Intervention de Guy Fischer

Réunion du 31 mars 2011 à 15h00
Régime des astreintes et système de forfaits en jours — Rejet d'une proposition de résolution

Photo de Guy FischerGuy Fischer, auteur de la proposition de résolution :

Madame la présidente, monsieur le ministre chargé des affaires européennes, mes chers collègues, je commencerai par vous rappeler que la Charte sociale européenne est un traité du Conseil de l’Europe qui sauvegarde les droits sociaux et économiques de l’homme.

Adoptée en 1961, ratifiée par la France en 1973 et révisée en 1996, cette charte vise, selon ses propres termes, à garantir les droits sociaux et économiques de l’homme en énonçant des droits et des libertés qu’un processus particulier de contrôle est censé garantir.

Ce contrôle a été confié au Comité européen des droits sociaux, dont la fonction est de statuer en droit sur la conformité des situations nationales avec la Charte sociale européenne, le protocole additionnel de 1988 et la Charte sociale européenne révisée. Il peut prendre deux formes différentes : une procédure de contrôle sur la base de rapports nationaux, mais aussi – et c’est de cela dont il s’agit dans cette proposition de résolution – une procédure dite de « réclamation ». Celles-ci peuvent être engagées par les organisations non gouvernementales dotées du statut participatif auprès du Conseil de l’Europe et inscrites sur une liste établie à cette fin par le Comité gouvernemental, la Confédération européenne des syndicats, l’Organisation internationale des employeurs ou encore les organisations d’employeurs et les syndicats de l’État concerné.

La procédure de réclamation se déroule ainsi : la réclamation déposée par un acteur habilité est examinée par le Comité qui, si les conditions de forme sont remplies, décide de sa recevabilité. Une fois la réclamation déclarée recevable, une procédure écrite se déroule avec échange de mémoires entre les parties, le Comité pouvant décider, s’il l’estime nécessaire, de procéder à des auditions publiques.

À l’issue de ce parcours, le Comité adopte une décision, appelée « décision sur le bien-fondé de la réclamation », qu’il communique aux parties ainsi qu’au Comité des ministres.

C’est à l’issue de cette procédure que, dans sa décision sur le bien-fondé en date du 23 juin 2010, le Comité européen des droits sociaux a considéré que notre législation en matière de temps de travail et, plus spécifiquement, la règle des forfaits annuels en jours ainsi que celle relative aux astreintes n’étaient pas conformes à la Charte sociale européenne révisée.

Je le sais, dans notre pays, la question de la durée hebdomadaire du temps de travail n’a cessé de faire l’objet d’une polémique entre, d’une part, ceux qui attaquent et dénoncent les mesures de réduction du temps de travail, sans d’ailleurs jamais les remettre en cause, et, d’autre part, ceux qui, comme moi, se réjouissent que l’on ait permis à l’immense majorité des salariés de disposer de plus de temps libre.

Les Français, ceux qui, pour reprendre la formule présidentielle, « se lèvent tôt pour travailler », ceux qui connaissent les conséquences de leur activité professionnelle sur leur état de santé ou sur leur espérance de vie, ne s’y trompent d’ailleurs pas. Ils restent très majoritairement favorables aux 35 heures.

Selon un sondage réalisé par l’institut Harris Interactive pour le compte du journal L’Humanité et publié le 7 janvier dernier, 56 % des personnes intéressées se déclarent opposées à une mesure législative ayant pour effet de retourner aux 39 heures. Et pour cause !

On apprend en effet dans ce sondage très instructif que 55 % des personnes sondées estiment que cela entraînerait une détérioration de leurs conditions de travail. Des conditions qui sont déjà dégradées au point que, dans notre pays, les troubles musculo-squelettiques, les TMS, représentent plus de 70 % des maladies professionnelles reconnues. Selon les données de la Caisse nationale de l’assurance maladie des travailleurs salariés, un total de 8, 4 millions de journées de travail est perdu chaque année à cause des TMS, ce qui génère un coût social de 847 millions d’euros par an !

