Depuis le début de nos travaux, beaucoup de nos interlocuteurs soulignent le caractère insatisfaisant du recours respectif aux soins primaires, d'une part, à l'hôpital, de l'autre. En effet, l'hôpital est conduit à prendre en charge des patients qui n'ont pu recourir à la médecine de ville ou ont préféré se rendre d'emblée dans un service d'urgence.
Ce phénomène ne tient pas seulement à l'érosion de la permanence des soins ambulatoires. On l'observe aussi hors des horaires de permanence des soins, en particulier en raison de difficultés d'accès à des consultations non programmées. La démographie médicale est bien sûr un facteur aggravant.
Il est donc nécessaire de trouver des solutions pour redresser la permanence des soins ambulatoires. À ce titre, les enjeux sont sans doute assez différents en soirée, le week-end ou en nuit profonde. Il faut également parvenir à clarifier ce qui relève des urgences et des besoins de soins non programmés, l'objectif étant que le recours à l'hôpital cesse de s'imposer comme solution par défaut. C'était en partie l'objet du pacte de refondation des urgences, qui débouche notamment sur la mise en place des SAS.
C'est sur tous ces points que nous souhaitons vous entendre.
Dr Patrick Pelloux, président de l'Association des médecins urgentistes de France. - Il s'agit, pour nous, d'une audition très importante. En effet, nous avons suivi vos travaux et nous tenions à vous dire combien la situation est difficile pour ce qui concerne la permanence des soins.
Ces difficultés ne datent pas d'hier. Dans un rapport présenté en 1989 devant le Conseil économique et social, le professeur Steg avait souligné le problème des urgences et son travail avait fait bouger les lignes ; mais tout a été détruit en 2002. D'une certaine manière, l'obligation de faire des gardes en ville structurait le dispositif. De plus, chaque établissement de santé devait assurer un accueil d'urgence. Or tout cela a été supprimé, sans solution de substitution. Concomitamment - on le constate dans tous les pays, où l'on assiste à la flambée des urgences -, plus vous fermez de lits d'hospitalisation, plus la fréquentation des urgences augmente. On aboutit donc à une déstructuration.
Madame la rapporteure, vous soulignez avec raison le facteur de la démographie médicale. En médecine, mieux vaut faire un métier sans contraintes comme les gardes de nuit et les astreintes du week-end. Il est très difficile de vieillir dans nos métiers, qu'il s'agisse de la médecine d'urgence ou des autres métiers de la permanence des soins, comme la chirurgie et l'anesthésie, qui eux aussi impliquent des gardes.
Or, comme par hasard, qu'a-t-on oublié dans le Ségur pour rénover le système de santé ? La permanence des soins et les métiers à gardes.
Je dédouane d'emblée le Gouvernement. Le cabinet du ministre de la santé me l'a confirmé, le Gouvernement avait l'intention de valoriser la permanence des soins et les gardes dans les hôpitaux. Mais les syndicats de praticiens hospitaliers s'y sont opposés, préférant créer un échelon supplémentaire pour toutes les autres disciplines. De ce fait, il n'y a pas de valorisation du travail de nuit. En conséquence, la permanence des soins subit un désengagement profond et constant.
Cette situation a conduit à la publication, il y a quelques mois, d'un décret autorisant la fermeture des services d'urgence et des services mobiles d'urgence et de réanimation (Smur) en cas de problèmes organisationnels. C'est bien le cas, du fait du désengagement qu'entraîne le manque d'attractivité. Nous avons fait le point avant de venir devant vous : ces derniers jours, quelque soixante-dix services d'urgence et de Smur ont fermé leurs portes faute de médecins.
En découlent des problèmes majeurs : dès lors qu'une structure ferme la nuit, la charge est reportée sur les autres. Or tous les services d'urgence sont déjà saturés.
En outre - c'est à mon avis ce qui, avec le temps, permettra d'inverser la tendance -, ces problèmes suscitent un certain nombre de plaintes, par exemple lorsqu'une personne en train de faire un infarctus vient aux urgences et trouve porte close. Inutile de vous dire que de telles situations sont très mal vécues par la population... Des manifestations d'usagers ont d'ailleurs lieu tous les jours devant les structures dont les services d'urgence subissent ces fermetures.
