Merci de l'honneur que vous nous faites en nous donnant l'occasion de vous présenter notre dispositif, mais aussi de vous en rendre compte. En tant que service administratif de l'État, nous nous devons de vous expliquer comment nous agissons pour faire face à ce que l'on appelle les « menaces hybrides » visant à donner une influence occulte à un État étranger, sans que l'on puisse lui imputer l'origine de l'attaque, et sans perdre de soldats ou de subir de dommages à sa réputation.
Ces menaces sont croissantes : citons la crise en Ukraine, théâtre d'un travail de déstabilisation politique, technique et numérique, la situation dans le Sahel, où nos armées font face à des attaques réputationnelles fomentées par un État étranger et redoutablement efficaces vis-à-vis de certaines catégories de la population locale
D'abord en matière de relations avec l'islam : depuis l'assassinat de Samuel Paty, le discours du Président de la République au Mureaux le 2 octobre 2020, et certaines prises de position des plus hautes instances du pays, mais aussi les vôtres, mesdames et messieurs les sénateurs, sur le terrain, des attaques très dures et non revendiquées ont été menées sur les réseaux sociaux, propageant des accusations d'islamophobie.
Je pourrais aussi citer la crise sanitaire, avec le dénigrement de certains vaccins, les encouragements aux antivax et les complotismes de toute sorte.
Enfin, dans le contexte de notre élection présidentielle, l'expérience du dernier scrutin présidentiel aux États-Unis et celle des élections législatives fédérales allemandes à l'automne 2021 montrent que certains États sont à la manoeuvre pour orienter le résultat de la consultation.
Vous connaissez ces craintes puisque, par la loi du 22 décembre 2018 vous avez donné au Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA), aujourd'hui devenu Arcom, le pouvoir de lutter contre la désinformation de l'opinion publique dans le but de créer des troubles à l'ordre public ou de nuire à la sincérité des scrutins.
Dans un premier temps, nous avions mis en place un comité de lutte contre les manipulations de l'information rassemblant l'ensemble des administrations. Ce comité est apparu insuffisant : la coordination était trop irrégulière, alors que les manipulations de l'information nécessitent des réactions immédiates pour éviter que le feu ne prenne.
Ensuite, dans le domaine juridique, un sujet aussi sensible nécessite un cadre précis : textes, contrôle du Parlement, institutions de suivi comme le comité éthique et scientifique de Viginum.
Enfin, face aux ingérences numériques, la meilleure arme que nous ayons est la transparence : nous devons avoir pignon sur rue et être en mesure de présenter clairement, si nécessaire, l'ensemble des techniques que nous mettons en oeuvre pour convaincre le public qu'une information qui lui est présentée relève de fake news orchestrées par un État ou une institution étrangère.
Après l'assassinat de Samuel Paty, nous avons mis en place une task force baptisée « Honfleur », du nom de la salle où nous nous réunissions... Nous nous sommes ainsi aperçus que certains États et institutions utilisaient les réseaux sociaux pour attaquer une France décrite comme colonialiste et isolée, à travers le hashtag #boycottfrance. Au Pakistan, la rumeur que la France tatouait les enfants musulmans a été propagée. Nous avons réussi à bloquer ces attaques de justesse.
Le Président de la République m'a ensuite demandé de pérenniser cette structure, en ciblant son action sur les ingérences numériques étrangères : il n'est pas question pour nous de traiter du débat politique national. Nous nous intéressons aux différents moyens de rendre artificiel un débat : faux comptes, tweets multipliés en un clic, trolls qui se font passer pour de « braves gens issus de nos provinces » et qui travaillent en réalité depuis des capitales étrangères... Ces actions nuisent à la sincérité du débat en créant ou en amplifiant artificiellement certaines positions.
Or les chaînes d'information en continu consultent les réseaux sociaux : dès qu'un tweet, un hashtag prend de l'ampleur, elles y consacrent un reportage ; les chaînes nationales suivent, puis, le lendemain, la presse. Ainsi, le départ de feu est créé. En général, dans les opérations de manipulation qui nous intéressent, beaucoup de ces tweets ou de ces likes sont lancés, simultanément, par une personne installée dans un bureau à travers un ensemble de comptes créés pour cela, et qui disparaissent immédiatement après.
