Je comprends la difficulté que vous éprouvez. Il serait d'ailleurs intéressant de demander à ces instituts d'évaluer leurs modélisations.
Pour parler de preuve scientifique en médecine, selon le rapport « Niveaux de preuve et gradation des recommandations de bonnes pratiques » de la HAS de 2013, il faut des essais randomisés de forte puissance, des méta-analyses d'essais comparatifs randomisés, ou des analyses de décisions fondées sur des études très bien menées. Il n'est jamais question de modélisations, qui sont beaucoup trop sujettes aux biais. Les pourcentages contenus dans le modèle de M. Cauchemez pour justifier la mise en oeuvre du passe vaccinal auprès du Conseil scientifique, dont j'ai parlé plus tôt, se fondaient sur des indicateurs non évalués par les laboratoires eux-mêmes et étaient complètement déconnectés de la réalité.
Dans son avis du 23 décembre 2020 sur la stratégie de vaccination contre la covid, la HAS recommandait initialement de vacciner uniquement les personnes à risque de formes graves, pour lesquelles la balance bénéfice-risque individuelle est clairement établie. Il était question d'une vaccination non obligatoire ciblée sur les personnes à risque, exactement comme on le fait concernant la grippe.
Nous parlons de pandémie, mais Richard Horton, le rédacteur en chef du Lancet, propose de parler de syndémie, c'est-à-dire une interaction entre un agent infectieux et des vulnérabilités, dont notamment l'âge, les comorbidités, ou d'autres facteurs de risque comme le gradient social, la pauvreté et la précarité, qui affectent la dimension sociale de la santé de manière majeure. Quand les politiques publiques augmentent la pauvreté, par définition, la santé des populations est dégradée. La question avait initialement été tranchée de manière cohérente : il s'agissait de vacciner les personnes les plus à risque, puisque le risque n'est pas le même selon l'âge et l'état de santé initial. Plus qu'une pandémie infectieuse, nous avons affaire à une syndémie multifactorielle.
Vous avez parlé d'« éradication » du virus, ce qui évoque la stratégie du zéro covid, portée en particulier en Australie ou en Nouvelle-Zélande. Dans un article d'immunologie paru dans la revue Science de 2021, 90 % des immunologistes interrogés considèrent que le SARS-CoV-2 a une potentialité endémique majeure, du fait de réservoirs animaux de virus, tant chez des animaux domestiques que dans la faune sauvage, comme c'est d'ailleurs le cas concernant la plupart des pathologies émergentes.
L'éradication devient très compliquée du fait de la circulation du virus chez les non-humains ; il s'agit d'une zoonose, lors de laquelle un agent infectieux commun peut se transmettre de l'homme à l'animal, et inversement. Certains agents infectieux, comme la variole ou la poliomyélite, sont de bons candidats à l'éradication, car ils ne disposent pas de réservoirs animaux, et, car dans leurs cas les vaccins empêchent la circulation et la transmission. Ce n'est pas le cas du vaccin contre le SARS-CoV-2.
Le virus présente de très nombreux variants, et potentiellement, malheureusement, un échappement vaccinal - nous verrons ce point lorsque nous disposerons des données en vie réelle. Ces éléments font que le SARS-CoV-2 n'est pas un bon candidat à l'éradication. Tous les pays qui ont mis en place des politiques zéro covid draconiennes en sont globalement revenus, et ont acté l'échec de cette stratégie non fondée sur des preuves. Le fait d'enfermer des gens chez eux dans le cadre de mesures de confinement peut même s'avérer contre-productif, dans la mesure où ce virus se transmet notamment lors de contacts prolongés et rapprochés comme ceux qui ont lieu lors des repas familiaux, alors que la meilleure protection est la vaccination des personnes à risque, mais aussi la ventilation.
Je ne parle pas de la dégradation de l'état de santé consécutive à ces mesures, de l'augmentation de la sédentarité et du poids, qui est un facteur de risque majeur, de l'explosion des violences familiales, notamment des violences faites aux enfants. Des publications montrent une augmentation du nombre de bébés secoués lors des confinements. Des pédiatres disent dans des articles scientifiques que le domicile est plus à risque que la covid pour les enfants, du fait des accidents domestiques, des violences physiques, sexuelles, psychologiques.
Vous parliez d'obligation vaccinale, mais il faut bien voir que la médecine a normalement vocation à être suggestive et non pas normative. Le respect du consentement des individus est un des éléments majeurs de la médecine moderne et du droit de protection des patients, que l'on trouve dans la loi relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé de 2002, dite loi Kouchner. L'article 36 du code de déontologie médicale dispose que tout patient, après une information loyale, doit pouvoir donner son consentement libre et éclairé sur ce qu'il estime être sa balance bénéfice-risque individuelle.
Je pense que l'obligation vaccinale est dangereuse en matière tant d'adhésion à la vaccination que de santé publique. On retrouve une hésitation vaccinale après la mise en place du passe vaccinal, y compris chez des personnes déjà vaccinées. On risque d'abîmer la confiance entre le médecin et le malade, sans même parler de la confiance entre la population générale et les scientifiques ou de celle entre les citoyens et les politiques.
Nous nous inscrivons dans l'« ère des pandémies », selon la plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES). L'OMS alerte l'opinion sur le risque représenté par les agents infectieux. Il est plus qu'important d'adopter de manière rapide, à court, moyen et long terme, des politiques de santé publique qui aient du sens et qui n'abîment pas la confiance des populations.
Le SARS-CoV-2 n'est qu'un avant-goût d'autres pandémies. La liste Blueprint de l'OMS, diffusée depuis 2018 et contenant toutes les maladies à potentiel pandémique majeur, parle à côté de la covid, d'Ebola, de Marburg, d'une « maladie X », qui n'a pas encore émergé, mais qui aurait un profil pandémique majeur et qui présenterait un risque pour la santé des populations.
Il est important d'adopter une approche rationnelle et pragmatique dans la lutte contre les pandémies, à court, moyen et long termes, et cela ne peut se faire qu'en se fondant sur des preuves scientifiques et sur la confiance de la population.