Intervention de François-Noël Buffet

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 23 février 2022 à 8h30
Propositions de nomination de m. julien boucher aux fonctions de directeur général de l'office français de protection des réfugiés et apatrides et de m. françois séners et mme jacqueline gourault aux fonctions de membres du conseil constitutionnel en application de la loi organique n° 2010-837 et de la loi n° 2010-838 du 23 juillet 2010 relatives à l'application du cinquième alinéa de l'article 13 de la constitution — Examen des rapports

Photo de François-Noël BuffetFrançois-Noël Buffet, président, rapporteur :

Nous allons procéder, à partir de 9 heures, en application de l'article 13 de la Constitution, aux auditions publiques, ouvertes à la presse, de trois candidatures soumises à l'aval de notre commission : à 9 heures, celle de M. Julien Boucher, dont la reconduction aux fonctions de directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) est envisagée par le Président de la République - pour des raisons pratiques, la session parlementaire étant suspendue ce vendredi, cette désignation est anticipée de quelques semaines - ; à 9 heures 45, celle de M. François Séners, candidat du président du Sénat au Conseil constitutionnel ; à 11 heures, celle de Mme Jacqueline Gourault, candidate du Président de la République au même Conseil.

Pour tenir compte de la modification de notre Règlement en vigueur depuis le 1er octobre 2021, je vais, préalablement à ces auditions, vous présenter un certain nombre d'observations sur ces candidatures.

En application de l'article L. 121-14 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (Ceseda), le ministre de l'intérieur et le ministre de l'Europe et des affaires étrangères ont proposé au Président de la République la reconduction de Julien Boucher pour un deuxième mandat en tant que directeur général de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides. En application de l'article 13 alinéa 5 de la Constitution, nous allons donc procéder aujourd'hui à son audition, qui sera suivie d'un vote, dans les conditions prévues par les lois organique et ordinaire du 23 juillet 2010.

Avant de recevoir M. Boucher, je souhaite vous présenter quelques informations sur son parcours - que la plupart d'entre nous connaissent déjà, puisque nous l'avions auditionné en vue de l'exercice de ces mêmes fonctions, le 3 avril 2019. Je m'attarderai davantage sur son bilan à la tête de l'Ofpra au cours des trois dernières années.

Julien Boucher est membre du Conseil d'État depuis sa sortie de l'École nationale d'administration (ENA), en avril 2002. Il a effectué les dix premières années de sa carrière au Palais-Royal, d'abord en tant qu'auditeur, puis comme maître des requêtes, à partir de 2005. À partir de 2008, il a exercé les fonctions de rapporteur public près l'assemblée du contentieux. Lors de sa dernière année de rattachement à cette institution, il a assuré le rôle de conseiller pour les affaires constitutionnelles auprès du secrétaire général du Gouvernement, de mars 2011 à juin 2012.

Pour la deuxième partie de sa carrière, débutée en 2012, M. Boucher a été nommé, par la voie du détachement, directeur des affaires juridiques au secrétariat général du ministère de l'égalité des territoires et du ministère de l'écologie. Il a occupé ces fonctions pendant sept ans.

Puis, en l'absence d'opposition du Sénat et de l'Assemblée nationale, Julien Boucher a été nommé par décret du Président de la République pour un mandat de trois ans en tant que directeur général de l'Ofpra, à compter du 15 avril 2019.

Je rappelle que l'Ofpra, établissement public créé en 1952, a la charge de l'application de la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et de la convention de New York du 28 septembre 1954 sur l'apatridie. Dans ce cadre, il a pour mission de statuer sur les demandes d'asile et d'apatridie qui sont déposées sur le sol français. Si l'Office a initialement été placé sous la tutelle du ministère des affaires étrangères, celle-ci est exercée depuis 2010 par le ministère de l'intérieur. Cette tutelle n'affecte toutefois pas l'indépendance de l'Ofpra, qui, selon les termes de l'article L. 121-7 du Ceseda, exerce ses missions « en toute impartialité [...] et ne reçoit, dans leur accomplissement, aucune instruction ».

