Intervention de Roselyne Bachelot

Réunion du 15 février 2022 à 14h30
Restitution ou remise de biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites — Adoption définitive en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Roselyne Bachelot :

Madame la présidente, madame la rapporteure, chère Béatrice Gosselin, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d’abord, en ce début de discussion, de saluer les ayants droit ou les représentants de Nora Stiasny, David Cender et Georges Bernheim, qui sont présents dans le public et qui assistent ce soir à nos débats.

Voilà près de soixante-dix-sept ans que les armes se sont tues dans notre Europe ravagée par la Seconde Guerre mondiale. Nombre des responsables des crimes odieux qui ont été commis ont été poursuivis, jugés, condamnés et, le temps passant, la plupart d’entre eux sont aujourd’hui décédés.

La mémoire du nazisme et de la Shoah continue de se construire et de se transformer, sans s’effriter avec le temps, bien au contraire.

Dans le monde de la culture, dans les musées et les bibliothèques, la mémoire de la persécution et de la Shoah est également présente. Car les institutions culturelles, dans l’Europe entière, ont été liées à cette histoire, malgré elles ou parfois avec leur complicité ; des œuvres d’art et des livres spoliés sont toujours conservés dans les collections publiques, des objets qui ne devraient pas être là, qui n’auraient jamais dû être là.

La persécution des juifs a connu de multiples formes. Bien souvent, avant l’élimination méthodique, avant l’extermination, il y eut les vols des biens des juifs, sommés de tout abandonner. Ces spoliations recouvrent des réalités diverses : vol, pillage, confiscation, « aryanisation » – pour reprendre le vocabulaire des nazis et du régime de Vichy –, ou encore vente sous la contrainte.

Au-delà de la dépossession, la spoliation constitue une atteinte grave à la dignité des individus. Elle est la négation de leur humanité, de leur mémoire, de leurs souvenirs, de leurs émotions. Aujourd’hui, les œuvres spoliées non restituées sont parfois les seuls biens qui restent aux familles.

En 2019, le ministère de la culture s’est doté d’une mission spécifiquement consacrée à l’identification des œuvres spoliées présentes dans les collections.

Je vous présente donc aujourd’hui un projet de loi que, je crois, nous pouvons qualifier d’« historique ». C’est en effet la première fois depuis l’après-guerre que le Gouvernement engage un texte permettant la restitution d’œuvres des collections publiques nationales ou territoriales spoliées pendant la Seconde Guerre mondiale ou acquises dans des conditions troubles pendant l’Occupation, en raison des persécutions antisémites.

Il faut souligner le travail collectif ayant permis ces restitutions : travail des familles, des ayants droit et des chercheurs qui sont à leurs côtés ; travail des services du ministère de la culture, de la Commission pour l’indemnisation des victimes de spoliations (CIVS), des musées nationaux et des collectivités territoriales.

La CIVS était compétente pour deux des quatre dossiers, et l’État comme la ville de Sannois ont suivi très exactement sa recommandation.

Cette démarche de restitution portée par la France est attendue, car nos musées, comme ceux du monde entier, sont confrontés à la nécessité de s’interroger sur l’origine de leurs collections. Le parcours des œuvres de ces collections pendant la période couvrant les années 1933 à 1945 doit être étudié toujours davantage.

Le Gouvernement vous propose aujourd’hui une loi d’espèce, portant sur quatre cas.

Le premier est celui du tableau Rosiers sous les arbres de Gustav Klimt, acheté en 1980 par l’État.

Les recherches menées à l’époque sur la provenance de l’œuvre n’avaient pas permis d’identifier des doutes sur l’historique, compte tenu de la connaissance limitée, à ce moment-là, de la collection dont elle était issue. Il s’est révélé bien plus tard, voilà quelques années, que ce tableau pouvait correspondre au tableau intitulé Pommier que Nora Stiasny, nièce du collectionneur juif viennois Viktor Zuckerkandl, avait été contrainte de vendre en août 1938, pour une valeur dérisoire, quelques mois après l’Anschluss et le début des persécutions antisémites.

Les recherches menées par des chercheurs autrichiens, par le musée d’Orsay, que je remercie particulièrement, et par les services du ministère ont permis de confirmer cette hypothèse.

La spoliation étant avérée, nous avons sans hésiter validé le principe de la restitution de ce tableau, unique toile de Klimt dans les collections nationales. Cette œuvre majeure doit retrouver ses propriétaires légitimes, au nom de la mémoire de Nora Stiasny, qui fut déportée et assassinée en 1942.

Le deuxième ensemble est composé de onze œuvres graphiques de Jean-Louis Forain, Constantin Guys, Henry Monnier et Camille Roqueplan, relevant du musée d’Orsay et du musée du Louvre, ainsi que d’une sculpture de Pierre-Jules Mène conservée au château de Compiègne, acquises par l’État en juin 1942, à Nice, lors de la vente publique ayant suivi le décès d’Armand Dorville, avocat français juif.

La CIVS, saisie par les ayants droit d’Armand Dorville, a considéré que cette vente n’était pas spoliatrice, car elle avait été décidée par les héritiers, qui en avaient finalement touché le produit et ne l’avaient pas remise en cause après la guerre. Le produit de cette vente, organisée par la succession du collectionneur, a cependant été, le premier jour, placé sous administration provisoire par le Commissariat général aux questions juives.