Bref, la méthode choisie est mauvaise. La seule personne à même de savoir si elle a raison ou tort de venir aux urgences, c'est le malade. Ce n'est pas mon interprétation, c'est celle des juges. À cet égard, la jurisprudence est constante.
On ne savait pas comment imposer un certain nombre d'outils, comme la téléconsultation - Serge Smadja reviendra sur la fin de la visite à domicile. On ne savait pas comment tordre le cou à leurs opposants : on a profité de la crise du covid. Mais la téléconsultation donne également lieu à des plaintes : on a constaté un certain nombre de décès après des téléconsultations, faute d'un bon diagnostic. À coup sûr, la jurisprudence va faire mal.
En résumé, on constate une désorganisation profonde du système. Faute d'une rénovation pérenne, qui suppose un certain nombre d'obligations, les déserts médicaux s'étendent : au-delà des campagnes, les villes sont désormais touchées. Dans certains arrondissements de Paris, il est impossible de trouver un médecin se rendant, de nuit, au domicile du malade. Beaucoup de personnes n'ont même pas de médecin traitant : les praticiens installés ne prennent plus de nouveaux patients, du fait de la saturation du système. On déplore donc une inadéquation entre les besoins de la population et les moyens.
Dr Serge Smadja, secrétaire général de SOS Médecins et président de SOS Médecins Paris. - SOS Médecins, c'est 63 associations en France et 1 300 médecins. Nous recevons plus de 6 millions d'appels par an, qui donnent lieu à environ 4 millions d'actes - 2,8 millions de visites à domicile et 1,2 million de consultations. Nous couvrons à peu près 65 % de la population.
Nous avons noué d'importants partenariats avec les services publics. Nous sommes interconnectés avec le Samu dans le cadre de partenariats formalisés depuis 2005 aux échelles nationale et locale, grâce aux déclinaisons qu'assurent les associations. Nous avons aussi des partenariats avec Santé publique France, à qui nous adressons quotidiennement nos données d'activité. Ce faisant, nous participons à la veille sanitaire en temps réel. SOS Médecins France, c'est même la première base de données ambulatoires.
Nous travaillons avec les services de police et de gendarmerie. Nous intervenons dans les commissariats, au titre des gardes à vue ou encore pour établir les certificats d'ivresse publique et manifeste. Nous sommes sollicités lors des découvertes de cadavre. Avec un certain nombre d'associations, nous intervenons dans les prisons.
Nous travaillons aussi avec les acteurs privés, notamment les établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et certaines compagnies d'assistance médicale.
Nous fonctionnons 24 heures sur 24 - je le souligne, car c'est de moins en moins à la mode -, 7 jours sur 7. Notre matériel nous permet d'éviter autant que possible l'hospitalisation : électrocardiogrammes, lecteurs de glycémie, bandelettes urinaires, etc. De plus en plus, nos médecins pratiquent l'échoscopie au chevet du patient : c'est précieux pour détecter certaines pathologies urgentes.
Au fil du temps, nous avons diversifié notre réponse. Historiquement, SOS Médecins, c'est la visite à domicile et elle reste notre ADN. Pour nous, la visite à domicile demeure la principale réponse aux demandes de soins - j'y reviendrai. Nous avons aussi développé la consultation et, de manière plus timide, la téléconsultation - j'y reviendrai également.
Nous mutualisons nos moyens humains et techniques. Depuis notre apparition, il y a cinquante-cinq ans, nous n'avons cessé d'améliorer nos outils, qui sont désormais digitalisés. Pour un patient, le canal téléphonique n'est plus le seul moyen de joindre SOS Médecins : nous avons développé des applications informatiques de demande de soins.
Peu de médecins viendront devant vous pour dire que tout va bien, qu'il s'agisse des urgences ou des soins non programmés. La cause principale de ces dysfonctionnements, ce sont évidemment les problèmes de démographie médicale.
