Intervention de Laurent Duplomb

Commission des affaires économiques — Réunion du 26 janvier 2022 à 9h00
Projet de loi portant réforme des outils de gestion des risques climatiques en agriculture — Examen du rapport et du texte de la commission

Photo de Laurent DuplombLaurent Duplomb, rapporteur :

Je voudrais débuter mon propos en vous faisant partager un certain plaisir. Car, pour une fois, nous parlerons de l'agriculture et du changement climatique non pas sur le ton de l'accusation et de l'anathème, comme l'agenda législatif nous l'impose souvent. Pour une fois, l'agriculteur n'est pas placé sur le banc des accusés au procès du changement climatique, mais il est au rang de victime. Aujourd'hui, nous inversons la logique et rappelons combien les agriculteurs constatent tous les jours, dans leurs champs et leurs prairies, les impacts du changement climatique. Nos agriculteurs sont avant tout les premiers concernés par le défi climatique, car la nature est leur environnement et la terre leur outil de travail. Et ils sont également les plus exposés à ces changements climatiques qui, chaque année, et de plus en plus, les exposent partout à des aléas de plus en plus fréquents, créant des dommages croissants.

Les signes ne trompent pas : les vendanges ont lieu 18 jours plus tôt qu'il y a 40 ans comme les semis de maïs ou la floraison de nos vergers, exposant ces cultures à des épisodes de gel tardif ; les pluies extrêmes, épisodes de grêles et tempêtes s'accroissent, notamment sur un grand quart sud-est de la France, tandis que la sécheresse se généralise ces dernières années partout en France, touchant même des régions plutôt épargnées jusqu'à présent.

Cette réalité du changement climatique menace nos productions et l'équilibre économique de nos exploitants. Les exploitants peuvent se relever d'une mauvaise récolte une année ; ils se découragent après deux mauvaises années de suite ; ils désespèrent quand trois, quatre, cinq années d'affilée, ils sont touchés par une sécheresse, une grêle ou un gel.

Les montants des sinistres le démontrent : le coût de ces derniers pour les assureurs a plus que doublé en cinq ans pour atteindre un niveau de 500 millions d'euros par an, tout comme les dépenses publiques annuelles engagées par le Fonds national de gestion des risques en agriculture (FNGRA), qui ont en moyenne augmenté de 50 % ces dix dernières années.

Bien sûr, les agriculteurs n'ont pas attendu ce projet de loi pour se prémunir du risque climatique. Cela fait bien longtemps qu'ils savent qu'ils sont exposés à plusieurs risques : climatiques, économiques, géopolitiques, sanitaires, sociétaux, etc. Ils doivent les gérer au jour le jour.

Concernant le risque climatique, dès 1964, le législateur a mis en place l'extraordinaire régime des calamités agricoles, qui a fait preuve d'une résilience exceptionnelle pendant cinquante ans. Il fonctionnait sur un principe simple : un cofinancement assuré par les agriculteurs et la solidarité nationale permettant de financer des indemnisations publiques, allant jusqu'à 35 % des pertes, en cas d'un aléa particulièrement grave touchant une zone de production reconnue. Mais dès l'origine, ce système avait un second pilier : une incitation à l'assurance récolte par un soutien aux primes payées par les exploitants. Aujourd'hui entièrement financée par l'Union européenne, cette aide couvre jusqu'à 65 % de la prime des contrats de nos exploitants. Ces deux piliers ont longtemps cohabité jusqu'en 2010, date à laquelle, pour renforcer l'incitation à passer vers l'assurance, les calamités agricoles ont été réservées à des risques non assurables, excluant de facto les pertes de récoltes dans la viticulture et les grandes cultures. Nous sommes passés de deux systèmes complémentaires à deux systèmes concurrents : d'un côté, les grandes cultures et la viticulture où cohabitaient des personnes assurées et des personnes non assurées, qui assumaient alors pleinement leur risque ; et d'un autre côté les prairies et l'arboriculture, où l'assurance ne parvenait pas à proposer un contrat satisfaisant et où les exploitants étaient couverts en cas de calamité agricole, même sans être assurés.

