Intervention de Bruno Retailleau

Réunion du 23 février 2022 à 15h00
Engagement de la france au sahel — Déclaration du gouvernement suivie d'un débat

Photo de Bruno RetailleauBruno Retailleau :

Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, ce débat est un peu particulier. En effet, comme vous venez de le rappeler, monsieur le Premier ministre, il intervient après la décision du Président de la République et l’annonce de celle-ci de retirer nos forces du Mali pour les redéployer ailleurs au Sahel.

Je ne veux pas polémiquer, car dans ce débat nous devons être à la bonne hauteur.

À la bonne hauteur, d’abord, pour nos armées. Nous avons envoyé combattre nos militaires là-bas pendant près de dix ans sur un terrain très difficile et ils l’ont fait au nom de la France.

À la bonne hauteur, aussi, pour les cinquante-neuf soldats qui y ont laissé leur vie et auxquels nous pensons tous ici, quelles que soient les travées sur lesquelles nous siégeons. Je tiens à dire à leurs familles – certaines nous écoutent peut-être – qu’ils ne sont pas morts pour rien. Ils sont morts pour la France, ils sont morts pour nos valeurs, ils sont morts pour protéger le sol français de potentielles attaques terroristes et ils sont tombés au champ d’honneur pour que le Sahel ne tombe pas entre les mains des pires ennemis de la France.

Je veux dire aussi, madame la ministre des armées, que nous pouvons, et nous devons même, être fiers de ce qu’ont fait nos armées en Afrique. Monsieur le Premier ministre, vous l’avez rappelé, Serval a été un succès : en deux mois, 400 djihadistes ont été tués et les principales villes du nord du Mali ont été libérées. En quelques semaines, les principales bases de ces terroristes ont été neutralisées. Sans l’intervention de la France au Sahel et au Mali, nous aurions eu Raqqa là-bas. Il faut le redire, nous aurions en réalité eu la constitution d’un proto-État, d’un État islamiste, d’un califat au cœur du Sahel.

Rappelons ici solennellement, au début de ce débat, ce qu’ont fait nos militaires, ce qu’a fait l’armée française en Afrique. Nous devons être conscients que très peu d’armées auraient pu faire de même dans ces conditions, sur un territoire aussi large et avec des moyens finalement assez limités.

Le mérite de ces soldats nous oblige.

Il nous oblige à être nous-mêmes, ici sur le sol français, intransigeants face aux menées islamistes, sans jamais que notre main tremble. Le front est extérieur, mais il est aussi intérieur !

Mais il nous oblige aussi à faire en sorte que le redéploiement de nos soldats et leur retrait se déroulent dans la dignité, madame la ministre. J’espère que vous nous donnerez les garanties que ce retrait sera totalement sécurisé.

Être à la bonne hauteur signifie, enfin, avoir un débat honnête.

Franchement, à quoi servirait un débat convenu, débordant d’autosatisfaction ? Cela ne nous empêche pas de reconnaître, comme je viens de le faire, que Serval a été un succès et que nous avons ensuite engrangé des victoires avec l’opération Barkhane. Vous avez rappelé, monsieur le Premier ministre, que nos troupes ont tué le leader d’AQMI en juin 2020 et que l’État islamique dans le Grand Sahara avait été pratiquement neutralisé.

Mais on ne peut pas s’arrêter là : allons au-delà et approfondissons l’analyse. Avec non pas l’opération Serval, mais sa continuation, Barkhane, nous avons fait un pari. Celui-ci reposait sur notre capacité à pouvoir contenir ces groupes armés, en attendant la relève des forces locales. Ce pari, nous n’avons pas pu le gagner, parce que nous avons perdu la course de vitesse entre l’érosion naturelle dans le temps d’opinions publiques manipulées et la montée en puissance des forces locales. De nos jours, la guerre informationnelle fait presque partie des armes conventionnelles et il faut la contrer, ce que nous n’avons pas su bien faire.

En regardant aujourd’hui la situation d’un point de vue politique, diplomatique ou militaire et avec un peu d’objectivité, que constate-t-on ?

L’influence de la France en Afrique, dans cette zone, a-t-elle été renforcée ? Je ne le crois pas.

La menace djihadiste a-t-elle été fortement réduite ? Je ne le crois pas non plus. Elle a plutôt augmenté et elle atteint désormais d’autres pays, en particulier dans le golfe de Guinée.

Que s’est-il donc passé ? Je pense que les succès n’ont pas été exempts d’erreurs, d’ordre militaire et diplomatique.

Pour Barkhane et sa prolongation, l’erreur militaire a consisté, lorsque nous avons engagé l’opération, à penser que nous pouvions nous disperser. Je vous rappelle qu’à l’époque nous étions engagés – sans doute était-ce nécessaire – dans l’opération Sentinelle et en Irak, mais au vu du format de nos armées, se diviser et se disperser, c’était finalement s’affaiblir, car on ne gagne ce genre de guerre qu’en tapant vite et très fort.

Autre élément concernant l’aspect militaire, nous nous sommes bercés d’un certain nombre d’illusions. C’était beaucoup présumer que de penser qu’en très peu de temps nous pouvions relever une armée comme celle du Mali, qui était l’une des plus faibles et des plus corrompues d’Afrique.

Il était illusoire de croire que la force du G5 Sahel, même s’il fallait sans doute la mettre en place, pouvait exister en tant que telle, sans la perfusion française, sans l’habitude et la culture de la planification issue d’états-majors communs – en réalité, une telle grammaire de l’intervention sur le terrain est essentielle, si l’on veut être efficace.

