Madame la présidente, monsieur le ministre, mes chers collègues, cette proposition de résolution vise à intégrer dans notre droit les dispositions contenues dans la Charte sociale européenne révisée, selon les recommandations du Comité européen des droits sociaux, ce dernier ayant pointé que notre législation en matière de forfait en jours et d’astreinte viole les principes de cette charte.
Une fois de plus, l’expression des uns et des autres démontre, si toutefois il pouvait y avoir un doute, que la question du temps de travail est un puissant révélateur des différences de nature entre la droite et la gauche. Là où la droite fait de l’augmentation du temps de travail au moindre coût pour l’entreprise l’alpha et l’oméga de sa politique de l’emploi, la gauche place l’homme au cœur de ses réflexions et s’efforce de penser l’emploi dans toutes ses dimensions : formation initiale et continue, accès des jeunes au marché de l’emploi, réflexion autour des aménagements en termes de carrière et d’ergonomie pour permettre aux seniors de rester dans l’emploi, travail autour de la réindustrialisation…
À gauche, nous pensons surtout que la question du temps de travail ne peut être déconnectée des enjeux sociaux qui l’accompagnent : le travail est structurant, pour l’homme comme pour la société, s’il donne la stabilité pour construire ailleurs. Le temps est une richesse qui nourrit l’épanouissement personnel comme la dimension collective. Il y a un temps pour travailler, mais aussi un temps libéré pendant lequel les parents transmettent aux enfants les valeurs, la confiance et les outils qui leur permettront de s’inscrire dans la société au sein de laquelle la citoyenneté prend sens et les liens humains se nouent.
En réduisant la question de l’emploi au temps de travail, la droite considère implicitement l’homme comme un coût qu’il faut amortir en l’utilisant au maximum. C’est en vertu de cet objectif qu’elle a détourné de son objet le système des forfaits jours mis en place dans la loi relative à la réduction négociée du temps de travail.
Ce système s’adressait à une catégorie de salariés précise, les cadres autonomes, au sens de l’ancien article L. 212-15-3 du code du travail, et permettait, en échange d’une réduction effective du temps de travail, d’organiser la rémunération du salarié sans référence horaire et sans durée maximale hebdomadaire du travail. Il s’agissait de mettre en place un régime de forfait sur l’année, lequel se déclinait soit en heures, soit en un nombre de jours limité par un accord collectif.
Avec les lois du 17 janvier 2003 et du 20 août 2008, le Gouvernement a fait sauter toutes les protections dont l’existence de ce « forfait jours » est assortie. Conçu au départ pour des catégories d’emploi spécifiques, celui-ci a été étendu par la droite quasiment à tous les salariés, la notion de salariés autonomes étant suffisamment floue pour être utilisée selon le bon plaisir de l’employeur.
Au lieu de garantir une réduction du temps de travail, la loi ouvre la possibilité de déroger au nombre maximal de jours travaillés, par le biais d’une convention individuelle. Un salarié peut donc renoncer à une partie de ses jours de repos en contrepartie d’une majoration de son salaire.
Dans une telle organisation, un salarié n’est plus protégé que par la directive européenne 2003/88/CE, laquelle prévoit : une période minimale de repos de 11 heures consécutives, ce qui implique une amplitude journalière maximale de 13 heures ; une durée hebdomadaire maximale de 48 heures sur quatre mois consécutifs ; une durée quotidienne maximale de travail de nuit de 8 heures sur 24 heures...
Le Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe observe que, dans un tel cadre, les salariés peuvent être occupés jusqu’à 78 heures par semaine. Les conventions collectives n’offrent plus de protection suffisante, puisque, par le biais d’une convention individuelle, le salarié peut déroger à la durée de travail annuelle fixée à 218 jours, pour atteindre 282 jours dans certains cas. Notre collègue Guy Fischer l’a signalé tout à l’heure, mais il me semble utile de le rappeler.
