Intervention de Julien Denormandie

Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable — Réunion du 9 février 2022 à 16h30
Audition de M. Julien deNormandie ministre de l'agriculture et de l'alimentation

Julien Denormandie, ministre de l'agriculture et de l'alimentation :

Nous devons tous avoir en tête une difficulté majeure du monde agricole : nous vivons le présent avec des conceptions d'hier. Nous avons oublié le coeur du débat de nos anciens : l'agriculture est là pour nourrir les peuples. Or c'est ce qu'il y a de plus important. Avec le changement climatique, l'Europe aura demain, plus encore qu'aujourd'hui, un rôle de bassin nourricier. N'oublions pas que le« printemps arabe » est né de la crise du pain en Tunisie. Avec les sécheresses de l'été dernier ou la crise des engrais, nous voyons combien nous ne devrions pas l'oublier. Le Sri Lanka a confondu moyens et finalités, et cela a amené une des crises alimentaires les plus graves qu'ait connue ce pays depuis longtemps.

Nous sommes entrés dans la troisième révolution agricole. La première, ce fut la mécanisation permise notamment par le plan Marshall ; la deuxième ce fut l'agrochimie. Depuis lors, l'ensemble des politiques publiques, toutes majorités confondues, ont été guidées par la réduction des effets de cette deuxième révolution agricole. On a d'abord appelé cela l'agriculture raisonnée, dans laquelle j'ai baigné pendant ma formation d'ingénieur agronome dans les années 2000. Aujourd'hui, on appelle cela l'agroécologie.

Il faut continuer à limiter ces effets ; mais une nouvelle histoire de l'agriculture est en train de se créer : cette troisième révolution agricole est celle du vivant, de la connaissance, du numérique, de la sélection variétale, de la génétique, du biocontrôle, de l'agrorobotique. Lorsqu'on parle de trouver des substituts aux désherbants, il n'est pas vrai que l'on convaincra nos concitoyens de prendre une binette et de désherber à la main. La seule solution est l'agrorobotique.

Il y a 48 heures, j'ai présenté à Colmar à nos partenaires ce formidable site de l'Institut national de recherche pour l'agriculture, l'alimentation et l'environnement (INRAE) : l'une des plus grandes bibliothèques de sélection variétale. C'est en France qu'on est en train de déterminer les sélections variétales résistantes au mildiou : c'est ainsi qu'on avancera.

Dernière transformation immense : le changement climatique, qui nécessite adaptation et protection. Ne perdons pas de vue la finalité nourricière de l'agriculture et donc la souveraineté alimentaire ; acceptons que les moyens ne puissent plus être ceux du passé pour éviter que ne tombe l'épée de Damoclès du changement climatique.

Le changement climatique pose d'abord une question sur la ressource en l'eau. Avec le Varenne de l'eau, nous avons pris trois engagements. Le premier, c'est l'assurance-récolte et la couverture des risques. Hier soir jusqu'à tard dans la nuit, nous avons eu un débat de très bonne qualité sur le projet de loi afférent. Je suis convaincu que les deux assemblées pourront se mettre d'accord sur ce sujet en commission mixte paritaire (CMP).

Deuxième volet : l'adaptation de nos pratiques culturales ; c'est une responsabilité du monde agricole, d'autant plus que s'il veut justifier d'augmenter ses prélèvements d'eau, il doit démontrer que les pratiques agricoles optimisent cette denrée rare qu'est l'eau. Nous avons investi dans ce domaine avec France relance et France 2030. Rien qu'en 2022, nous investirons 200 millions d'euros.

Juste un exemple : chacun se souvient du terrible épisode de gel. Certains agriculteurs avaient des matériels de protection : tours antigel, aspersion - tout cela doit être déployé partout. Mais ils auraient eu beau être à la disposition de tous, cela n'aurait pas suffi.

Troisième volet : le stockage et la gestion de l'eau. L'annonce du Premier ministre a été très claire. C'est précisément parce que ces sujets sont complexes, qu'il y a des conflits d'usage, qu'il faut les traiter. Nous sommes déterminés à avancer. Mais il faut, pour cela, que les cadres de discussions établis permettent in fine de prendre une décision. Des projets de territoire pour la gestion de l'eau (PTGE) sont toujours en discussion depuis dix ou quinze ans. Une telle concertation ne peut pas durer aussi longtemps. Il faut donc revoir la circulaire de 2019 pour que le préfet puisse davantage encadrer le temps de discussion.

Les prélèvements d'eau doivent être sécurisés juridiquement. Le décret précité de 2021 était attendu depuis dix ans, car, en l'absence de règle du jeu claire, lorsqu'un préfet autorisait un prélèvement, celui-ci était attaqué neuf fois sur dix devant la justice administrative, avec des résultats parfois aberrants. Il s'avère qu'il faut aller encore plus loin, et c'est ce que nous avons annoncé ; il y aura le temps des consultations et de la validation, notamment si le décret doit être pris en Conseil d'État.