Et c’est sans compter les conséquences financières de l’explosion du mal-être au travail, les fameux troubles psycho-sociaux également dus au travail.

Qu’il s’agisse de conséquences physiques ou psychiques, les cadences de travail accrues, la pression permanente qui pèse sur les salariés, le chantage à la délocalisation ou au licenciement et certaines organisations du travail ou du management pèsent sur la santé des salariés, comme la mission d’information sur le mal-être au travail, créée par la commission des affaires sociales de notre Haute Assemblée, l’a bien démontré.

Toujours selon ce sondage, 63 % des personnes interrogées estiment convenable la durée hebdomadaire de travail des salariés français. Un constat que ne partage pas l’actuel secrétaire général de l’UMP M. Jean-François Copé qui, en visite à Beaune le 8 décembre 2010, déclarait : « Les Français ne travaillent pas assez. Nous ne tiendrons pas le coup si nous ne remettons pas en cause les 35 heures ! »

Ce discours bien connu, parfaitement rodé, au point de faire presque autorité, est celui que porte le patronat. À tel point qu’en janvier dernier Mme Laurence Parisot n’hésitait pas à déclarer : « Ne pas voir que la durée du travail a un effet sur la compétitivité dans notre pays, c’est refuser de voir la réalité en face. » Cette déclaration faisait suite à la remise, la veille, d’un rapport commandé par M. Éric Besson à l’institut économique COE-REXECODE, connu pour sa proximité d’avec le MEDEF, rapport qui expliquait que « La France est moins compétitive que l’Allemagne car le coût du travail y est plus élevé », allant jusqu’à préconiser de supprimer l’horaire légal de travail.

Au demeurant, cette préconisation, les gouvernements de droite ont déjà commencé à la concrétiser, et ce dès 2003, mais j’y reviendrai plus longuement tout à l'heure.

Or cette analyse est, nous le savons aujourd’hui, erronée. Elle reposait à la fois sur une erreur matérielle quant au calcul du coût du travail en France et sur un postulat dogmatique : le travail serait trop cher dans notre pays.

Il faut dire que cette explication a le double « mérite » de justifier la désindustrialisation de notre pays sans avoir à réfléchir sur le rôle toxique des actionnaires sur l’économie et de permettre l’obtention de réductions ou d’atténuations de cotisations sociales qui ne servent, au final, qu’à accroître la rentabilité, au seul bénéfice des actionnaires.

La réalité est tout autre et le président-directeur général de Bosch – entreprise qui possède d’ailleurs un établissement à Vénissieux –l’a confirmé lors de son audition récente par la commission des affaires économiques du Sénat : les salariés outre-Rhin lui coûtent plus cher que les salariés français !

Si vous attaquez à ce point les 35 heures, c’est que vous espérez obtenir en échange des réductions artificielles et non justifiées du coût du travail, afin de servir les seuls intérêts du capital et des actionnaires.

Car, n’en doutons pas, les économies ainsi réalisées n’iront pas à l’amélioration des outils de production ni au renforcement des sommes dédiées à la recherche et au développement. Elles n’iront pas non plus aux salaires puisqu’elles n’auront qu’une finalité : l’accroissement des dividendes versés aux actionnaires, lesquels ont déjà profité, cette année, d’une explosion de leur rémunération.

Par ailleurs, on l’a vu lors du débat sur les retraites, l’idée que les progrès techniques, l’augmentation continue de la productivité et le partage des richesses puissent servir au progrès social vous est insupportable.

Les 35 heures, parce qu’elles ont pour fonction première de réduire le temps consacré au travail, au profit d’activités « non productives », vous insupportent. C’est d’ailleurs pourquoi, méthodiquement, loi après loi, vous n’avez eu de cesse de tenter de réduire la portée de cette avancée sociale.

Initialement limité aux cadres intermédiaires, le forfait annuel en jours, qui constitue un système particulier de rémunération, sans référence horaire et sans durée maximale hebdomadaire de travail, est aujourd’hui progressivement devenu applicable à tous les salariés.