Une telle situation est porteuse de dérives tant pour la société que pour le salarié. C’est en effet au prix de sa santé, de son repos, de son équilibre familial qu’il pourra « grappiller quelques sous » à son employeur. La droite au pouvoir s’en lave les mains puisque, selon elle, cela ne dépend que du libre choix du salarié. Mais, lorsque le travail n’est pas rémunéré à sa juste valeur et que la situation est inégalitaire, comme c’est le cas entre un patron et son employé, on n’a pas le choix et l’on est rarement libre de refuser sans dommages collatéraux !
Pis, en échange de ses congés, le salarié n’obtiendra qu’une revalorisation de 10 %, là où la rémunération des heures supplémentaires classiques doit être majorée de 25 % à 50 %, en fonction du nombre d’heures effectuées.
Le fumeux « travailler plus pour gagner plus » s’étale ici en majesté : travailler au-delà du raisonnable profitera surtout à l’employeur, coûtera cher au salarié en termes de qualité de vie et entretiendra le fonctionnement absurde de notre marché de l’emploi, un marché où les 25-54 ans voient leurs conditions de travail se dégrader et leurs droits se réduire comme peau de chagrin pendant que les jeunes et les seniors continuent à être exclus et que le chômage augmente année après année.
Le Comité européen des droits sociaux a relevé une autre injustice : la période d’astreinte n’est pas assimilée à un temps de travail. Selon le Comité, en effet, « l’absence de travail effectif, constatée a posteriori pour une période de temps dont le salarié n’a pas eu la libre disposition, ne constitue pas dès lors un critère suffisant d’assimilation de cette période à une période de repos ».
Assimiler un temps d’astreinte à un temps de repos relève donc de l’abus et constitue une violation du droit à une durée raisonnable du travail prévu dans l’alinéa 1 de l’article 2 de la Charte sociale révisée. Ce temps d’astreinte devrait donc soit donner lieu à une rémunération, forfaitaire ou en nature, soit prendre la forme d’un repos compensateur.
Placée une nouvelle fois en face de sa politique de casse sociale, la droite se sert de l’Europe comme alibi : le Gouvernement n’a fait que retranscrire une directive européenne. Certes, mais, nous l’avons constaté avec d’autres textes, il existe des marges de manœuvre pour la traduction dans le droit national d’une directive européenne. L’interprétation systématique en défaveur des salariés et de leurs protections est un choix du Gouvernement ; la transposition de la directive Services en est une illustration.
La gauche rappelle que l’Europe peut être différente. La Charte sociale révisée est un garde-fou insuffisant, mais qui a le mérite de poser des limites. Pourquoi ne pas mettre autant d’énergie à s’emparer de ces textes plus protecteurs ?
C’est sciemment que le Gouvernement a choisi d’ignorer les principes de cette Charte, son dogmatisme assimilant le respect des salariés à de l’entrave à la libre entreprise, la protection des droits à des freins à la production, le refus de l’exploitation à de la fainéantise déguisée…
Il n’en reste pas moins que les décisions du Comité européen des droits sociaux peuvent être invoquées par tout juge français pour motiver une décision. Le Gouvernement ne souhaitant manifestement pas mettre en conformité la législation nationale avec les principes de cette Charte, syndicats et salariés devront faire appel aux juges pour que les garanties auxquelles ils ont droit, en matière de santé, d’équilibre familial, de sécurité au travail et de juste rémunération, soient prises en compte.
Le Gouvernement, au lieu de remplir son rôle de protection, a mis entre les mains de certains employeurs un « forfait jours » très éloigné des dispositions originelles qui avaient présidé à sa création. Les salariés et les syndicats n’auront donc d’autre choix que de chercher réparation auprès des juges.
Tel qu’il a été transformé par la majorité gouvernementale, ce « forfait jours » nuit gravement aux droits des salariés.
C’est pourquoi le groupe socialiste votera cette proposition de résolution, qui vise à réintégrer dans notre droit des mesures de protection issues de la Charte sociale européenne.