Monsieur le Premier ministre, il y a trois semaines, lors d’une question d’actualité au Gouvernement, le président du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain vous a demandé de bien vouloir accepter d’inscrire ce débat à notre ordre du jour. C’est un enjeu démocratique et une bonne manière de construire une politique internationale efficace et durable.
Tout au long de ce quinquennat, le président Macron a préféré une approche descendante de la relation entre les pouvoirs exécutif et législatif. La preuve en est que ce débat arrive après la décision présidentielle ! Ce n’est donc plus véritablement un débat… Pour autant, il serait dommageable d’en faire un moment d’opposition caricaturale ou un quitus des décisions élyséennes.
Avant toute autre considération, nous pensons avec gravité à celles et ceux qui ne sont plus là. Ils sont morts pour la France, pour ce qu’elle est et représente, ici et dans le monde, pour ces trois mots qui la fondent : liberté, égalité, fraternité.
J’ai une pensée émue pour leurs familles et leurs proches. Mes fonctions passées m’ont amené à les rencontrer et j’ai pu mesurer leur courage dans ces épreuves tragiques. Je veux leur dire que la flamme du souvenir ne s’éteindra jamais. Elle ne compensera ni le chagrin ni la tristesse de celles et de ceux qui restent, mais notre mémoire ne les oubliera pas.
Permettez-moi aussi d’apporter notre soutien unanime à tous les blessés et à leurs familles. La République est et sera à leurs côtés.
Ici, je veux saluer le travail du service de santé des armées et des personnels de l’Institution nationale des Invalides. Sans eux, aucune projection de nos armées ne serait possible.
Alors que le départ du Mali est annoncé, comme vous nous l’avez confirmé, monsieur le Premier ministre, nous pensons à toutes les ONG qui œuvrent sur le terrain au service des populations locales et à tous ces journalistes qui, par leur travail, permettent de faire vivre la liberté et la démocratie.
J’ai ici une pensée pour Olivier Dubois, enlevé dans la région de Gao il y a dix mois et dont la famille, sans nouvelles, attend le soutien du gouvernement français.
Depuis neuf ans, les armées françaises sont engagées dans un théâtre d’opération complexe et font preuve d’un professionnalisme sans faille.
Répondant à l’appel du gouvernement malien, menacé par des groupes djihadistes, nos troupes sont intervenues en quelques heures en 2013 sur décision du président François Hollande. L’opération Serval a consisté à se projeter rapidement et à porter l’initiative aux confins du Sahel pour protéger la démocratie et les populations menacées, ni plus ni moins. Cette opération n’a jamais été une offensive de conquête.
Il faut le dire et le redire, les armées françaises et européennes n’ont à aucun moment été des forces d’occupation. À chaque instant, elles se sont inscrites dans un cadre relationnel clair avec l’ensemble des cinq pays concernés géographiquement par l’opération Barkhane, dont le Mali en premier lieu.
Barkhane a été lancée pour procéder à une autonomisation des forces armées locales, singulièrement cette armée malienne fortement affaiblie et incapable de faire face à la menace qui l’acculait en janvier 2013.
En ce sens, l’accord signé le 16 juillet 2014 entre les ministres malien et français de la défense précisait que l’opération Barkhane identifie les principaux domaines de coopération de défense : échange d’informations et consultations régulières sur les problèmes sécuritaires, formation, conseil, entraînement et équipement.
Bien entendu, il s’agissait de permettre au Mali de faire front face à la poussée djihadiste, de raffermir sa souveraineté, celle d’un pays démocratique, et de lui donner la stabilité nécessaire pour administrer librement l’ensemble de son territoire, au service des Maliennes et des Maliens. Il ne s’agissait pas de construire un autre État ou d’imposer tel ou tel parti au peuple malien.
Voilà ce qu’étaient les objectifs de l’opération Barkhane, ni plus ni moins.