Ainsi la task force Honfleur a découvert un compte, inconnu des renseignements territoriaux comme des services secrets, qui ventilait l'ensemble des informations en provenance de l'étranger vers des associations musulmanes françaises. Ses contenus étaient très inspirés de ceux de l'agence de presse officielle d'un grand pays oriental, eux-mêmes très proches des communiqués de presse de la présidence du pays en question.
Constatant l'efficacité d'États étrangers dans la conduite de ces manoeuvres, nous avons conclu à la nécessité d'une structure, qui ne soit pas un service de renseignement, travaillant en source ouverte, et qui ait pignon sur rue. Nous voulons en effet la transparence.
C'est pourquoi je suis venu, bien avant la création du service, vous présenter ma mission, ainsi qu'aux présidents Gérard Larcher, Christian Cambon et Laurent Lafon, ainsi qu'à la plupart des présidents de groupes parlementaires. J'ai fait la même démarche à l'Assemblée nationale.
Fallait-il une loi pour créer le service ? Votre conseil, monsieur le président, était judicieux : le Conseil d'État a, comme vous, estimé qu'un décret suffirait - décision prise à l'unanimité en section de l'intérieur puis en assemblée générale, en posant les principes relatifs à la question des fichiers et à leur utilisation.
Viginum a donc été créé par un décret du 13 juillet 2021 ; un autre décret, le 7 décembre 2021, a autorisé son fichier. Il est accompagné d'une note de l'assemblée générale du Conseil d'État, qui indique que le traitement Viginum répond aux exigences constitutionnelles de protection des intérêts fondamentaux de la Nation comme de protection de la liberté de communication, lorsqu'elle est menacée par la manipulation de l'information, et de protection du fonctionnement démocratique des institutions, notamment en période électorale. Le cadre juridique est précis.
Nos textes prévoient que nous rendons des comptes au Parlement ; ils mettent en place un comité éthique et scientifique chargé de remettre au Premier ministre un rapport annuel public sur notre action, assorti de recommandations. Nous avons aussi travaillé avec la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL).
Nous avons commencé à travailler avec nos collègues allemands à l'occasion des élections législatives outre-Rhin. Nous nous sommes aussi intéressés à l'environnement du référendum en Nouvelle-Calédonie pour nous assurer de l'absence d'ingérences étrangères destinées à fausser l'issue du scrutin.
Viginum se veut totalement impartial. Dans la perspective de l'élection présidentielle, nous travaillons sous l'autorité et au service du Conseil constitutionnel, juge de l'élection. Nous nous sommes déjà présentés devant la CNCCEP et nous collaborons étroitement avec l'Arcom, afin d'informer ces instances en temps réel de ce que nous faisons, mais aussi de recueillir leurs orientations et demandes.
La menace est réelle pour les élections à venir, avec des risques d'attaque contre le principe même de démocratie. Elle se décline en quatre types de menaces. Premièrement, nous avons été frappés par le fait que certains, aux États-Unis, ont tenté de discréditer le dispositif électoral. Or nous savons bien que certains pays considèrent l'autocratie comme supérieure à la démocratie... Il faut être extrêmement vigilant sur ce point.
Le deuxième type d'attaque consiste à fomenter des troubles en mettant en exergue des débats sociétaux clivants afin d'exciter les passions de manière artificielle.
Enfin, il faut signaler les attaques ad hominem ou ad feminam contre les personnalités qui se présentent aux élections. En Allemagne, la candidate des Verts, Mme Annalena Baerbock, avait ainsi été prise pour cible.
Nous ne surveillons pas seulement l'action de certains États, mais aussi celle d'organisations comme QAnon. L'ultradroite américaine suit attentivement ce qui se passe sur le continent européen. Nous sommes sensibles à cette menace, comme à celle de Daech ou al-Qaïda qui peuvent être tentés d'exciter certaines passions ou une certaine partie de la population pour susciter des troubles.