Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, la dramatique situation au Mali et le bilan désastreux de l’intervention militaire française ont des causes profondes, non pas conjoncturelles.
C’est par là qu’il faut commencer pour que nous puissions en tirer des leçons. Les États de la zone sahélienne font partie des nombreux États du Sud depuis longtemps affaiblis, saignés et désarmés par l’ajustement structurel libéral.
Si les armées africaines sont faibles, c’est parce qu’elles ont subi les mêmes logiques de délitement que la société et les États dans les domaines économique, fiscal, sanitaire, alimentaire, éducatif, judiciaire ou sécuritaire.
La violence endémique a prospéré dans les plaies de cette crise multidimensionnelle. Telle est la toile de fond de la crise sécuritaire que connaît cette région depuis dix ans.
Il y a un an, au nom de mon groupe, j’avais pointé l’impasse représentée par l’opération Barkhane, quarante-deuxième expédition militaire française en Afrique depuis les indépendances.
Qu’avions-nous dit à l’époque ? Je me permets une citation : « La situation humaine, politique et économique du Mali empire. Dans ce contexte de déstabilisation sociale et politique, les islamistes continuent de développer leur sinistre entreprise. Les leçons des guerres menées au nom de la “guerre contre le terrorisme” ne sont pas tirées. À chaque fois, les pays sont laissés en proie au chaos pour des décennies. La désintégration de la Libye en est un exemple. Elle est d’ailleurs directement à l’origine d’une partie des violences armées dans le nord du Mali. Dans quel état laisserons-nous le Mali et les autres pays de la région si nous poursuivons dans cette voie ? »
Nous avons poursuivi. Mais ce constat a été dressé plusieurs mois avant l’arrivée au pouvoir du colonel Goïta et la venue de Wagner au Mali ! Les responsabilités politiques françaises dans le désastre actuel ne peuvent pas être niées, parce qu’il était prévisible.
Sur les cartes du ministère de l’Europe et des affaires étrangères, près de 90 % du territoire malien est en rouge, contre 10 % il y a dix ans. Voilà le résultat de la militarisation à tout va ! Les victoires tactiques contre les djihadistes, que vous n’avez pas cessé d’invoquer pour justifier la poursuite de Barkhane, n’ont en vérité jamais tari le terreau de recrutement des entrepreneurs de violence.
Les chiffres des violences sont en augmentation constante depuis 2015. En 2021, près de 2 000 événements violents ont été recensés au Sahel, provoquant la mort de plus de 4 800 personnes pour cette seule année. La violence des groupes djihadistes contre les civils représente 60 % de ces violences. Une part non négligeable est donc également imputable aux forces de sécurité et de défense, dont celles de l’armée française.
À titre d’exemple, je veux rappeler le bombardement français de Bounti, au Mali, qui avait fait dix-neuf morts civils, et plus récemment, les 20 et 27 novembre 2021, les morts et les blessés graves lors de manifestations au Niger et au Burkina Faso contre le passage d’un convoi militaire français.
Cette guerre a aussi coûté la vie à cinquante-neuf de nos miliaires, dont nous saluons évidemment la mémoire.
La lumière sur l’ensemble de ces violences n’est pas encore faite – elle devra l’être.
Aujourd’hui, notre armée va quitter le Mali, mais s’agit-il véritablement d’un « changement de paradigme » comme l’a déclaré Emmanuel Macron ? Rien ne l’indique, au contraire, puisque nous voulons nous redéployer au Sahel avec les mêmes objectifs, en forçant cette fois la main au Niger, semble-t-il, pour nous y installer, avec très probablement les mêmes résultats demain.
Dans ce contexte de forte dégradation de l’image de la France, nous continuons de vouloir tirer les ficelles de régimes et d’États africains fragilisés, au moyen de prises de position à géométrie variable selon qu’il s’agisse du Tchad, de la Côte d’Ivoire, de la Guinée, du Mali ou du Burkina Faso. Nous appuyons les sanctions extrêmement dures de la Cédéao contre le Mali, alors qu’elles punissent un peuple malien en souffrance, mais aussi par ricochet les populations des pays limitrophes et les diasporas, notamment en France.
Alors, que faire ?
Il y a un an, nous demandions un plan de retrait programmé et concerté. Vous ne nous avez pas écoutés et aujourd’hui, acculés, vous niez l’évidence de l’échec.