Au cours de son premier mandat, M. Julien Boucher a été confronté à deux défis majeurs.

Le premier est d'ordre structurel : il s'agit de la hausse tendancielle du nombre de demandes d'asile sur la dernière décennie. Sa prise de fonction a, en effet, eu lieu dans un moment de particulière tension pour l'Office. Près de 132 000 demandes ont été enregistrées en 2019, soit le niveau le plus élevé jamais constaté. Je rappelle que ce chiffre n'était que de 65 000 en 2014. Il a donc doublé en l'espace de cinq ans...

Dans le même temps, des objectifs ambitieux en termes de délai de traitement des demandes ont été assignés à l'Ofpra. En 2017, le plan d'action gouvernemental intitulé « Garantir le droit d'asile, mieux maîtriser les flux migratoires » a fixé un objectif de 60 jours à l'horizon 2023 pour le délai d'examen des demandes d'asile par l'Ofpra. En 2019, ce délai s'élevait à 166 jours.

M. Boucher a ensuite été confronté à un second défi, cette fois conjoncturel, qui a rendu cet objectif, au mieux, irréaliste et, au pire, caduc : la pandémie de covid-19. L'Office a, en effet, totalement interrompu son activité d'accueil et de réception des demandeurs au cours du premier confinement, ce qui a mécaniquement augmenté le délai de traitement. Ainsi, en 2020, malgré la diminution nette des flux de demandeurs d'asile, avec 96 000 demandes enregistrées, le délai d'examen a grimpé à 262 jours.

Un deuxième mandat de M. Boucher s'effectuerait dans un contexte plus propice. D'une part, la reprise des flux de demandes d'asile est encore inférieure à la période précédant la crise sanitaire, avec environ 100 000 demandes pour 2021. D'autre part, l'Ofpra a bénéficié, sur les derniers exercices, d'un renforcement considérable de ses moyens. La loi de finances pour 2020 a ainsi accordé 200 ETP supplémentaires à l'établissement public, dont 150 fléchés directement vers la demande d'asile. Dans ce contexte, Julien Boucher a estimé, lors des auditions budgétaires de nos collègues Muriel Jourda et Philippe Bonnecarrère, qu'atteindre l'objectif de 60 jours en 2023 ne lui semblait pas hors de portée.

Je précise enfin que, sous la direction de M. Boucher, l'Office a dû procéder à d'importantes transformations pour tirer les conséquences de la loi dite « Asile et immigration » du 10 septembre 2018. La plus importante est la mise en place d'une procédure d'examen accélérée lorsqu'une demande d'asile a été déposée au-delà d'un délai de 90 jours. Afin de fiabiliser les relations entre l'Ofpra et les demandeurs d'asile, un portail de communication dématérialisée a également dû être créé.

Au total, et sous réserve de la prestation de M. Boucher, qui pourrait être questionné en particulier sur la façon dont il entend assurer le « retour à la normale » du fonctionnement de l'Ofpra après la période du covid et le retour à la hausse des demandes d'asile, il me semble que ce candidat présente les qualités professionnelles pour être reconduit dans ses fonctions.

Notre commission entamera, dans un second temps, les auditions des candidats présentés pour siéger au Conseil constitutionnel, en application de l'article 56 de la Constitution, afin de pourvoir deux des trois sièges bientôt vacants au sein de cette institution.

En application de l'article 13 de la Constitution, nous avons à étudier, conjointement avec les membres de la commission des lois de l'Assemblée nationale, la candidature de notre ancienne collègue et actuelle ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales, Jacqueline Gourault. Je note d'ailleurs que, si cette proposition devait être acceptée, d'anciens membres de la commission des lois du Sénat occuperaient le tiers des sièges de cette institution, MM. Mézard et Pillet ayant été nommés lors du dernier renouvellement.

En application de l'article 56 de la Constitution et de l'article 19 bis du Règlement du Sénat, nous devons également examiner la proposition du président Larcher tendant à nommer François Séners, conseiller d'État, en remplacement de Mme Dominique Lottin.

