Je vous remercie de m'avoir invité pour échanger avec vous sur la question de l'influence des cabinets de conseil sur la mise en oeuvre des politiques publiques.
Je suis accompagné de Sébastien Ellie, secrétaire général adjoint de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, et de Ted Marx, directeur des publics, de l'information et de la communication.
Le sujet de votre commission d'enquête revêt des enjeux démocratiques importants, auxquels je suis sensible. Je m'exprimerai devant vous en ma qualité de président de la HATVP, sans oublier que j'ai occupé les fonctions de Premier président de la Cour des comptes, cette dernière ayant eu l'occasion de diligenter des travaux à ce sujet en 2014, à la demande de la commission des finances du Sénat. Ces travaux de la Cour ont fait l'objet d'un rapport en 2015, assorti de recommandations.
Le recours par l'État à des prestataires externes et plus particulièrement à des cabinets de conseil n'est pas nouveau. En 2014, la Cour des comptes avait estimé les dépenses au titre de ce recours à 150 millions d'euros par an en moyenne entre 2011 et 2013.
Le recours à des cabinets de conseil n'est pas interdit. Il peut même être utile lorsque l'administration ne dispose pas en son sein des compétences nécessaires. Cependant, pour préserver la décision publique, prévenir de potentiels conflits d'intérêts et assurer la transparence des relations entre responsables publics et cabinets de conseil, ces pratiques doivent être encadrées.
L'intervention de cabinets de conseil peut, en effet, légitimement susciter des inquiétudes en matière de déontologie. Plusieurs risques sont ainsi identifiés. Ce recours accroît la perméabilité entre le secteur public et le secteur privé, et expose les agents publics qui rejoignent des sociétés de conseil ou des cabinets d'avocats au risque d'une condamnation pénale pour prise illégale d'intérêts s'ils ont entretenu des relations d'ordre professionnel avec ces cabinets dans le cadre de leurs fonctions publiques.
Le fait que l'État ait recours à tels cabinets de conseil, qui ont pour clients aussi bien des personnes privées que des institutions publiques, est également de nature à accroître le risque de conflit d'intérêts. Si, parmi les clients privés du cabinet, certains ont un intérêt à une décision de l'État dans un sens déterminé, la question peut se poser de savoir comment l'intérêt général peut être défendu de façon objective. Dans son rapport de 2014, la Cour des comptes mettait déjà en garde contre ces potentiels conflits d'intérêts.
Ces cabinets de conseil recrutent d'anciens hauts responsables administratifs ou politiques, qui peuvent ensuite intervenir directement ou indirectement dans des missions au profit de leurs anciennes administrations. Un encadrement déontologique de ces pratiques dans de telles situations est particulièrement nécessaire, comme le relevait la Cour des comptes. C'est d'ailleurs l'une des missions de la HATVP.
Au vu de ces éléments, il paraît indispensable, lorsque l'État a recours à un cabinet de conseil, de déterminer précisément ses besoins, d'envisager l'ensemble des risques qui se présentent - liés notamment à l'objet de la prestation et aux personnes chargées de la mener, du côté de l'État comme du cabinet ou encore de la clientèle privée de ce dernier -, d'encadrer la prestation sur le plan déontologique - via la signature d'une charte de déontologie par les deux parties - et de trouver les moyens de garantir, dans tous les cas de figure, la poursuite de l'intérêt général.
Divers types de contrôle peuvent être mobilisés pour identifier et prévenir ces risques. Outre les règles applicables à la commande publique, qui permettent d'encadrer les contrats de prestation conclus par l'administration, les missions confiées par le législateur à la Haute Autorité depuis 2013 visent à instaurer des mécanismes de prévention des conflits d'intérêts dans un certain nombre de cas - lui conférant, de fait, un rôle de régulateur.
La HATVP intervient aujourd'hui à différents moments clés de la carrière des agents publics : en amont de la nomination d'un haut fonctionnaire, durant ses fonctions et à l'issue de celles-ci lorsqu'il envisage une reconversion dans le secteur privé. À chacune de ces étapes, la Haute Autorité procède à une appréciation in concreto du risque que la décision apparaisse comme prise au regard d'intérêts personnels ou de circonstances qui compromettraient l'indépendance ou l'impartialité de l'État.
Ainsi, depuis la réforme de 2019, tout projet de nomination d'un conseiller ministériel, d'un collaborateur du Président de la République, d'un directeur d'administration centrale ou d'un directeur général des services ayant exercé une activité privée lucrative au cours des trois dernières années doit être soumis à l'approbation préalable de la Haute Autorité. Nous avons examiné 573 situations de ce type depuis le 1er février 2020.
Une fois nommés, les agents publics exerçant les fonctions stratégiques énumérées dans la loi du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique doivent nous adresser une déclaration d'intérêts ainsi qu'une déclaration de situation patrimoniale. De nombreux agents publics n'entrant pas dans le champ de contrôle de la Haute Autorité doivent adresser une déclaration d'intérêts à leur supérieur hiérarchique. Pour ceux-ci, c'est donc à l'administration qu'il revient d'opérer l'analyse du risque de conflit d'intérêts, en s'appuyant sur la doctrine de la HATVP.
Pour ce qui concerne la Haute Autorité, l'aspect patrimonial permettra de s'assurer, à la fin des fonctions de l'agent public, qu'aucun enrichissement indu n'est intervenu. La déclaration d'intérêts, qui doit être régulièrement actualisée, fournit une photographie approfondie des intérêts actuels ou passés d'un agent - qu'ils lui soient personnels ou qu'ils soient liés à la situation de son conjoint. La HATVP vérifie, tout d'abord, que l'agent n'a pas omis d'intérêt et apprécie ensuite le risque de conflit d'intérêts au regard des missions qui lui sont confiées. Si ce risque est avéré, nous recommandons des mesures adéquates pour faire cesser le conflit, qui peuvent être des mesures de déport, la publicité de l'intérêt ou la présence d'un tiers lors des rencontres transversales auxquelles l'ancien employeur pourrait participer.
