Intervention de Jean-Claude Bonichot

Commission des affaires européennes — Réunion du 22 février 2022 à 14h50
Justice et affaires intérieures — Audition de M. Jean-Claude Bonichot conseiller d'état juge français à la cour de justice de l'union européenne

Jean-Claude Bonichot, conseiller d'État, juge français à la Cour de justice de l'Union européenne :

Je souhaite revenir un instant aux relations entre le droit de l'Union européenne et la Constitution. La CJUE a rendu ce matin même un arrêt à propos d'une mise en cause par la Roumanie de la validité d'un acte de l'Union européenne. Les juridictions roumaines voulaient l'appliquer en écartant la loi nationale, qui était incompatible avec cet acte. La Cour constitutionnelle de Roumanie a estimé que, dès lors que la règle nationale était jugée constitutionnelle, un tribunal roumain ne pouvait l'écarter au motif qu'elle serait contraire au droit communautaire. La CJUE a jugé que cela était contraire à sa position : tout juge national doit pouvoir la saisir à propos de la validité d'une règle européenne, et éventuellement écarter la loi nationale si elle lui est contraire.

La Cour a estimé que, si jamais la règle selon laquelle on ne peut écarter la loi nationale était considérée comme faisant partie de l'identité nationale du pays concerné, il faudrait la saisir à nouveau pour qu'elle statue sur ce point. En effet, la CJUE est la seule à pouvoir statuer sur la validité d'une règle communautaire - si on laisse les juridictions nationales statuer sur ce point, il n'y a plus de droit communautaire. Ce principe remonte à 1987.

J'ai consacré à la question de la subsidiarité un article dans l'ouvrage offert à mon collègue italien, le professeur Tizzano, à l'occasion de son départ de la Cour. J'y explique que la subsidiarité est un principe constitutionnel de l'Union européenne parce qu'il touche à la répartition des compétences, et, dans une construction juridique comme celle-ci, qui est une sorte de pré-fédération, cette question est au sommet de l'ordre juridique.

Devant la Cour, la subsidiarité est assez peu souvent invoquée. Elle l'a été dans le cadre d'un recours contre la législation sur le tabac ; il n'est pas difficile de montrer que, dans un marché unique, une législation européenne réalise mieux les objectifs de libre circulation et de protection de la santé qu'une législation prise par chaque État individuellement.

Il convient de distinguer subsidiarité et proportionnalité. La subsidiarité consiste à déterminer si, raisonnablement, une action donnée sera mieux conduite au niveau européen qu'au niveau national. La proportionnalité consiste à déterminer si cette action est excessive.

Les questions de la conservation des données et du temps de travail dans les armées ont donné lieu à des arrêts très importants de la Cour et du Conseil d'État. La conservation des données a fait l'objet de directives en 2002 et 2006. La question doit être examinée au regard de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne. L'Union européenne est certainement l'espace où l'on accorde le plus d'importance au respect de la vie privée et à la protection des données personnelles. Le règlement général de protection des données (RGPD) est un texte phare dans le monde.

Cet exemple montre comment la jurisprudence de la Cour peut évoluer à partir du dialogue entre juge national et juge communautaire. Dans l'arrêt Digital Rights Ireland Ltd de 2014, la Cour a estimé, de manière tranchée, qu'une rétention générale des données était impossible, même avec des conditions d'accès extrêmement strictes - sur autorisation juridictionnelle ou sous la surveillance d'un organisme indépendant, par exemple.

En France, on admettrait aisément une rétention générale de données pendant un an, puis un accès limité sur autorisation, du tribunal judiciaire par exemple. Mais ces garanties seraient-elles assurées partout dans l'Union européenne ? Rien n'est moins sûr.

En 2016, un deuxième arrêt est rendu, Tele2 Sverige, sur renvoi d'une juridiction suédoise. Une grande partie des États membres ont exprimé, à cette occasion, leur désaccord avec l'arrêt de 2014, jugé trop restrictif et susceptible d'entraver les enquêtes pénales. Or la Cour a fait évoluer sa position, admettant, par exemple, des rétentions ciblées, territorialisées, dans certains espaces menacés.