S'il revient au Conseil constitutionnel de contrôler la conformité à la Constitution des actes législatifs du Parlement, il incombe à ce dernier de s'assurer de l'adéquation des profils des candidats présentés par les trois autorités de nomination que sont le Président de la République, le Président du Sénat et le Président de l'Assemblée nationale. De notre vigilance dépend l'équilibre dynamique des pouvoirs qui est devenu le fondement de nos démocraties modernes.

Cet équilibre est aujourd'hui primordial au regard du champ d'action qui est celui du Conseil constitutionnel depuis sa jurisprudence de 1971, qui intègre, dans les normes de son contrôle, le « bloc de constitutionnalité », alliée, depuis 2008, à la question prioritaire de constitutionnalité (QPC), laquelle lui permet d'exercer un contrôle a posteriori. Ce champ d'action fait aujourd'hui l'objet de critiques.

La première d'entre elles n'est pas nouvelle et concerne la part qui revient au Conseil constitutionnel dans l'élaboration de la loi. À ce titre, un candidat à l'élection présidentielle, dont j'ignore s'il a recueilli ses 500 parrainages, affirmait récemment vouloir supprimer le contrôle de constitutionnalité de la loi. Je ne reprends évidemment pas ces propos polémiques et outranciers. Les mots du doyen Vedel sont toujours d'actualité : le Conseil constitutionnel possède la gomme, mais pas le crayon.

Toutefois, certains peuvent estimer que le Conseil use souvent de cette gomme pour corriger les contours ou estomper les contrastes voulus par le législateur et créer de nouvelles nuances, via des réserves d'interprétation. En outre, la motivation de certaines censures restant peu explicite, elle laisse parfois le législateur dans l'expectative sur ce qu'implique vraiment la lecture de la Constitution par le Conseil constitutionnel : j'en veux pour preuve la question du suivi des condamnés terroristes sortant de détention.

Par ailleurs, les propos récents du président Laurent Fabius, affirmant que, « en étudiant une QPC, [le Conseil constitutionnel doit] apprécier la balance entre l'intérêt personnel du justiciable et l'intérêt général », peuvent être sujet à discussion. Certes, le contrôle de proportionnalité fait partie intégrante du contrôle de constitutionnalité, mais ce dernier doit se borner à écarter les dispositifs manifestement déséquilibrés, afin que le juge constitutionnel ne se substitue pas au législateur dans l'appréciation de l'opportunité de la loi. Juger de l'opportunité d'une loi relève de l'exercice de la souveraineté, et la souveraineté émane du peuple, non du juge, fût-il constitutionnel.

La position du Conseil constitutionnel de considérer des ordonnances non ratifiées comme des « dispositions législatives », au sens de l'article 61-1 de la Constitution, pour pouvoir mieux les soumettre à des questions prioritaires de constitutionnalité, a également suscité plus que de l'incompréhension. Et, à l'initiative de Jean-Pierre Sueur, le Sénat a souhaité rappeler que seule une ordonnance ratifiée expressément a valeur de loi.

Enfin, l'articulation du droit international conventionnel et de la Constitution est devenue une question majeure, à mesure notamment que l'intégration européenne a conduit à ce que le droit de l'Union européenne régisse de plus en plus précisément, directement ou indirectement, des domaines qui relèvent des fonctions régaliennes et qui sont, de ce fait, d'une sensibilité politique particulière. C'est dans ce cadre que le Conseil constitutionnel a récemment rappelé sa théorie selon laquelle l'atteinte aux principes inhérents à l'identité constitutionnelle de la France peut faire obstacle à l'obligation de transposer des directives européennes.

Dans ce contexte, il est important que la composition du Conseil constitutionnel puisse allier non seulement une expertise dans la chose juridique, puisque la QPC, notamment, a fait évoluer le Conseil en une véritable juridiction constitutionnelle, mais également une connaissance profonde du fonctionnement de nos institutions, au niveau national comme au niveau local.