Pour faire respecter ces obligations, la Haute Autorité dispose d'un pouvoir d'injonction auprès des agents concernés. Cette injonction peut être rendue publique. Le fait de ne pas y déférer est puni d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende. Je précise que nous n'avons pas eu jusqu'à présent à faire application de ce pouvoir d'injonction. Ce peut être le signe que les responsables publics se sont bien approprié leurs obligations déontologiques.
Pour illustrer ce contrôle, je peux vous donner l'exemple d'une personne membre d'un cabinet ministériel qui était auparavant directrice du domaine « secteur public » d'un grand cabinet de conseil. Elle doit se déporter de toute discussion ou de toute décision portant sur les différentes entités du cabinet. Elle doit également s'abstenir d'intervenir de quelque manière que ce soit, directement ou indirectement, dans toute décision relative à une mission ou à une prestation au profit de l'État pour laquelle l'une de ces entités serait candidate. Elle doit enfin se déporter des rendez-vous et échanges organisés avec les entités du cabinet et se faire systématiquement accompagner par un autre membre du cabinet lors de rencontres plus larges auxquelles participerait l'une de ces entités.
Ces mêmes agents ont la possibilité de se faire accompagner sur le plan déontologique par la Haute Autorité, qui peut leur apporter alors un conseil confidentiel. Nous avons ainsi été saisis de projets de l'administration de nommer des personnes qui avaient exercé une activité de conseil susceptible de présenter des difficultés dans le cadre de leurs nouvelles missions au service de l'intérêt général et avons, bien sûr, déconseillé à l'administration de procéder à ces nominations au regard des risques majeurs de conflits d'intérêts et du risque pénal de prise illégale d'intérêts.
Toutefois, ces situations ne concernaient pas les principaux cabinets en stratégie qui sont évoqués lors de vos auditions.
Enfin - vous prêtez, je le sais, une grande attention à cet aspect -, la Haute Autorité contrôle la reconversion de nos hauts fonctionnaires. La loi du 6 août 2019 de transformation de la fonction publique lui a confié ce contrôle, grâce à une volonté forte des assemblées.
Depuis le 1er février 2020, la HATVP a ainsi examiné la situation de 264 agents publics - pour moitié, des collaborateurs du Président de la République et des conseillers ministériels -, dont 65 % ont fait l'objet d'un avis de compatibilité, avec ou sans réserve. Plus de 50 agents ont été contrôlés alors qu'ils avaient oublié de saisir leur ancienne autorité hiérarchique pour qu'elle saisisse la Haute Autorité. Au total, 27 agents n'ont pas pu réaliser leur projet, essentiellement pour des motifs liés à des risques réels de prise illégale d'intérêts. C'est notamment le cas lorsqu'ils souhaitaient rejoindre une entité privée avec laquelle ils étaient en relation professionnelle étroite au cours de leurs missions publiques.
Une incompatibilité peut aussi être prononcée en raison d'un risque déontologique majeur de nature à remettre en cause le fonctionnement normal de l'administration.
Nous examinons toujours le risque pénal. Le raisonnement est alors plutôt binaire : soit le risque pénal est avéré, auquel cas l'incompatibilité s'impose, soit il n'existe pas, auquel cas nous examinons le risque déontologique.
Mes services ont procédé à un examen minutieux de nos décisions dans la perspective de cette audition : sept cas de reconversion de hauts fonctionnaires dans des cabinets de conseil en stratégie ont eu lieu sur cette période de près de deux années. Même si aucun système de veille ne peut être totalement fiable et si certains cas ne nous ont pas été transmis, je pense sincèrement qu'ils sont très rares. Les services ont mis en place un dispositif qui, nous l'espérons, permet de limiter les risques.
La situation est encore plus nette s'agissant de la reconversion professionnelle des anciens membres du Gouvernement, élus ou membres des autorités administratives indépendantes (AAI) placés sous notre contrôle depuis 2013. Sur les 66 avis correspondants rendus depuis 2018, seuls deux concernent des départs vers de grands cabinets de conseil. Une ancienne ministre est partie chez Roland Berger et un ancien membre d'une autorité administrative indépendante chez BearingPoint.
Un élément de compréhension tient à la particularité de ces très grands cabinets internationaux de conseil en stratégie, qui se distinguent assez nettement d'autres cabinets de conseil comme ceux qui sont spécialisés en affaires publiques. Ces derniers recrutent fréquemment d'anciens hauts fonctionnaires pour des activités de représentation d'intérêts ou de lobbying, dont l'encadrement est l'une des missions de la Haute Autorité.
En revanche, il est important de souligner que, si la Haute Autorité est bien compétente pour contrôler la déontologie des responsables publics et des agents de l'État, les prestataires de l'État n'entrent pas dans son champ de contrôle.
Si quelques mécanismes de contrôle existent déjà, de nouvelles pratiques, voire de nouvelles règles sont certainement à définir pour garantir la transparence de ces prestations et s'assurer qu'elles se font dans un cadre déontologique strict, comme l'illustre la récente circulaire du Premier ministre sur l'encadrement du recours par les administrations et les établissements publics de l'État aux prestations intellectuelles, qui prévoit notamment une révision rapide des chartes de déontologie des ministères mais aussi des mécanismes de déport formalisés pour les personnes décisionnaires.
Je suis convaincu que les travaux de votre commission contribueront aussi à enrichir les dispositions qui pourront être prises pour éviter au maximum les conflits d'intérêts potentiels.