Intervention de Pierre Moscovici

Réunion du 24 février 2022 à 10h30
Dépôt du rapport public annuel de la cour des comptes suivi d'un débat

Pierre Moscovici :

Monsieur le président, monsieur le président de la commission des finances, madame la présidente de la commission des affaires sociales, monsieur le rapporteur général de la commission des finances, madame la rapporteure générale de la commission d’affaires sociales, mesdames, messieurs les sénateurs, permettez-moi tout d’abord de m’associer à l’émotion unanime du Sénat face au retour de la guerre sur ce qui est, somme toute, notre continent, en Ukraine. Je nourris également des préoccupations pour notre Union européenne, à laquelle j’ai consacré une large partie de ma vie.

En effet, dans un tel moment, l’unité s’impose et elle est aussi celle des institutions. Or la Cour des comptes est une institution de la République, qui, vous le savez, contrôle les ministères régaliens, le ministère de l’intérieur, le ministère de la défense et celui des affaires étrangères. Par conséquent, nous nous sentons pleinement impliqués dans ce moment.

Je vous remercie, monsieur le président, des mots de bienvenue et de l’accueil que vous avez réservé à la Cour, lequel traduit la qualité des liens qui unissent nos deux institutions – vous savez à quel point j’y suis attaché. Vous avez rappelé ce qu’était la mission d’assistance au Parlement de la Cour des comptes : je la considère bien évidemment comme fondamentale.

J’ai grand plaisir à retrouver votre assemblée aujourd’hui ; j’étais déjà là hier pour une audition de la commission des affaires sociales tout à fait passionnante sur la médicalisation des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). J’apprécie que nous puissions avoir un véritable débat sur notre rapport public annuel 2022.

Celui-ci est avant tout le fruit d’un travail collectif, accompli pendant une année charnière dans la lutte contre la pandémie de covid-19 et dans la refonte de notre modèle socioéconomique. Il se structure autour de dix-neuf chapitres thématiques, précédés par un chapitre introductif relatif aux finances publiques. Il s’agit non pas seulement d’analyser nos comportements dans l’urgence, mais d’apprécier notre résilience et notre capacité à remédier aux faiblesses structurelles que la crise a révélées ou accentuées.

Entrons, sans plus attendre, dans le vif du sujet.

Je souhaite tout d’abord rappeler que, pour faire face à la pandémie, l’ampleur des moyens publics déployés a été inédite. Si cette action était indispensable pour préserver l’activité et pour nourrir la croissance à venir, elle pèsera durablement sur le déficit et la dette publics. Le nécessaire redressement des finances publiques passera également par des efforts importants de maîtrise de nos dépenses.

Le chapitre introductif du rapport public annuel montre que, si l’année 2021 a été celle d’un très fort rebond de l’activité économique, cette reprise s’accompagne d’un déficit public élevé et structurel.

Le déficit public se maintient à 8, 2 points de PIB, ramené à 7 points selon les dernières déclarations du Gouvernement ; il serait encore de quelque 5 points en 2022. Ce qui est inquiétant pour l’année 2022, c’est la dimension structurelle du déficit. Corrigé de l’impact de la conjoncture, le déficit prévu en 2022 correspond au double de son niveau d’avant la crise !

La dette publique représenterait, quant à elle, 113, 5 points de PIB en 2022 et dépasserait alors de 16 points son niveau de 2019.

Vous l’aurez compris, pour atteindre de tels niveaux de déficit et d’endettement publics, les dépenses publiques françaises ont considérablement augmenté, au-delà même des mesures temporaires, et ont atteint un niveau nettement supérieur à celui d’avant la crise.

Les dépenses publiques représenteraient 59, 8 % du PIB en 2021 et 55, 7 % en 2022 ; elles seraient ainsi supérieures de près de 2 points de PIB à leur niveau de 2019, qui était déjà important. Observons d’ailleurs que nous vivons depuis le début du siècle dans une ère de crises, dont chacune crée un effet de cliquet pour les dépenses publiques, lesquelles restent après la crise toujours légèrement plus élevées qu’avant celle-ci.

Autant que les mesures de soutien, qui expliqueraient à hauteur de 2 points de PIB la hausse des dépenses publiques entre 2019 et 2022, c’est bel et bien la mise en place de nouvelles dépenses pérennes qui vient dégrader le solde structurel.

S’agissant des recettes, nous soulignons dans le rapport public annuel (RPA) que leur hausse, portée par le rebond de l’activité en 2021, a été freinée par d’importantes baisses d’impôts. En 2021 et 2022, les prélèvements obligatoires augmenteraient respectivement de 5, 1 % et de 4, 6 %, soit moins que l’activité économique. Le taux de prélèvements obligatoires baisserait donc d’un peu plus de 1 point ces deux années, passant de 44, 5 % en 2020 à 43, 8 % en 2021 et à 43, 4 % du PIB en 2022.