En 2000, nous avions voté contre cette disposition, considérant que, avec la suppression des bornes horaires journalières et hebdomadaires, disparaissaient certaines protections collectives importantes. Pour autant, nous convions bien que le cadre législatif de l’époque devait pouvoir évoluer pour tenir compte de l’autonomie propre à l’activité professionnelle des cadres, tout en leur permettant, à eux aussi, de bénéficier, des effets positifs de la loi sur la réduction du temps de travail.

Force est de constater que, dans bien des cas, les entreprises n’ont pas respecté leurs engagements. Elles ont vu dans cette législation le moyen d’imposer aux cadres, au nom de leur autonomie, des amplitudes journalières de travail très importantes, tout en leur imposant les règles applicables aux salariés non-cadres.

Je pense particulièrement aux horaires collectifs de début de journée et à un cas précis dans la grande distribution de l’ameublement et du bricolage, où un cadre autonome fut licencié pour non-respect des horaires de début de poste, alors même que son appartenance à la catégorie des cadres autonomes, couplée à l’existence d’une convention de forfait annuel en jours, était de nature à lui laisser une certaine latitude quant aux horaires imposés aux salariés non-cadres. La chambre sociale de la Cour de cassation lui a donné raison dans un arrêt rendu le 15 novembre 2006, ce qui n’a toutefois pas empêché son licenciement.

Je pense encore aux difficultés que rencontrent aujourd’hui les salariés, cadres ou non-cadres, pour obtenir de leurs employeurs le paiement dû en cas de dépassement du nombre de jours de travail prévu par la convention.

Monsieur le ministre, vous n’êtes pas sans savoir que la jurisprudence joue actuellement contre les salariés concernés puisque les juges de la Cour de cassation, comblant un vide juridique actuel, appliquent à ces contentieux la même règle que celle qui est relative à la preuve du dépassement des heures supplémentaires, à savoir le partage de la preuve. C’est ce que montre cette affaire dans laquelle un ingénieur commercial export ayant conclu une convention de forfait en jours sur l’année avec son employeur avançait le dépassement de son forfait de 215 jours pour demander le paiement de jours complémentaires. La Cour de cassation, dans son arrêt en date du 23 septembre 2009, a statué en ces termes : « La preuve n’incombe spécialement à aucune des parties, et le juge ne peut, pour rejeter une demande de paiement de jours travaillés, se fonder sur l’insuffisance des preuves apportées par le salarié mais doit examiner les éléments de nature à justifier les jours effectivement travaillés par le salarié et que l’employeur est tenu de lui fournir. » Au final, ce salarié a obtenu gain de cause, mais c’est rarement le cas, ne serait-ce que parce qu’il est plus difficile pour un salarié que pour son employeur de faire la démonstration de son travail effectif.

Si la situation est complexe pour les cadres, qui sont protégés, en quelque sorte, par leur autonomie dans l’exécution de leurs tâches, que dire de la situation des cadres intégrés, voire des salariés dans leur ensemble ? Car la loi du 17 janvier 2003 relative aux salaires, au temps de travail et au développement de l’emploi, dite « loi Fillon 2 », et celle du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, que certains appellent la « loi Bertrand », ont toutes deux eu pour effet d’étendre le forfait annuel en jours à des salariés qui, jusqu’alors, n’étaient pas concernés.

Monsieur le ministre, je ne reviendrai pas sur la manière dont, méprisant les partenaires sociaux, vous avez imposé, dans la loi de 2008, un titre II relatif au temps de travail, non contenu dans l’accord national interprofessionnel que votre projet de loi était censé transposer.

Il n’en demeure pas moins que, pour beaucoup d’observateurs, cette loi est, en quelque sorte, une loi de revanche. En effet, si vous avez pris grand soin de ne pas supprimer directement les 35 heures, vous avez permis, en étendant les forfaits annuels en jours à tous les salariés, qu’il puisse ne plus être fait référence à cette durée légale. Et, pour ce faire, vous n’avez pas hésité à bouleverser la hiérarchie des normes entre la loi, les accords de branche et les accords d’entreprise.