Dans ce contexte, les armées françaises n’ont jamais été défaites sur le terrain militaire. À chaque instant, ces femmes et ces hommes, tous ces personnels des armées de terre, de l’air et de mer, qu’ils fussent en première ligne ou en soutien, tous ont affronté le feu ; qu’ils œuvrent dans l’ombre ou la lumière, toutes et tous ont su se distinguer.
Aujourd’hui, il nous revient, à nous parlementaires, au nom de tous les Français, de les honorer. En ces instants, nous affirmons que les annonces de ces derniers jours ne sont pas celles d’une défaite militaire, mais qu’elles sont la marque visible et durable d’un manque de clairvoyance de la part de l’exécutif quant à la stratégie de la France au Sahel.
Ce que nous pointons, c’est non pas tant la décision de quitter le Mali que le fait qu’elle soit prise sous la contrainte et non pour répondre à un agenda politique.
La première contrainte, c’est le rejet de la présence française, notamment avec le revirement de l’opinion publique. Ces mêmes citoyens qui avaient applaudi en 2013 l’intervention dans les rues de Bamako, Tombouctou et Gao et partout ailleurs dans le pays manifestent aujourd’hui pour le départ des Français.
C’est là le fruit d’une savante stratégie d’influence diligentée par Moscou, qui franchit une ligne de plus avec l’arrivée de la société Wagner.
Il y a, ensuite, une contrainte diplomatique liée aux relations avec le pouvoir central de Bamako. Le dialogue ne pouvait qu’être rompu, tôt ou tard, avec cette junte qui privatise le pouvoir.
Après l’expulsion de notre ambassadeur – une humiliation pour la France ! –, la junte exige désormais le départ immédiat des troupes internationales.
Un retrait précipité et désordonné représenterait une faille dans laquelle s’engouffreraient les terroristes qui souhaitent porter des coups à nos forces. Nous appelons à la plus grande vigilance et à ce que la sécurité de l’ensemble des personnels soit totalement garantie. Je salue vos propos tenus hier à l’Assemblée nationale, monsieur le Premier ministre, sur le fait que le retrait ne nous serait pas imposé dans le temps et que la sécurité de nos troupes serait assurée.
Vient, enfin, une triple contrainte – tactique, politique et sécuritaire – avec l’arrivée de la milice Wagner. Après s’être déployée partout en Afrique de l’Est selon un axe nord-sud, de la Libye au Mozambique, la Russie se déploie en Afrique de l’Ouest. L’afflux massif d’éléments russes est un risque supplémentaire et direct.
Comment mener des opérations sur zone avec la présence de ces fous de guerre dans le secteur ? Nous ne pouvons pas prendre le risque d’être assimilés à ces gens qui font commerce de la violence et des exactions. Nos forces armées portent haut les valeurs de la démocratie et de la lutte implacable contre le djihadisme.
Avec le départ des forces européennes, ce sont les Maliennes et les Maliens qui se trouvent sous la menace des hordes de Wagner. L’histoire est déjà écrite.
Quand la junte n’aura plus la trésorerie, les hommes de Wagner se payeront directement sur la bête. Comme en République centrafricaine, le pillage deviendra la norme. Malheureusement, après la terreur djihadiste, la population payera le prix du sang et des larmes.
Tout cela pour quoi ? Les officiers de la junte sont des rentiers, sans considération pour le devenir du Mali ou du peuple malien. Le pouvoir a été volé à la démocratie par la force. Le nouveau pouvoir est maintenu par la force – un pouvoir qui ne sert qu’un petit nombre dont le seul objectif est de s’enrichir, un pouvoir qui ne redistribue rien aux citoyens.
Dans cette affaire, ce qui restera, ce n’est pas tant la décision de partir ni celle d’y être allé. Ce qui restera, c’est l’instabilité et le manque d’anticipation. Quelle a été la stratégie de la France au Mali et au Sahel durant ces cinq dernières années ?
Quid des fameuses « lignes rouges » posées par votre gouvernement depuis 2017 ? Force est de constater que, si elles ont existé, ces lignes rouges n’auront eu de cesse de battre en retraite. Elles apparaissent désormais comme autant de vaines tentatives, de coups de poker, à l’intention de Bamako et de Moscou. Des expérimentations diplomatiques qui n’ont pas fonctionné !