Le gel du printemps 2021 a été l'élément d'une prise de conscience du monde agricole de son exposition très forte au monde climatique qui vient, tout en démontrant les failles du système actuel face à ces aléas croissants. Les dégâts étaient colossaux et les indemnisations des calamités agricoles étaient lentes et insuffisantes. De plus, des viticulteurs avaient tout perdu et n'avaient le droit à rien s'ils n'étaient pas assurés. Il a fallu tordre le bras au système pour que les viticulteurs aient le droit, exceptionnellement, à des indemnités publiques, décourageant en cela la volonté des viticulteurs à s'assurer.

Plus fondamentalement, je vois quatre failles au système actuel.

Premièrement, les assureurs ne sont pas rentables sur l'assurance multirisque climatique. Leur rentabilité est insuffisante en raison d'une trop faible pénétration du taux de l'assurance dans les fermes empêchant une mutualisation satisfaisante des risques chez les principaux opérateurs du marché. Et le changement climatique aggrave cette situation en raison de la hausse de la sinistralité. Autrement dit : plus aucun assureur ne veut rester sur le marché, à terme, sauf s'ils sont des acteurs historiques du monde agricole.

Deuxièmement, les primes sont jugées trop chères par les exploitants, malgré un subventionnement public fort, pour des produits ne répondant pas de manière satisfaisante à leurs besoins. Les tensions sur les charges des agriculteurs ne facilitent pas le débat et ce n'est pas le Gouvernement actuel qui a amélioré la situation.

Troisièmement, les exploitants ne sont pas suffisamment incités à s'assurer, on l'a vu, en raison de l'architecture du système actuel qui crée de la complexité et une certaine injustice.

Quatrièmement, le régime des calamités agricoles est de plus en plus contesté au regard de la variabilité des indemnisations proposées en raison des conditions d'éligibilité.

Ces failles justifient la réforme pour permettre au système de mieux faire face aux risques climatiques de demain. Car si rien n'est fait, le système s'effondrera.

C'est pourquoi le projet de loi est opportun en proposant une réforme de simplification de l'architecture financière des outils publics de gestion des risques en agriculture. Je crois que nous devons le soutenir et l'améliorer.

Le système à venir repose sur trois étages.

Un premier étage d'auto-assurance par l'agriculteur, correspondant à un niveau de franchise, qu'il doit gérer par sa connaissance technique, du stockage - de fourrage par exemple en vue de l'année d'après -, des investissements, de l'irrigation...

Un second étage pris en charge par des contrats d'assurance, entre le niveau de franchise et un niveau d'intervention publique. Les primes des contrats d'assurance multirisque éligibles pourront être subventionnées jusqu'à 70 %.

Enfin, un troisième étage, déclenché à compter d'un seuil d'intervention prédéterminé, sera pris en charge par l'État. Si les pertes constatées excèdent ce seuil, l'État pourra, selon les modalités d'indemnisation, couvrir une partie de la perte subie par l'exploitant.

Le droit européen prévoit déjà que le système incite à l'assurance : c'est pourquoi les non-assurés ne toucheront rien jusqu'au niveau du seuil d'intervention de l'État, et, une fois passé ce seuil, bénéficieront d'une aide minorée de moitié par rapport à ce qu'aurait touché un assuré.

Ce système, défini aux articles 1 à 3, ne concerne que les pertes de récoltes et de cultures. Les taux pourront être adaptés selon la nature des cultures et les types de contrats. En revanche, pour les pertes de fonds, pour lesquels il n'existe pas d'assurance, le système des calamités agricoles demeure, comme le prévoit l'article 4.

Une commission spéciale au sein du Comité national de gestion des risques en agriculture (CNGRA), la commission chargée de l'orientation et du développement des assurances garantissant les dommages causés aux récoltes (Codar), créée à l'article 5, sera chargée d'associer les exploitants agricoles, les assureurs et l'État pour piloter au mieux ce système.

Toutefois, cette architecture ne fonctionnera que si les assureurs retrouvent de la rentabilité. C'est l'objectif de l'article 7, qui permet au Gouvernement, par voie d'ordonnance, de créer une plus grande mutualisation des données et des risques entre assureurs. En mutualisant davantage leurs risques qu'ils connaîtront mieux par un partage des données, ils pourraient améliorer leur ratio de sinistres sur primes et redevenir compétitifs. Le Gouvernement envisage de créer un pool au sein duquel les assureurs commercialisant des assurances multirisques et calamités (MRC) devront entrer, pour réaliser cette mutualisation.