C'est au regard de ce prisme d'analyse qu'il faut, à mon sens, examiner aujourd'hui les candidatures proposées par le président du Sénat et le Président de la République.

Évoquons ces deux candidatures.

François Séners, candidat proposé par le président du Sénat, n'est pas étranger à nombre d'entre nous, puisqu'il a été directeur de cabinet du président Larcher de 2014 à 2017, fonction qui s'est inscrite dans une carrière riche et diversifiée.

Issu de l'ENA, M. Séners a été administrateur civil avant d'être nommé au Conseil d'État - d'abord en tant que maître des requêtes au tour extérieur, puis comme conseiller d'État -, institution dont il a été le secrétaire général et où il exerce encore, à ce jour, les fonctions de président adjoint et de rapporteur général de la section du rapport et des études.

Dans une carrière également consacrée à l'administration active, François Séners a occupé des fonctions variées : sous-préfet, conseiller technique en cabinet ministériel, conseiller de tribunal administratif, conseiller au cabinet du Premier ministre, adjoint au secrétaire général du Gouvernement, membre du Conseil national de l'Ordre des médecins et directeur de cabinet du garde des sceaux, alors Rachida Dati.

Sous réserve de la prestation qu'il effectuera aujourd'hui, lors de l'audition qui va s'ouvrir, le profil de M. Séners - à la fois juriste, fin connaisseur de l'administration de l'État et très au fait du fonctionnement du Parlement et du Gouvernement et des relations entre ces organes - me semble tout à fait correspondre aux qualités attendues d'un membre du Conseil constitutionnel.

Je ne vous présenterai que très succinctement le parcours de la candidate du Président de la République, Jacqueline Gourault, que nous connaissons tous bien, d'abord parce que celle-ci a été l'une des membres de notre commission jusqu'à encore récemment, ensuite parce que l'examen de la loi relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale, dite « 3DS », a été l'occasion de longs échanges avec elle, en sa qualité de ministre de la cohésion des territoires.

De fait, si Mme Gourault a exercé en tant que professeur d'histoire-géographie, sa carrière a essentiellement consisté en des fonctions d'élue ou de membre du Gouvernement. En tant qu'élue, Jacqueline Gourault a été maire de La Chaussée-Saint-Victor, dans le Loir-et-Cher, conseillère régionale, présidente de communauté d'agglomération, puis sénatrice du groupe centriste, membre de notre commission, présidente de la délégation aux collectivités territoriales du Sénat et vice-présidente du Sénat. En tant que membre du Gouvernement, Mme Gourault a été ministre auprès du ministre de l'intérieur, avant de devenir ministre de la cohésion des territoires et des relations avec les collectivités territoriales.

La candidature de Mme Gourault a été la cible de critiques depuis son annonce par le Président de la République, lui reprochant notamment de ne pas être juriste. C'est, à mon sens, un mauvais procès. Si la fonction de membre du Conseil constitutionnel implique évidemment d'avoir une appétence et une capacité pour traiter de questions juridiques, elle n'impose pas que tous les membres de cet organe soient d'éminents juristes avant leur entrée en fonction. Il faut, en revanche, que chaque membre ait une conscience aiguë des enjeux de politiques publiques et de libertés fondamentales qui sont en cause dans le contentieux constitutionnel.

À cet égard, la présence de parlementaires aguerris et d'anciens membres du Gouvernement apparaît importante pour s'assurer que, dans la collégialité de la prise de décision du Conseil constitutionnel, l'application d'une règle ou d'un principe de droit soit décidée en pleine connaissance de ses effets concrets sur le fonctionnement des institutions et, plus largement, compte tenu des droits et libertés garantis, sur la société elle-même.

À cette aune, la candidature de Mme Gourault me semble dotée d'une crédibilité certaine, que l'impétrante devra évidemment nous confirmer au cours de son audition.

Je vous propose désormais d'accueillir notre premier candidat, Julien Boucher.

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