L’annonce du départ n’est pas un choix stratégique, mais une décision contrainte autant par la succession des évènements au Mali que par l’impossibilité pour nos partenaires européens de poursuivre cette présence.
Le Gouvernement s’est retrouvé dos au mur.
Le débat prévu en mai au Bundestag sur le mandat encadrant le déploiement des troupes allemandes, le terme du mandat de la Minusma en juin prochain, le non-renouvellement d’ores et déjà décidé de l’engagement des troupes suédoises ou belges au sein de Takuba : tous ces éléments ont formalisé la véritable ligne rouge, non pas celle que l’on se fixe dans le cadre d’une stratégie claire, mais celle que les évènements nous imposent.
Or gouverner, c’est prévoir. La prise de décision du Président de la République est imposée sous la pression. Dès lors, nous pouvons revoir toutes les sorties diplomatiques de la France depuis 2017 sur la question du Sahel, et même de l’Afrique, à travers ce prisme.
Le sommet de Pau, les réunions avec les autres chefs d’État, la publicité d’un Président de la République chef des armées, tout cela n’aura eu aucune prise sur le déroulé de l’histoire.
En matière de politique étrangère, nous ne sommes pas loin d’observer que le Président de la République n’aura procédé qu’à des gesticulations.
Après avoir tenu la main de Trump en 2018, il a enchaîné les dialogues stériles avec ce président américain et avec Poutine.
Au Liban, l’initiative française n’a débouché sur rien. Une grande partie de l’opinion et des médias libanais considère que le Président de la République n’aura pas apporté de solutions et aura, somme toute, accentué les difficultés.
Et puis, il y a eu toute la stratégie de la France dans la zone indo-pacifique, tombée, en une annonce, avec le retrait de l’Australie du contrat relatif à la vente de sous-marins français. Sur ce sujet, nous considérons que de nombreuses interrogations demeurent entières.
Toutes les intuitions du Président de la République et du Gouvernement se seront heurtées à l’épreuve des faits ! La crise en Ukraine en sera, hélas, un exemple de plus, même s’il faut chercher la paix jusqu’au bout.
La politique étrangère n’est pas une simple affaire de communication politique consistant à créer un buzz par un nouveau coup d’éclat. Elle ne peut pas se résumer à quelques envolées sans lendemain. En matière de relations internationales, il n’y a pas de formule magique. Il faut de la méthode, de l’exactitude et de l’assiduité.
Ce qui fait le rayonnement de la France, ce sont la stabilité des valeurs qu’elle défend, le sérieux de ses engagements, sa faculté à voir plus loin, comme en Irak en 2003.
À la fin de ce quinquennat, la France quitte le Mali par la petite porte. Et le Gouvernement tente d’esquiver le travail essentiel d’introspection et d’amélioration dont notre pays a besoin quant à sa politique internationale. On nous explique que tout va bien, que rien ne change vraiment, puisque Barkhane continuera à partir de pays limitrophes, et qu’en conséquence la France demeurerait clairvoyante au Sahel.
Mais des questions concrètes restent sans réponse. Entre autres choses, quid du survol de l’espace aérien malien pour protéger la Minusma et porter des coups aux bandes de terroristes ?
Barkhane n’est qu’un exemple des nombreux autres embarras du gouvernement actuel en matière de politique étrangère. Alors que la compétition internationale s’est très fortement accrue et que les superpuissances se réarment, ce qui pose inéluctablement le risque de la guerre, c’est toute notre politique étrangère que nous devons interroger : de la formation aux métiers de notre diplomatie à notre réseau consulaire ; de l’aide au développement à la francophonie ; des grandes orientations de notre stratégie dans le monde à notre place dans l’Europe.
La France doit se redéfinir pour être en capacité de faire face aux enjeux tels qu’ils se présentent.
C’est le prix de notre amélioration collective ; c’est le socle de nos nécessaires unité et continuité républicaines quant aux questions d’affaires étrangères et de défense.