Deuxième élément : oui, il faut des retenues. Nous avons d'ores et déjà investi 13 millions d'euros dans l'optimisation des structures existantes - le curage des réserves est un sujet récurrent. Il faut continuer, créer de nouvelles structures là où c'est nécessaire et le faire avec une vision planificatrice. Nous avons travaillé avec les agences de bassin et les comités de bassin pour identifier, territoire par territoire, les dix projets les plus importants dans les dix à quinze prochaines années - car sur ce sujet, il nous faut travailler sur le temps long.

Il faut avancer sur la valorisation d'eaux qui ne sont pas réutilisées, comme les eaux usées. Cela n'est plus aujourd'hui un problème technique, mais d'acceptabilité et d'équation économique. Autre exemple qui me tient beaucoup à coeur et qui devrait occuper mes successeurs pendant une décennie : le changement climatique va engendrer de très fortes sécheresses l'été et de très fortes pluies en hiver et au début du printemps. Il y aura la même quantité d'eau, mais plus d'évapotranspiration, donc un bilan inférieur à celui d'aujourd'hui. Lorsque les nappes phréatiques sont pleines et que le sol est gorgé d'eau, tout mètre cube supplémentaire part à la mer. Il faut en prendre conscience, ce qui donnera plus de sérénité aux débats sur les conséquences d'un prélèvement sur l'étiage de la rivière. Il faudra trouver un consensus et identifier les solutions techniques ; dans le cas d'espèce, nous avons annoncé des expérimentations.

Vous m'interrogez sur les priorités françaises dans le Pacte vert européen - le Green Deal. Ce dernier est une vision politique, qui n'a pas encore été transcrite dans des textes législatifs. Cette vision doit se traduire avec pragmatisme : « il faut aller vers l'idéal en passant par le réel », comme aurait dit Jaurès.

Selon certains instituts indépendants, dont l'institut de la Commission européenne, son application telle quelle provoquerait une réduction de la production de 13 % et une augmentation des importations de 20 %, et deux tiers des émissions hors CO2 qu'on aurait réduites du fait de la politique agricole commune en Europe seraient importés du fait de l'augmentation des importations : on marche sur la tête !

Oui, le Green Deal est important, mais le rôle du Conseil des ministres de l'Union et du Parlement européen est de l'appliquer en prenant en compte la réalité.

L'une des priorités de la présidence française est d'arriver à la réciprocité des normes au niveau international. Je ne sais pas expliquer à un concitoyen qu'on peut importer des produits dont la production est interdite en Europe. Et je ne crois pas être le seul ! C'est un système qui dure depuis cinquante ans, notamment concernant les protéines, dont les États-Unis nous ont rendus totalement dépendants. Il faut y mettre fin via des clauses miroirs.

Il faut ainsi un règlement sur la déforestation. Vous vous souvenez de la théorie des avantages comparatifs, sur lequel on a tout fondé en matière agricole. Cet avantage peut prévaloir, mais pas s'il est fondé sur des externalités négatives environnementales, donc sur la destruction d'un bien commun, la forêt. Ce règlement interdira demain les produits issus de la déforestation importée.

Deuxième priorité : le carbone. J'ai réuni tous les ministres européens ces derniers jours. L'agriculture doit diminuer ses émissions de CO2, de méthane et de protoxyde d'azote, mais n'oublions pas que le sol agricole est le premier puits de carbone après le plancton marin - avant la forêt. On ne le sait pas suffisamment. Il faut prendre en considération le sol agricole et le sol forestier conjointement.

Nous serons demain à la croisée des chemins : soit l'Europe et les gouvernants disent aux agriculteurs et aux forestiers : nous allons vous imposer de réduire vos émissions grâce à une réglementation. Soit ils leur disent : dès lors que vous mettez en place une pratique culturale correcte, vous gagnerez des crédits carbone que vous pourrez vendre sur un marché.

C'est l'option à laquelle je crois profondément. Cela fait deux ans que nous y travaillons. L'entité France Carbon Agri a créé plus de 700 000 tonnes équivalent carbone de crédits carbone. Avec ma collègue Barbara Pompili, nous avons structuré l'offre en créant des labellisations sur des pratiques culturales sur l'agroforesterie, sur l'élevage, même sur les grandes cultures ; maintenant il nous faut structurer la demande. Pour vous donner un exemple, il y a dix jours, j'ai essayé de susciter l'intérêt vis-à-vis de certaines institutions comme la Caisse des dépôts, Action logement ou le Crédit Agricole ; j'ai annoncé qu'en 2022, le ministère que je pilote compenserait toutes ses émissions par l'achat de crédits carbone agricoles. Si le président Longeot pouvait faire en sorte qu'il en soit de même pour le Sénat, cela serait merveilleux - et cela aurait du sens pour la maison des territoires.

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