Vous avez parlé, monsieur le Premier ministre, de « l’esprit de Takuba » : pour filer la métaphore, Takuba relevait effectivement d’une dimension immatérielle en quelque sorte. Si vous enlevez les 400 militaires français de Takuba, que reste-t-il ? Seulement l’esprit !

Quant à la Minusma, peut-être faut-il reconnaître, mes chers collègues, qu’elle a toujours été incapable de faire autre chose que de se protéger elle-même, et encore avec l’appui de nos forces ?

Voilà pour l’aspect militaire. Mais, selon moi, les erreurs les plus importantes ont été d’ordre diplomatique.

La première erreur d’analyse a été faite, lorsque le Président de la République a annoncé – en juin 2021, me semble-t-il – juste après le sommet de Pau, sans grande concertation avec nos partenaires africains, un retrait progressif.

Cette décision a envoyé un double signal.

D’abord à la junte, qui l’a saisi comme un prétexte – j’approuve évidemment, monsieur le Premier ministre, ce que vous avez dit sur la junte – pour se jeter dans les bras de Wagner et d’une autre puissance que la France.

Ensuite à nos propres partenaires, qui étaient réticents à s’engager davantage. Au moment même où ils ont entendu que nous allions nous retirer, certes progressivement, il ne fallait pas croire que, dans un mouvement inverse, eux allaient substantiellement s’engager. C’est en ce sens que je pense qu’une erreur diplomatique a été commise.

Mais la plus grande erreur concerne la politique africaine. Cette erreur date du discours du Président de la République de Ouagadougou, très tôt dans son quinquennat, en novembre 2017, lorsqu’il a procédé à une réinterprétation de la politique africaine : celle-ci devait se baser notamment sur la société civile africaine – c’était là encore un pari. Or les représentants de cette société civile étaient souvent issus, en fait, de la diaspora africaine et de la grande bourgeoisie – une représentation qui pouvait donc être contestable. Et nous nous sommes détournés des autorités – de fait ou de droit, peu importe – et de ceux qui gouvernaient un certain nombre de pays.

Nous avons par exemple créé le Conseil présidentiel pour l’Afrique et, de proche en proche, nous avons désorienté nos partenaires. Je veux rappeler que, dans un certain nombre de réunions, par exemple au cours d’ateliers, la voix donnée aux autorités publiques était une voix parmi d’autres. Cela a conduit à une profonde désorientation et à un affaiblissement notre politique africaine.

Une fois cela dit, que faire désormais ? Se retirer pour tirer un trait sur tout ce que nous avons fait ? Évidemment non. Je vous rejoins, monsieur le Premier ministre : il faut bien sûr rester au Sahel, se redéployer dans les conditions que vous avez évoquées il y a quelques instants – je n’y reviens pas –, notamment à Niamey, au Niger.

Mais il faudra aussi, pour l’avenir, tirer un certain nombre de leçons de cette expérience. Ce que m’inspire non pas Serval, mais Barkhane et sa continuation, ce sont trois leçons sur les illusions françaises.

La première illusion, c’est qu’on ne peut pas, dans un État quasi failli, aboutir à des résultats, si l’action militaire ne se combine pas efficacement avec une action civile de développement. C’est une illusion très occidentale. En définitive, la France peut être une force d’action rapide en Afrique, c’est-à-dire qu’elle peut être un pompier qui éteint l’incendie, mais elle ne peut pas être le gendarme qui restaure l’ordre. Ce premier point est important et c’est, je le redis, une illusion largement partagée en Occident.

La deuxième illusion, c’est l’illusion européenne. Peut-on « se servir » des opérations extérieures (OPEX) comme d’un terrain d’entraînement pour constituer un embryon d’armée européenne ? Cet exercice montre très vite ses limites, comme je l’ai dit précédemment : sans la France, Takuba avait des difficultés à exister et, en réalité, derrière Takuba il y avait la France.

La troisième illusion, c’est la politique africaine. Entre l’angélisme dont nous semblons faire preuve et la realpolitik que d’autres puissances – je pense à la Russie ou à la Chine – déploient sur le continent, il y a sans doute une marge. Cette marge, c’est le réalisme : il s’agit de dialoguer avec les autorités qui sont en place, même si elles sont peu recommandables – c’est le propre de la diplomatie… Le réalisme est absolument nécessaire, si l’on veut avoir demain une diplomatie un peu efficace.

Pour terminer et évoquer l’avenir, il faut d’abord redire que, parmi les – désormais – vingt-sept États membres de l’Union européenne, nous sommes le seul pays qui dispose d’un modèle complet d’armée capable de se projeter à l’extérieur : c’est un élément fondamental qu’il faudra entretenir. Nous, parlementaires, nous ne l’oublierons pas dans les prochains projets de loi de finances – n’est-ce pas, cher Christian Cambon ?

Second élément de conclusion, l’Afrique est un continent en devenir démographique et elle est instable. Mais l’avenir de l’Afrique nous concerne et engage notre destin. Au travers de toutes nos actions, pas seulement militaires, mais également diplomatiques ou par le biais de l’Agence française de développement (AFD) – et Dieu sait si, dans cette enceinte, nous avons réclamé beaucoup plus de transparence –, nous devons parvenir à une meilleure articulation de l’action militaire avec, si j’ose dire, l’action civile et humanitaire.

La France, et surtout l’Europe, est la première puissance humanitaire. Il faut demain convaincre les populations. Car quelle est la situation actuellement ? Si hier la présence de la France était souhaitable, elle est désormais redoutée, et même presque repoussée.

Recombinons nos forces, parce que la France doit rester en Afrique : c’est notre histoire, mais c’est aussi un destin commun et notre avenir.

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