Nous demandions ce plan pour y substituer un nouvel agenda politique, économique et de sécurité durable pour le Mali et la région, enfin tourné vers un développement de l’Afrique par les Africains.
Depuis dix ans, nous avons dépensé trente fois plus pour intervenir militairement que pour financer l’aide publique au développement (APD). En 2021, l’APD au Mali s’élevait à 28 millions d’euros, contre près de 900 millions pour Barkhane…
L’APD, absolument nécessaire, ne suffira d’ailleurs pas, même si elle est augmentée et mieux ciblée. C’est la refondation de notre relation à l’Afrique qui doit être mise à l’ordre du jour.
Que l’on ne me dise pas que la Françafrique est finie ! Ou alors, que l’on m’explique pourquoi, l’an dernier, nous avons précipité le ravalement de façade du franc CFA en eco, sans réelle concertation avec les parlements africains, coupant ainsi l’herbe sous le pied à tout projet de construction d’une souveraineté monétaire africaine.
Que l’on m’explique aussi ce que faisaient le 24 janvier dernier Nicolas Sarkozy et Yannick Bolloré dans le bureau de ce cher ami de la France, Alassane Ouattara, si ce n’est pour convaincre ce dernier d’avaler la couleuvre de la vente des concessions portuaires d’Afrique de l’Ouest du groupe Bolloré au géant italien MSC, alors même que la fin de ces concessions pourrait conduire à une reprise en main souveraine de ces infrastructures stratégiques ?
Oui, il faut décidément changer d’époque ! Mais surtout, il faut arrêter de seulement le dire, et le faire vraiment !
Dans le domaine sécuritaire, à l’issue d’une renégociation des accords avec les pays concernés, notre appui militaire doit être recentré sur le soutien exclusif aux armées locales, en retenant, si ces pays le souhaitent, la formule d’un comité d’état-major conjoint des forces africaines.
Formations et transferts de technologies aux armées nationales doivent être programmés pour rompre avec une dépendance quasi exclusive vis-à-vis de l’ancienne puissance coloniale. Le retrait des troupes françaises doit être décidé en concertation avec les pays de la zone sahélienne. L’unité du Mali doit être garantie et les accords d’Alger renégociés.
Comme nous le proposons dans le cadre de la campagne présidentielle, démilitariser les relations internationales est une urgence, que ce soit en Europe, en Afrique ou ailleurs. Inspirons-nous de la feuille de route de Lusaka pour faire taire les armes en Afrique. Luttons contre les trafics d’armes, cessons de vendre des armes à des États du golfe Persique qui entretiennent des relations troubles avec les mouvements djihadistes.
Surtout, refondons nos relations économiques. Je terminerai, en rappelant quelques-unes de nos propositions à ce sujet.
Premièrement, il faut avancer urgemment vers la suppression des paradis fiscaux offshore, qui permettent un accès rapide aux richesses illégalement acquises et servent le pillage du continent africain.
Les flux financiers illégaux participent chaque année à la fuite de près de 1 000 milliards de dollars du continent. Dans cette logique, nous réaffirmons également que 10 % de l’aide publique au développement devrait être dédié au soutien et au renforcement des systèmes fiscaux des pays en développement.
Deuxièmement, il faut aider à la construction d’une souveraineté monétaire africaine, sans laquelle tout financement du développement est structurellement handicapé. La tutelle du franc CFA et de l’eco doit cesser. La France doit agir en vue de changer les critères d’allocation des droits de tirage spéciaux du Fonds monétaire international (FMI) et en faveur d’une réaffectation des droits de tirage spéciaux (DTS) non utilisés. Notre groupe a déposé une proposition de résolution en ce sens.
Enfin, troisièmement, il faut réviser la logique actuelle des échanges économiques et des traités de libre-échange. Ces derniers maintiennent ces pays dans une économie extravertie, contre toute logique de développement de leurs ressources endogènes, humaines ou économiques ; ils les empêchent d’affronter les immenses défis du siècle à venir liés au développement humain et à la lutte contre le réchauffement climatique.
L’intérêt commun de la France, du Mali et des pays du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest est la reconquête par ces pays des moyens de leur propre développement. Toute autre voie empreinte d’instrumentalisation au service d’influences exclusives dans la guerre d’influence des puissances est vouée à l’échec : ces dix dernières années nous le montrent avec éclat.