Outre une indemnisation justifiée par l’immobilisation du produit de la vente jusqu’à la fin de la guerre, la commission a recommandé, « en équité », que les douze œuvres achetées par l’État lors de cette vente soient « remises » aux ayants droit, en raison du « contexte trouble » de cette acquisition. En effet, l’acheteur pour le compte de l’État avait eu connaissance de la mesure d’administration provisoire et avait eu des contacts avec l’administrateur nommé par Vichy.

Le Gouvernement s’est conformé à cette recommandation de la CIVS et vous propose donc de remettre ces œuvres aux ayants droit.

Le texte vise également la restitution du tableau Carrefour à Sannois de Maurice Utrillo, acheté par la ville de Sannois en 2004 pour son musée Utrillo-Valadon. Cette toile s’est révélée avoir été volée chez Georges Bernheim, marchand d’art à Paris, par le service allemand de pillage des œuvres d’art dirigé par Alfred Rosenberg en décembre 1940. Informée par une chercheuse de provenance indépendante, la CIVS a recommandé sa restitution à l’ayant droit de Georges Bernheim, victime des persécutions antisémites.

Je veux saluer l’engagement de la ville de Sannois, dont le conseil municipal s’est prononcé à l’unanimité pour cette restitution juste et nécessaire, et pour la sortie de cette œuvre de son domaine public.

Enfin, ce texte propose la restitution du tableau Le Père de Marc Chagall, qui relève du Musée national d’art moderne.

Cette œuvre, entrée dans les collections nationales par dation en paiement des droits de succession en 1988 sans aucune connaissance d’une éventuelle provenance problématique, ni par la famille, ni par l’État, s’est révélée très récemment avoir été volée à Lodz à David Cender, pendant ou après le transfert des juifs vers le ghetto de la ville en 1940.

Le parcours de ce tableau est très particulier : peint par Chagall en 1912, l’œuvre n’a plus été la propriété de l’artiste à partir d’une date inconnue, sans doute entre 1914 et 1922 ; elle a circulé jusqu’en Pologne, où elle a été volée à David Cender, puis a probablement été rachetée par Marc Chagall, sans doute après 1947 et, au plus tard, en 1953.

Le lien du tableau avec la spoliation subie par David Cender a été découvert récemment. Les démarches que celui-ci a lui-même entreprises après-guerre ont permis de s’assurer qu’il avait été le propriétaire d’un tableau de Chagall, spolié dans le cadre des persécutions antisémites, et correspondant au tableau Le Père.

Les recherches sur la provenance de cette œuvre ont abouti après le dépôt du présent projet de loi. C’est pourquoi le Gouvernement, estimant nécessaire de procéder sans délai à cette restitution, a proposé d’ajouter l’article correspondant, par un amendement adopté par la commission des affaires culturelles de l’Assemblée nationale.

Je sais que des questions ont été soulevées et seront soulevées sur l’opportunité d’un tel texte, certains regrettant l’absence d’un dispositif, créé par une loi-cadre, qui permettrait la restitution plus aisée des œuvres spoliées, sans présenter de nouvelles lois d’espèce au Parlement. Le Conseil d’État lui-même, dans son avis, a souligné le manque d’un dispositif plus simple.

Pour l’heure, il a paru capital au Gouvernement de soumettre à la représentation nationale ces dossiers spécifiques : il s’agit en effet de la première loi organisant la sortie du domaine public d’œuvres spoliées des collections nationales ou territoriales, en vue de leur restitution.

L’engagement pris par notre pays, notamment concernant le tableau de Klimt, a été salué unanimement et devait vous être soumis. Il fallait aller vite, mettre en œuvre ces restitutions, dont certaines – c’est le cas du tableau de Sannois – étaient en attente depuis plusieurs années.

Toutefois, je suis favorable à l’adoption d’une loi-cadre permettant la création d’un dispositif de restitution des œuvres spoliées dans le cadre des persécutions antisémites pendant cette période.

Nous y viendrons, car c’est une étape qui s’imposera. La réflexion actuelle sur une loi-cadre relative à la restitution des biens issus d’un contexte colonial, voulue et annoncée par le Président de la République en octobre dernier, nous engage évidemment sur le même terrain pour ce qui concerne les spoliations antisémites des années 1933 à 1945.

Un nouveau dispositif est souhaitable, mais il doit être affiné. Vous avez vous-même, madame la rapporteure, évoqué les pistes existantes et souligné les difficultés propres à chacune d’entre elles. Quoi qu’il en soit, une telle réflexion ne peut être mise en œuvre à la toute fin du quinquennat.

Le ministère y a travaillé, mais vous constatez la complexité des dossiers. Les critères de spoliation, ainsi que les bornes géographiques et temporelles, devront être pesés avec précaution. Pour l’heure, dans l’attente de l’aboutissement de ces travaux, nous souhaitons faire sortir ces œuvres du domaine public. C’est une avancée majeure.

Il y aura d’autres restitutions, et nous saurons proposer un nouveau dispositif.

Mesdames, messieurs les sénateurs, nous n’évoquons pas ce soir un projet de loi ordinaire. Il constitue une première étape engagée par la France, qui est à l’écoute des familles touchées par les persécutions antisémites, pour permettre, de manière inédite, la restitution d’œuvres des collections publiques nationales ou territoriales spoliées pendant la période nazie ou acquises dans des conditions troubles pendant l’Occupation, en raison des persécutions antisémites.

Ces œuvres sont les traces toujours présentes de leurs propriétaires, spoliés, persécutés ; elles portent leur mémoire.

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