Pour terminer le tour d'horizon de ce projet de loi, il me faut mentionner le sort des outre-mer, une ordonnance étant chargée de consolider le système actuel du fonds de secours aux outre-mer, ainsi que l'article 10 qui permet une différenciation des conditions d'indemnisation des risques tempête et incendie dans les contrats d'assurance des professionnels, notamment chez les exploitants agricoles.

J'en viens à mon analyse du projet de loi. Je voudrais vous faire part de trois regrets et vous proposer cinq axes d'améliorations.

Mon premier regret est que le système ne fonctionnera qu'avec de l'argent supplémentaire, car qui dit plus de risques dit plus d'indemnisations. Le Président de la République a annoncé une enveloppe de 600 millions d'euros sur le sujet, je cite, « au nom de la solidarité nationale », soit un doublement par rapport à l'enveloppe actuelle.

Je m'inscris en faux par rapport à cette affirmation puisque sur les 600 millions d'euros à venir, 185 seront versés par l'Union européenne au titre de la politique agricole commune, 140 par les agriculteurs via une hausse de la fiscalité sur leur prime d'assurance, et 275 par la solidarité nationale contre environ 170 aujourd'hui en moyenne. Au total, l'État ne met que 100 millions d'euros de sa poche en plus !

Toutefois, je me félicite que cette enveloppe supplémentaire existe et nous devrons être vigilants au prochain projet de loi de finances sur ce point. Le problème est que le projet de loi ne traduit aucun engagement financier en fixant par exemple des taux d'intervention ou des seuils de déclenchement. Autrement dit : la loi est une coquille vide, le ministère pouvant tout faire une fois la loi promulguée. Nous sommes dans le brouillard le plus épais, surtout à quelques mois de la présidentielle.

Le second élément est que ce texte travaille sur l'après-catastrophe et non sur l'anticipation et la prévention. Je vois le ministre et d'autres acteurs se féliciter d'un projet de loi historique. Ce qui sera historique, c'est d'enfin avoir une politique favorisant la prévention des risques par les exploitants. Ce qui sera historique, c'est de laisser les exploitants pouvoir développer des projets d'irrigation ou des bassines d'eau dans le respect des règles environnementales sans qu'elles ne soient saccagées. Ce qui sera historique, c'est d'investir dans des outils paragrêles, des outils de stockage, de favoriser une épargne de précaution. Ce qui sera historique, c'est de développer des variétés plus résistantes par la mutagenèse, plutôt que de bloquer le progrès en voulant séduire les partisans d'un certain obscurantisme. En bref, de prévenir les risques au maximum ! Sur ces aspects, je constate que le Gouvernement et son projet de loi sont silencieux.

Le troisième et dernier élément est que le projet de loi pourrait passer à côté de sa cible en oubliant de satisfaire les deux recommandations principales portées de manière transpartisane par le Sénat depuis des années.

D'une part, la moyenne olympique continuera de s'appliquer, sans que l'on puisse agir sur ce sujet puisqu'elle dépend d'une norme internationale définie à l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Pour rappel, la moyenne olympique permet de calculer la moyenne des exploitants sur cinq ans, sans la moins bonne et sans la meilleure année. Mais c'est un véritable problème, car, avec la hausse de la fréquence des calamités agricoles, les moyennes de production s'effondrent et les exploitants sont de moins en moins indemnisés. Il n'est plus rare d'avoir 2 ou 3 calamités sur une période de cinq ans ! Je demandais au ministre de s'engager à commencer à faire bouger les lignes lors de la présidence française de l'Union européenne (PFUE).

D'autre part, le Gouvernement refuse toujours de s'engager fermement à appliquer pleinement le règlement Omnibus qui permet depuis 2017 de baisser pour tous les contrats la franchise de 30 à 20 % tout en augmentant le taux de subvention de 65 à 70 %. D'habitude, nous critiquons les sur-transpositions qui sapent notre compétitivité. Nous voici en pleine sous-transposition d'une aide pénalisant tout autant les agriculteurs français, quand d'autres exploitants européens, eux, peuvent bénéficier de cette faculté.