Enfin, en 2020 est arrivé l'arrêt Quadrature du Net, qui apporte de nouveaux assouplissements. Il permet une rétention générale de données liées à la sécurité nationale pour une durée raisonnable, notamment pour lutter contre la criminalité grave. Le Conseil d'État a pu s'inscrire dans cette évolution, se démarquant notamment de la Cour de Karlsruhe, en affirmant qu'il exercerait non pas un contrôle ultra vires, mais un contrôle sur les garanties apportées à l'exigence constitutionnelle de sécurité. Cette décision du Conseil d'État permet de ne pas s'inscrire en faux vis-à-vis des principes généraux du droit de l'Union européenne, tout en avertissant la Cour de ce qui ne fonctionne pas.

Les États ont deux mois pour intervenir sur une question préjudicielle. Une vingtaine l'ont fait pour l'arrêt relatif à la rétention de données. Dans le cas de l'arrêt sur le temps de travail des militaires - à la suite d'une question préjudicielle posée par la Cour suprême de Slovénie -, seuls quatre États sont intervenus : la Slovénie, l'Espagne, la France et l'Allemagne. Cette dernière a déclaré que l'application de la directive ne lui posait pas de problème. L'Espagne est réticente, et la France s'y refuse. Ainsi, un problème qui peut paraître très important pour un Etat membre n'a pas le même retentissement ailleurs.

L'arrêt aurait-il pu être différent ? Je le crois. En l'état, est-il aberrant ? Non. En effet, la directive a un champ d'application extrêmement large : elle s'applique à toutes les activités publiques et privées, et il n'y a de restrictions que pour certaines activités spécifiques.

Sur la base de ce texte de 1989, la Cour a bâti une jurisprudence sur laquelle elle n'a pas souhaité revenir. Consciente des difficultés que cela pouvait poser, elle s'est montrée très nuancée. Le Conseil d'État en a tiré les conséquences de manière très raisonnable.

Cet exemple nous montre à quel point il importe de circonscrire, dès le départ, le champ d'application d'un texte. Au moment de la négociation de la directive, la France aurait peut-être pu obtenir que l'armée en soit exclue.

Les possibilités d'intervention des États auprès de la Cour sont larges. Les questions préjudicielles leur sont communiquées. Les États peuvent également intervenir dans le cadre des recours en manquement, à l'appui ou en défense aux côtés d'un État poursuivi.

Quant aux Parlements, le droit de l'Union européenne ne leur réserve un sort particulier que dans le cadre des protocoles sur la subsidiarité et la proportionnalité. Un Parlement ne peut intervenir en tant que tel devant la Cour : cela appartient aux États, représentés par leurs agents. En admettant que tous les Parlements puissent intervenir, qui le ferait, de l'Assemblée nationale ou du Sénat ? Le Parlement français est considéré - à juste titre ! - comme respectueux de l'État de droit ; d'autres auraient-ils la même attitude vis-à-vis de la Cour ?

En France, en vertu du principe de séparation des pouvoirs, l'action gouvernementale, en particulier l'action extérieure dont fait partie la représentation de l'État dans les juridictions internationales, revient au Gouvernement. Si un État veut prendre l'avis de la commission des affaires européennes de son Parlement sur une question donnée, c'est une question interne.

L'article 88-6 reprend la formulation du Protocole : le recours est « transmis à la Cour de justice de l'Union européenne par le Gouvernement ». En France, nous n'avons pas de règles plus précises, et je ne sais si d'autres États s'en sont dotés. Ce point mériterait une étude comparative.

Si soixante députés ou sénateurs décidaient de saisir la Cour, le recours serait transmis au Gouvernement, qui plaiderait l'affaire. La France est remarquablement défendue devant la Cour par la direction des affaires juridiques du ministère de l'Europe et des affaires étrangères. Celle-ci intervient dans 130 ou 140 affaires par an, des questions préjudicielles pour la plupart.

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