En effet, la loi de 2008 donne, pour les règles régissant l’organisation du travail et la fixation du salaire, la priorité aux accords entre employeurs et salariés. Comme le souligne M. Marc Véricel, professeur de droit privé à l’université Jean Monnet de Saint-Étienne, « le bouleversement est d’autant plus significatif que le rôle prioritaire est accordé, d’abord, aux accords négociés dans les entreprises et, ensuite seulement, à ceux qui sont conclus au niveau des branches d’activité et que le salarié se voit conférer la possibilité de renoncer lui-même à toutes dispositions protectrices légales ou conventionnelles dans plusieurs cas ».

Autrement dit, la loi de 2008 poursuit le processus de dérégulation de la législation relative au temps de travail.

Monsieur le ministre, depuis plus d’une décennie, votre majorité a totalement débordé la loi instaurant les 35 heures, au point qu’aujourd’hui plus de 10 % des salariés, toutes professions confondues, sont assujettis aux forfaits annuels en jours.

La loi de 2008 présente de très nombreux avantages… Mais pour qui ? Pour les employeurs ! Parce qu’il n’est plus fait référence à une durée hebdomadaire de travail, les employeurs ne sont plus tenus, pour les salariés soumis aux forfaits annuels en jours, au paiement des heures supplémentaires, ce qui leur permet de réaliser de belles économies. Le slogan présidentiel « travailler plus pour gagner plus » est ici profondément contredit puisque les heures de travail excédant la durée journalière légale de huit heures ne déclenchent le droit à aucune majoration de salaire, à aucun paiement d’heures supplémentaires.

Avec cette disposition, l’employeur dispose de la possibilité d’imposer des journées toujours plus longues au salarié, même si cela doit nuire à sa santé, et ce sans avoir à payer les majorations dont il aurait dû s’acquitter si le salarié ne relevait pas du régime du forfait annuel en jours. Le rythme de travail du salarié devient ainsi la seule variable d’ajustement de l’activité de l’entreprise, avec les conséquences sanitaires, sociales et familiales que l’on devine.

Le Comité européen des droits sociaux n’a eu de cesse de dénoncer cette situation : en 2000, alors que ce système ne s’adressait qu’à certaines catégories de cadres, en 2003, alors que votre majorité avait étendu les forfaits annuels en jours à l’ensemble des cadres, ou encore en 2009, après que l’article 19 de votre loi eut étendu ce forfait à tous les salariés « dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps pour l’exercice des responsabilités qui leur sont confiées ». Cette formulation, des plus floues, prépare sans doute une nouvelle extension !

Or, si le Comité européen des droits sociaux a rappelé son opposition à ce système, c’est qu’il considère que ce dernier viole l’article 2, alinéa 1, et l’article 4, alinéa 2, de la Charte sociale européenne révisée, qui garantit le droit pour les salariés à ne pas travailler au-delà d’une « durée raisonnable », ainsi que le « droit à une rémunération équitable ». Convenez, monsieur le ministre, mes chers collègues, qu’il s’agit là de principes importants, je dirai même fondamentaux.

C’est cette conviction qui nous a conduits à déposer cette proposition de résolution, considérant qu’il appartenait au Gouvernement de tout mettre en œuvre pour que notre législation soit, enfin, conforme à la Charte sociale européenne révisée de 1961, que notre pays a ratifiée le 9 mars 1973.

Les principes contenus dans cette charte qui constituent la protection minimale des salariés européens ne peuvent continuer à être violés par l’un des pays fondateurs de l’Union européenne. Les désirs du MEDEF quant à la réduction du coût du travail ou à l’amoindrissement des protections collectives des salariés, à commencer par les horaires collectifs de prises et de fins de fonctions, ne peuvent avoir pour conséquence de dégrader la santé des salariés.

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