Intervention de Jean-Claude Bonichot

Commission des affaires européennes — Réunion du 22 février 2022 à 14h50
Justice et affaires intérieures — Audition de M. Jean-Claude Bonichot conseiller d'état juge français à la cour de justice de l'union européenne

Jean-Claude Bonichot, conseiller d'État, juge français à la Cour de justice de l'Union européenne :

Je réponds tout de suite à votre question sur la primauté. Rien de neuf sous le soleil, même si l'on en parle beaucoup aujourd'hui, puisque les cours constitutionnelles émettent certaines critiques.

En 1964, la Cour a expliqué que la Communauté a bénéficié de transferts de compétences, et que ces compétences sont donc exercées en commun. En 1978, la Cour a aussi rappelé que, dans les domaines en question, les États ne peuvent pas aller à l'encontre de ce qui a été décidé en commun. Ce principe est consubstantiel à l'Union européenne ; décidé il y a presque cinquante ans, il était alors parfaitement admis.

Comme le montre sa jurisprudence, la Cour fait preuve de beaucoup d'attention et de souplesse dans l'application de ce principe.

La Cour a par exemple rendu deux arrêts successifs qui concernaient l'Italie. Elle avait été saisie pour savoir si les règles limitant la durée d'un procès pénal dans ce pays, fixant entre autres une durée maximale du délai raisonnable de jugement, ne risquaient pas de porter atteinte à la bonne gestion financière de l'Union européenne : en cas de fraude à la TVA, cela risquait d'aboutir à une prescription des poursuites, voire du procès et des procédures. Dans un premier temps, la CJUE a estimé que les règles italiennes allaient trop loin, mais la Cour constitutionnelle italienne a alors rappelé que ces règles de prescription faisaient partie du principe même de la légalité des délits et des peines, du moins en Italie. La Cour de justice a alors constaté que la sécurité juridique des poursuites pénales en Italie pouvait être remise en cause, et qu'il appartenait à la Cour italienne d'approfondir le sujet. La CJUE a donc su faire un pas en arrière, faisant preuve de beaucoup de prudence et de modération dans l'application du principe de primauté.

Dans son arrêt du 5 mai 2020, la Cour de Karlsruhe critique non le principe de primauté, mais le fait que la CJUE n'aille pas assez loin dans le contrôle des pouvoirs de la BCE.

J'en viens à mon propos liminaire. Vous excuserez mon ton parfois direct ; il est le fruit de l'expérience.

Il faut faire attention à bien distinguer la Cour de Luxembourg de celle de Strasbourg. La CJUE n'est pas une cour des droits de l'homme. Son rôle est bien plus comparable à celui des juridictions suprêmes nationales, comme le Conseil d'État ou la Cour de cassation.

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) applique les dispositions de fond de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et des différents protocoles, ce qui représente une trentaine de dispositions générales.

La CJUE, elle, applique une énorme masse de dispositions, une législation européenne très importante, formée de centaines de règlements, directives et actes administratifs, à l'image de la Cour de cassation française face au code civil, au code de la consommation ou au code pénal.

La fonction de la CJUE est triple.

Premièrement, contrôler la légalité des actes pris par l'Union européenne, via le recours en annulation. Cette compétence est partagée avec le Tribunal de l'Union européenne. La CJUE est alors un peu dans la position du Conseil d'État vis-à-vis des actes administratifs.

Deuxièmement, veillerons à ce que les États respectent leurs obligations, via les recours en manquement, qui ont fortement diminué en raison du contexte sanitaire. La Cour, dans ce domaine, a un pouvoir considérable, car elle peut infliger astreintes et amendes aux États, comme, dernièrement, à la Pologne, avec une décision en référé de fermeture de la mine de Turow.

Troisièmement, la Cour préserve l'unicité du droit européen, via la question préjudicielle, mécanisme qui fonctionne très bien. La procédure est très simple, et nous permet de répondre efficacement aux demandes des juges nationaux.

J'en viens à la substance des traités. Les traités ont un sens : ils visent à fabriquer un espace commun, économique, de sécurité, de liberté et de justice - voyez le cas du mandat d'arrêt européen, qui permet, en dehors de tout mécanisme d'extradition, de récupérer un malfaiteur qui est passé en Allemagne ou en Italie, simplement par un dialogue d'autorité judiciaire à autorité judiciaire. « Les juges sont les gardiens des promesses du projet communautaire », dit M. Didier Reynders, commissaire européen à la justice.

Les traités sont souvent très clairs et univoques. La Cour applique donc des dispositions claires, validées par les gouvernements nationaux à la suite de ratifications. Ainsi, le juge applique la loi comme il le fait dans les juridictions nationales. Loin du cliché de la complexité, la législation de l'Union européenne est bien pensée. Elle n'a pas toujours grand-chose à envier à la législation française ! Les textes commencent par un préambule, les notions principales sont définies, la structure est claire. Des dispositions de compromis, parfois moins bonnes, existent, mais c'est un fait commun à toutes les normes.

La Cour a dégagé les principes généraux du droit européen. Mais cela n'est pas nouveau : le règlement a un caractère général obligatoire et est directement applicable dans tous les pays de l'Union européenne. Depuis 1950, les actes européens fonctionnent comme des actes nationaux. Aux États-Unis, dans le premier tiers du XIXe siècle, Daniel Webster a dit que, si une seule fois un État se prenait à invalider une législation fédérale, il en serait fini de la construction fédérale.

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