On rappelle souvent combien le système hospitalier souffre, et c'est tout à fait juste. Mais on parle beaucoup moins de la médecine ambulatoire et de la médecine de ville. Ainsi, quand on égrène les chiffres des contaminations quotidiennes du covid, on raisonne comme si les patients concernés, ils ont été jusqu'à 500 000, allaient tous se faire soigner aux urgences : heureusement que ce n'est pas le cas ! Pour beaucoup de pathologies, la médecine de ville prend en charge la majeure partie des patients. Tous les cas n'exigent pas une hospitalisation ou, a fortiori, une admission en réanimation.
Si la médecine de ville ne fait pas mieux, c'est d'abord parce qu'il n'y a pas assez de médecins, du fait d'une baisse terrible de l'attractivité des métiers. On a de moins en moins envie de faire ce que nous faisons. On a de moins en moins envie de travailler la nuit ou le week-end. Or, quand la médecine de ville est débordée, la situation de l'hôpital s'aggrave encore.
La politique tarifaire des actes a déséquilibré l'offre. Quand le périmètre retenu est le bon, la téléconsultation peut répondre aux demandes de soins, mais il ne faut pas passer d'un extrême à l'autre. La téléconsultation ne saurait être la réponse à tout, qu'il s'agisse des déserts médicaux, de la démographie médicale ou des urgences.
Surtout, si le médecin est rémunéré de la même manière qu'il soit chez lui, devant son ordinateur dans son canapé, ou qu'il gravisse les étages à quatre heures du matin pour se rendre chez une personne âgée en décompensation, personne ne voudra plus aller au domicile des malades. Il faut faire attention à ne pas trop déséquilibrer l'offre tarifaire. À l'inverse, il faut conserver une forme d'incitation : c'est peut-être terre à terre, mais c'est une réalité.
De même, prenons garde à la bureaucratisation du système. C'est bien de créer des systèmes coordonnés de soins ; c'est très bien que les médecins travaillent en réseau - c'est intellectuellement imparable et personne ne peut a priori le critiquer. Mais il ne faut pas surfinancer le fonctionnement administratif au détriment des médecins qui sont au chevet des malades et qui font les actes. Il ne faut pas qu'en définitive certains médecins se spécialisent dans l'administratif. In fine, on n'ira pas plus voir les patients à domicile.
Aujourd'hui, la complémentarité entre la ville et l'hôpital n'existe pour ainsi dire pas. Le covid a donné lieu à un certain nombre de balbutiements : on a commencé à se rapprocher, à réfléchir à des protocoles communs de prise en charge pour les patients pouvant rentrer chez eux avec de l'oxygène ou des anticoagulants. Bien sûr, il faut développer ces actions, mais on ne peut pas se contenter d'initiatives locales ou individuelles. Il faut formaliser ces dispositifs, les organiser - sans pour autant les rendre obligatoires : pour les médecins libéraux, ce sera toujours un gros mot ! -, pour que les uns et les autres puissent et veuillent se connaître.
D'ailleurs, cet effort est à l'oeuvre. Le pacte de refondation des urgences prévoyait que l'on adresse directement les personnes âgées dans les services sans passer obligatoirement par l'interne de garde : c'est un bon moyen de soulager un tant soit peu les urgences. De même, il faudrait pouvoir accéder au plateau technique des urgences directement par un médecin de ville, sans passer par le médecin de garde.
Pour nous, la visite à domicile reste essentielle pour appréhender dans sa globalité la réalité sociale et familiale des patients comme pour maximiser le virage ambulatoire, dont on parle depuis si longtemps.
Pour un grand nombre de pathologies urgentes ou invalidantes, le patient ne peut pas se déplacer. En cas d'épidémie, le fait de rester chez soi contribue à limiter la transmission de la maladie. La visite à domicile est également source d'économies, car elle évite des transports en ambulance par les pompiers ou par le Samu. Il est stupide et navrant de mobiliser un camion de police pour conduire aux urgences une personne placée en garde à vue ; et je ne parle pas du coût de prise en charge des urgences - la visite à domicile limite les hospitalisations.
Or la visite est domicile est en danger. J'ai déjà évoqué la politique tarifaire en abordant la téléconsultation. On ne forme pas assez les étudiants pour cette prise en charge spécifique et l'on ne fait rien pour aider les médecins au titre de cet acte, plus pénible qu'une consultation. J'ajoute que, dans Paris, les problèmes de circulation et de stationnement, on n'en peut plus.