. Nous avons un système de télémédecine depuis cinq ans, qui permet de traiter les AVC en phase précoce sans pertes de chances, en collaboration immédiate avec le CHU de Dijon et l'unité neuro-vasculaire (UNV) : le taux d'AVC est plus important dans notre bassin de population. Nous avons une biologie performante délocalisée, disponible en moins de quinze minutes, qui nous permet de balayer tout ce qui relève de l'urgence vitale. Enfin, nous sommes équipés d'un scanner opérationnel 24 heures sur 24.

Les effectifs s'élèvent à 3,3 ETP sur un effectif théorique de 8 ETP : deux praticiens hospitaliers (PH) à temps plein et deux contractuels à temps partiel. Pour assurer le planning, nous effectuons des heures supplémentaires et faisons appel à des vacataires pour limiter l'intérim. Nous enregistrons 10 000 à 11 000 passages par an, dont 450 sorties SMUR.

Nous sommes confrontés à trois problématiques spécifiques. D'abord, l'absence d'attractivité de l'établissement pour les praticiens urgentistes, que nous constatons depuis le début 2020. La modernisation de l'USC et des « lits portes » est reportée depuis 2007.

Ensuite, ce sont les pompiers volontaires qui assurent la majorité des transports primaires ; ils n'ont pas vocation à assurer le transport vers les hôpitaux référents d'Auxerre et de Nevers. Ils ont annoncé qu'ils démissionneraient s'il leur était demandé de le faire.

Enfin, nous sommes confrontés à la fragilisation des filières d'urgence chirurgicale, surtout depuis la fermeture, il y a deux ans, de la clinique de Cosne-sur-Loire. Cette clinique, en contrat de service public, était ouverte 24 heures sur 24 et opérait la nuit. C'était un établissement de recours, à 50 kilomètres de Clamecy, lorsque l'hôpital pivot d'Auxerre ne pouvait absorber les urgences. Un exemple de cette fragilité : un homme de plus de 90 ans victime d'une fracture du col fémoral est resté quatre jours dans nos lits-portes, cet été, avant d'être transféré vers un hôpital éloigné. Il faut raisonner en termes de filières de soins : c'est le coeur de métier de la médecine d'urgence.

Clamecy, c'est donc un petit service d'urgences, adossé à un petit hôpital, mais un service vital pour une population rurale isolée.

Merci à tous. Vos propos sont parfois durs à entendre, mais nous connaissons ces réalités que vous vivez au quotidien. En tant que parlementaires, nous essayons de comprendre les raisons de cette situation, et surtout de trouver les bons outils pour y répondre rapidement.

Aucun commentaire n'a encore été formulé sur cette intervention.

Inscription
ou
Connexion