Intervention de André Gattolin

Réunion du 15 février 2022 à 14h30
Restitution ou remise de biens culturels aux ayants droit de leurs propriétaires victimes de persécutions antisémites — Adoption définitive en procédure accélérée d'une proposition de loi dans le texte de la commission

Photo de André GattolinAndré Gattolin :

Madame la présidente, madame la ministre, mes chers collègues, dans La Tête d ’ obsidienne, André Malraux écrit : « L’art est la présence dans la vie de ce qui devrait appartenir à la mort ; le musée est le seul lieu du monde qui échappe à la mort. » Cette part d’immuable et d’immortalité de l’œuvre d’art prend tout son sens lorsqu’il s’agit de restituer des œuvres d’art aux ayants droit de collectionneurs juifs spoliés par les nazis et, très souvent, déportés.

Je tiens à saluer ici la volonté politique qui anime à ce sujet le Gouvernement depuis 2018 et le consensus qu’a suscité ce projet de loi, adopté à l’unanimité à l’Assemblée nationale et en commission de la culture du Sénat. Le groupe RDPI du Sénat votera bien évidemment en faveur de ce texte.

Toutefois, ce premier pas, extrêmement louable, ne doit pas occulter le fait qu’il y a plus que jamais urgence à restituer ces œuvres d’art. En effet, les derniers témoins de la Shoah disparaissent aujourd’hui et emportent avec eux des mémoires familiales, pourtant indispensables à la recherche de provenance des œuvres d’art spoliées.

À mesure que le temps passe, les ayants droit des propriétaires spoliés se font plus nombreux, ce qui, outre les difficultés généalogiques accrues qui en découlent, fragmente la propriété desdites œuvres et rend difficile l’accord de l’ensemble des ayants droit sur le devenir de celle-ci.

De fait, ils se trouvent le plus souvent contraints de vendre les œuvres qui leur ont été restituées, avec l’espoir de tous qu’elles puissent rejoindre des collections publiques ou des collections exposées au public.

Cette urgence de la recherche en provenance et en dévolution successorale est d’autant plus grande que la France accuse un important retard en comparaison d’autres pays. Le nombre de restitutions effectuées dans notre pays ces dernières années est infiniment plus réduit que le nombre de celles qui ont eu lieu en Allemagne ou ailleurs.

Ce retard français s’explique notamment par l’institution très tardive, en avril 2019, d’une mission de recherche et de restitution des biens culturels spoliés entre 1933 et 1945, dont il convient néanmoins de saluer avec respect la création.

Les moyens alloués à la recherche de provenance de cette commission peuvent paraître faibles au regard de l’ampleur de la tâche.

La question des dates considérées n’est pas anodine, puisqu’elle fait remonter les travaux de la mission au moment de l’accession des nazis au pouvoir. Cette borne temporelle, qui peut paraître évidente, a l’avantage d’être identique à celle qui a été retenue par la plupart des pays ayant entrepris une démarche similaire.

Toutefois, je veux le souligner ici, cette date exclut de facto les descendants de personnes ayant subi des spoliations que je qualifierais de « non institutionnelles », mises en œuvre avant 1933 par des milices violentes et antisémites telles que les Freikorps, les Casques d’acier, les SA et d’autres groupes affiliés au NSDAP, le parti national-socialiste allemand.

Néanmoins, ce qui rend la recherche en provenance très difficile, c’est la manière dont la circulation de ces œuvres s’est internationalisée au fil du temps. Rappelons ici l’insupportable équation idéologique posée par Adolf Hitler dès 1925 dans Mein Kampf : l’antisémitisme et la guerre déclarée à l’art jugé « dégénéré », dans une rhétorique associant bien sûr étroitement les deux.

Durant le nazisme, de nombreuses pièces d’art moderne confisquées ont migré vers la France, la Suisse et d’autres pays, par l’entremise d’intermédiaires des plus douteux, pour être converties en numéraire, souvent pour acquérir des œuvres jugées conformes aux préceptes artistiques du régime hitlérien.

Comme le rappelle Emmanuelle Polack, dans l’un de ses ouvrages récents, Paris a été sous l’occupation l’une des plaques tournantes de ce blanchiment. Et les choses ont continué, de manière plus subtile, mais non moins odieuse, bien après la Seconde Guerre mondiale.

Le parcours long et laborieux de la restitution du tableau Rosier sous les arbres de Gustav Klimt illustre la complexité du processus de recherche de provenance et l’efficacité d’une collaboration européenne exemplaire de plusieurs années.

Oui, nous manquons encore cruellement de moyens au regard du retard accumulé et de l’urgence toujours plus pressante que j’ai déjà évoquée.

Oui, notre toute jeune mission de recherche et de restitution des biens est très loin d’être aussi bien dotée que ses homologues d’outre-Rhin. Ses effectifs actuels permettent tout juste d’instruire une quarantaine de dossiers par an, sur près de 1 800 œuvres encore en souffrance.

À notre décharge, il faut avouer qu’il s’agit de dossiers souvent complexes, qui relèvent parfois de situations assez atypiques. Nous ne disposons pas encore de suffisamment de personnes spécialisées et expérimentées. De nombreuses années seront nécessaires pour les former.

Cela ne pourra se faire sans une implication forte de nos musées. Ces derniers se retrouvent dans la situation paradoxale de devoir consacrer des ressources rares à une démarche pouvant les conduire à se séparer d’œuvres emblématiques, pour l’acquisition desquelles ils ont parfois déboursé des sommes considérables.

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