Ce sont trois regrets, car entre le droit européen et l'article 40 de la Constitution, notre pouvoir d'initiative est limité. Je demanderais au ministre au banc de prendre des engagements fermes sur ces sujets.

J'en viens à mes cinq axes de proposition pour améliorer le texte et lui donner une chance de changer les choses.

Premier axe : nous venons d'en parler, obtenir des engagements du Gouvernement pour faire bouger le droit européen sur la moyenne olympique et appliquer pleinement Omnibus. Je souhaiterais également obtenir l'engagement de maintenir un taux d'intervention de l'État à 30 % les premières années pour les prairies et les vergers. À défaut, nous ne convaincrons pas les éleveurs et les arboriculteurs de l'intérêt de la réforme.

Deuxième axe : il faut lever les freins opérationnels empêchant le recours à l'assurance par les exploitants. Pour ce faire, je vous proposerai de simplifier les modalités d'indemnisation et de vous proposer un premier pas vers un modèle d'assurance sur mesure, répondant vraiment au besoin des exploitants. C'est le meilleur moyen pour les faire adhérer au système. Par exemple, il m'apparaît logique et incitatif que les primes d'assurance soient minorées dès lors que l'exploitant a engagé des mesures de prévention sur son exploitation.

Pour pousser l'incitation un cran plus loin, je vous proposerai de conditionner la dotation « jeune agriculteur » à taux plein à la souscription d'un contrat d'assurance. Je sais que c'est un effort demandé aux agriculteurs, mais il me semble que c'est indispensable.

Troisième axe : il me semble important de mieux prendre en compte les spécificités territoriales de notre agriculture. Des petites filières ne disposent pas de solutions assurantielles aujourd'hui : nous devons nous assurer qu'elles seront toujours éligibles à un système d'indemnisation satisfaisant. Toutefois, je ne serai pas favorable à les exclure du régime prévu par le projet de loi pour prévoir un maintien dérogatoire du régime des calamités agricoles. Nous en parlerons en temps voulu, mais j'estime que c'est potentiellement désavantageux pour ces filières par rapport au système proposé. De même, confier exclusivement l'évaluation des pertes à des satellites comme cela sera le cas dans certaines filières sans contestation possible n'est pas normal : je vous proposerai de prévoir le droit de solliciter en cas de contestation de groupe dans un département une contre-enquête de terrain pour vérifier le niveau estimé des pertes. Beaucoup d'entre vous la proposent : je vous suggère de retenir la solution à laquelle j'ai travaillé qui confie ces expertises à une structure existante, les comités départementaux d'expertise, qui s'appuieront sur l'expertise des chambres.

Quatrième axe, sans doute le plus important. Pour moi, ceux qui connaissent le mieux les risques en agriculture, ce sont les professionnels et les assureurs. C'est donc à eux de piloter le système. C'est pourquoi nous doterons la Codar d'un vrai pouvoir d'animation et de recommandation. Son rôle sera de proposer au Gouvernement des taux sur 5 ans pour chacun des seuils importants.

Enfin, le cinquième et dernier axe consiste à sécuriser la réforme pour lui donner une chance de réussir. L'Autorité de la concurrence a émis des doutes sur la conformité des projets du Gouvernement sur le pool d'assurances par voie d'ordonnance : nous vous proposerons avec notre collègue Claude Nougein de la commission des finances de sécuriser cet article par des garanties. Surtout, les acteurs économiques ont besoin de visibilité pour s'engager dans la nouvelle architecture du système. Sans cela, ils seront frileux. Ils ont besoin de visibilité et de stabilité. Je ne comprends pas la volonté du ministre de piloter tous les taux au jour le jour : c'est le meilleur moyen, d'ailleurs, de s'assurer que la Codar ne servira à rien ! Nous vous proposons, avec mon collègue Patrice Joly de la commission des finances, tout l'inverse : des taux uniques, pris sur la recommandation de la Codar, sur cinq ans, adaptés par culture. Le ministre pourra y déroger dans des cas dûment justifiés.

Pour conclure en une phrase, ce projet de loi marque une avancée que je vous propose de soutenir, mais il mérite d'être amélioré par voie d'amendement et en poussant le ministre à prendre des engagements fermes en séance. Telle est la position de commission que je vous propose.

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