Madame la présidente, monsieur le garde des sceaux, mes chers collègues, nous examinons aujourd’hui une proposition de loi de grande importance, dans la lignée des combats féministes contre l’invisibilisation des femmes, pour leur liberté et leur égale dignité.
Si notre nom est bien le symbole social de notre statut d’individu inséré dans une société, être contraint d’y renoncer, comme être contraint de le garder contre son gré, c’est bien être contraint d’abdiquer son individualité.
C’est à cela que sont tenues depuis des siècles les femmes, au travers du mariage et de la filiation, et c’est cela qu’elles continuent majoritairement à faire aujourd’hui. Car c’est un fait : la loi française actuelle n’est toujours pas adaptée aux objectifs que se donne notre société. Si elle a bien tenté de rendre notre cadre légal moins sexiste, en permettant aux parents de choisir quel nom transmettre à leurs enfants et en brisant ainsi le monopole des hommes dans la transmission du nom, elle n’a su tenir compte du fait que le patriarcat allait néanmoins perdurer.
Ainsi, malgré la loi, dans 80 % des cas aujourd’hui, l’enfant porte encore le seul nom du père. Seulement 6 % des enfants ne portent que le nom de leur mère. Ce n’est évidemment pas parce que, par hasard, les noms des hommes seraient consensuellement considérés comme plus jolis à transmettre que les noms des femmes, lesquels ne sont d’ailleurs, en général, que les noms des hommes de la génération précédente.
Non, c’est bien que les dominations systémiques ne s’estompent pas d’elles-mêmes ; elles perdurent si on ne les contraint pas à disparaître. Or on ne le fait pas en négociant au neuvième mois de grossesse, quand la naissance arrive, à un moment qui n’est pas idéal pour gérer un conflit et pour résister à des pressions du père ou de sa propre famille.
Par ailleurs, au-delà de la violence symbolique qui consiste à effacer le nom des femmes dans 80 % des cas, la situation actuelle les contraint à gérer des complications et des souffrances additionnelles par la suite, comme les enfants qui ne portent pas le nom de leurs deux parents.
Le collectif Porte mon nom recueille ainsi tous les jours de nombreux témoignages émouvants, dont certains exemples ont déjà été mentionnés.
Je souhaitais vous en livrer un, qui est personnel. Ma mère a été abandonnée par ses deux parents ; son père a disparu à peu près immédiatement, sa mère non, mais celle-ci ne s’est pas occupée de sa fille. Ma mère a été élevée par ses grands-parents, pour être plus précis par sa grand-mère maternelle biologique et par le deuxième mari de cette dernière, le premier, violent, ayant fini par être éloigné.
Ma mère portait le nom de son « père », qui n’en était évidemment pas un. Plus tard, sa mère a eu deux enfants avec un autre homme, ses frères, mes oncles, qui portent le nom de leur père à eux.
Toute ma vie, ma mère m’a dit : « Je ne m’appelais comme personne. J’étais la seule à avoir ce nom, ce nom que personne ne partageait, le nom d’un inconnu qui m’avait abandonnée. Je ne m’appelais pas comme ma grand-mère, pas comme mon grand-père, pas comme ma mère, pas comme mes frères, pas comme mon oncle, pas comme ma cousine, pas comme mes cousins, je ne m’appelais comme personne. »
C’est pour cette unique raison que, lors de son mariage, elle a pris le nom de mon père, non pour s’appeler comme lui, comme sa famille à lui, mais pour pouvoir s’appeler comme nous, ma sœur et moi, ses enfants. Et lorsque nous avons voulu, pour un de ses anniversaires, prendre son nom comme nom d’usage, on nous a dit que c’était impossible. J’avais 17 ans.