Monsieur le président, monsieur le Premier ministre, madame la ministre, messieurs les ministres, mes chers collègues, malgré la distance qui les sépare, les événements du Mali et de l’Ukraine ont un point commun : ils sont une étape dans la dissipation d’une grandiose et merveilleuse illusion.
Le temps dévoile les lignes de force de l’histoire. Il nous enseigne que le XVIIe siècle fut celui des monarchies absolues et de l’ordre westphalien, le XVIIIe celui des Lumières et de l’avènement des démocraties, le XIXe celui de la révolution industrielle et de la domination du monde par l’Occident.
Le XXe siècle fut celui du combat à mort des démocraties contre les totalitarismes. Par deux fois, les premières ont failli le perdre. Le 9 novembre 1989, la chute du mur de Berlin a signé leur victoire. L’illusion fut de la croire définitive. Douze ans plus tard, en 2001, cette douce illusion s’est effondrée en même temps que les tours jumelles de Manhattan. Depuis, chaque année qui passe apporte un nouveau démenti à ceux qui y croiraient encore.
Lorsque Samuel Huntington a publié en 1996 Le Choc des civilisations, dans l’euphorie de la victoire des démocraties, il fut loin de convaincre.
Trente ans plus tard, l’histoire nous montre qu’il était visionnaire. Les conflits idéologiques de la guerre froide ont disparu, remplacés par les lignes de fracture entre civilisations. C’est le retour des religions, des nationalismes, des zones d’influence et de l’affaiblissement de l’universalisme au profit des particularismes.
Mauvaise nouvelle pour nous, car à la perte de notre prépondérance s’ajoute le fait que nous sommes les seuls ou presque à nous revendiquer de la démocratie dans un océan de régimes illibéraux, dictatoriaux, religieux, militaires ou totalitaires.
Le Mali en est un bon exemple, où nous affrontons la conjonction du djihadisme islamiste, de soudards anachroniques prétendant lutter contre le colonialisme soixante ans après l’indépendance, de la Chine dans le domaine économique et de la Russie dans le domaine militaire et politique.
Certains demandent de quand datent nos difficultés au Mali. La réponse est simple : du début. Ce que je dis là peut surprendre tant Serval fut un succès, mais Serval n’était pas le début.
Le début, et nous y sommes un peu pour quelque chose, c’est, en 2011, lors de notre « guerre humanitaire » en Libye – étrange oxymore inventé par des éditorialistes enivrés de la démocratie victorieuse et des ONG appelant à l’aide sur le terrain –, après avoir stoppé les colonnes de chars de Kadhafi chargeant sur Benghazi, nous nous sommes détournés, laissant s’aggraver la guerre civile, les affrontements des tribus, la disparition des frontières, l’explosion des groupes djihadistes dans tout le Sahel, boostés par les trafics d’armes, d’argent, d’êtres humains et de drogue.
Voilà pourquoi, succédant à Serval victorieux, Barkhane n’a jamais eu que deux issues possibles : ne jamais finir ou finir un jour par le départ sans victoire définitive.
Le drame des pays du Sahel, c’est que, lorsque la démocratie est défaillante, la place est libre pour les deux solutions les pires : l’extrémisme religieux et les centurions. Le djihadisme menace désormais jusqu’au golfe de Guinée et les coups d’État se multiplient.
C’est ce qu’a très bien compris le dictateur paranoïaque de Moscou, qui n’a aucun projet positif au Mali – ni ailleurs ! – et dont le seul but est d’en chasser les autres, en installant à Bamako un quarteron de colonels formés à Moscou et en dépêchant, après le Mozambique et la Centrafrique, les mercenaires de Wagner de triste mémoire. C’est là que l’Ukraine fait écho au Mali.
Incarnation du ressentiment, l’homme qui s’est juré de revenir par la ruse ou par la force sur le rabougrissement de son empire a un cauchemar : que l’Ukraine marche vers la démocratie et qu’elle réussisse, parce que l’exemple serait contagieux chez lui. Alors que 150 000 soldats sont massés à la frontière et déjà entrés pour certains en Ukraine, il se présente comme l’agressé ! Ce qui est effarant, c’est que certains ici même le croient.
Dans leur combat contre les dictatures, les démocraties ont un énorme handicap. Elles ont en leur sein une cinquième colonne, les populistes d’extrême droite et d’extrême gauche, qui ont un flair infaillible pour renifler les despotes. De Le Pen à Mélenchon en passant par Zemmour, c’est à qui gagnera le concours du meilleur caniche.
N’importe quelle personne saine d’esprit ne peut qu’être effarée par l’invraisemblable litanie des violations du droit international par la Russie : invasion de la Géorgie, soutien aux sécessions de l’Ossétie, de l’Abkhazie et de la Transnistrie, crimes contre l’humanité en Tchétchénie et en Syrie, annexion de la Crimée, soulèvement du Donbass, pressions sur la Moldavie et les pays Baltes, dénonciation maladive de l’OTAN, cyberattaques massives, chasse aux ONG, destruction du Boeing de la Malaysia Airlines, assassinat manqué de Navalny, exil forcé pour Khodorkovski et Kasparov, assassinats réussis de Politkovskaïa, Litvinenko, Markelov, Bourbourova, Magnitski, Beresovski, Nemtsov et bien d’autres – et, aujourd’hui, l’invasion.
Pourtant, les populistes continuent de brailler que les responsables sont les Américains. L’antiaméricanisme rance de la vieille extrême droite anti-anglo-saxonne et de la vieille extrême gauche anticapitaliste, la vieille rancune est toujours là : comment pardonner aux Américains de nous avoir sauvés trois fois au XXe siècle ?
Pour ces tyrannophiles, tout aussi responsables sont les dirigeants européens, cette Europe qu’ils détestent et qu’ils veulent abattre, cette Europe qui propose à ses partenaires tout ce que Poutine, comme eux-mêmes, ne peut supporter, la démocratie, l’État de droit, les droits de l’homme et la solidarité entre les États membres. Ils rabâchent au mot près la propagande de l’ex-colonel du KGB : la nation ukrainienne n’existe pas, l’Ukraine fait partie de la sphère de la Russie, la Russie a été humiliée depuis la chute du mur. Aucun mot, bien sûr, de l’humiliation durant cinq décennies des Polonais, des Tchèques, des Hongrois et de toutes les autres victimes de l’occupation soviétique, à commencer par les Ukrainiens.
Depuis trois jours, c’est encore plus écœurant : ils s’aplatissent devant Poutine et pilonnent Macron. Ils ne parlent que de souveraineté, mais ils réclament la soumission de l’Ukraine.
Que les extrêmes tiennent ces discours de collabos est dans l’ordre des choses. Ce qui est affligeant, c’est qu’ils déteignent sur la droite républicaine