L’état des lieux que je dresse devant vous très rapidement doit être pris au sérieux, d’autant que s’annonce le retour à la normale de la croissance. L’année 2020 a été la plus mauvaise année depuis un siècle ; 2021 a été une année de rattrapage, la meilleure depuis soixante ans avec une augmentation du PIB de 7 % ; l’année 2022 devrait être encore très bonne avec une croissance de 4 %, même s’il faut tenir compte d’éventuelles évolutions liées aux mouvements géopolitiques en cours ; ensuite, nous devrions retrouver un taux de croissance de 1, 6 % en 2023.

Un ralentissement de la croissance conjugué à un maintien à un haut niveau du déficit public risquerait d’entraîner une augmentation du ratio d’endettement, fragilisant ainsi la confiance des acteurs économiques dans la capacité de la France à honorer ses engagements passés et à venir. J’insiste sur ce point : la dette publique française est parfaitement finançable, elle est soutenable, notre signature est forte, mais cette soutenabilité dépend des efforts que nous réaliserons pour réduire la dette. C’est un enjeu de souveraineté et de crédibilité pour le pays.

Un tel objectif ne peut être atteint qu’en menant une politique budgétaire ciblée visant à redresser la trajectoire des finances publiques. Quelles pistes proposons-nous face à ce défi ?

Tout d’abord, la sortie de la crise et du « quoi qu’il en coûte » doit être l’occasion de réformer profondément la gouvernance des finances publiques. La Cour des comptes, vous le savez, a en quelque sorte validé la politique du « quoi qu’il en coûte » : dans une situation exceptionnelle, il fallait des dépenses exceptionnelles. Toutefois, nous devons à présent traiter les conséquences du « quoi qu’il en coûte ».

Il faut parachever, deux décennies après son adoption, notre « constitution financière ». L’adoption de la loi organique du 28 décembre 2021 relative à la modernisation de la gestion des finances publiques et celle de la loi du 6 décembre 2021 portant diverses dispositions relatives au Haut Conseil des finances publiques et à l’information du Parlement sur les finances publiques concourent à ces objectifs. Je m’en réjouis, mais, je vous le dis très franchement, mesdames, messieurs les sénateurs, à mon sens, le travail n’est pas fini et il faut aller plus loin.

À l’échelon national, plusieurs réformes d’envergure doivent encore être menées dans des domaines prioritaires, que nous avons identifiés : les retraites, l’assurance maladie, la politique de l’emploi, les minima sociaux et la politique du logement.

Au niveau européen, une réforme du cadre de gouvernance des finances publiques doit aboutir avant la levée de la clause dérogatoire prévue en 2023. Il était logique de suspendre nos règles ; il faudra en rétablir d’autres, différentes sans doute. Nous devrons privilégier une approche pragmatique, par exemple en déterminant un taux d’endettement propre à chaque pays en fonction de sa situation macroéconomique. N’allons pas croire pour autant que cela nous dispensera d’efforts, alors que notre taux d’endettement est élevé.

Ce constat sur les finances publiques étant posé, nous avons fait le choix de traiter, dans ce rapport public annuel, de sujets sectoriels importants par leur ampleur opérationnelle ou par les masses financières en jeu.

Le premier enseignement du RPA 2022 est que, en dépit d’une anticipation insuffisante face à une crise, il est vrai, absolument inédite, l’administration et le service public en France ont été globalement réactifs. Ils ont fait preuve d’une très grande capacité d’adaptation, et même d’innovation, pour protéger la population, pour assurer la continuité du service public et pour préserver le tissu économique. Dans ce rapport, nous leur tirons un coup de chapeau, ce qui surprendra ceux qui considèrent que la Cour épingle et étrille. Son rôle est surtout de porter des jugements équilibrés, d’où la reconnaissance que nous manifestons à tous ceux qui ont contribué à lutter contre la pandémie.

Malgré les contraintes initiales qui étaient les leurs et l’intensité de l’activité à laquelle ils étaient confrontés, les acteurs publics ont su se mobiliser rapidement.

Je vais vous en donner quelques exemples.

Le chapitre relatif à la direction générale des finances publiques (DGFiP) et à la direction générale des douanes et droits indirects (DGDDI) illustre parfaitement la mobilisation du personnel administratif, le développement des méthodes de travail à distance et la numérisation des procédures. Il faut rappeler que ces directions n’étaient pas prêtes quand la crise sanitaire s’est emballée. Les outils de gestion de crise, tels que les plans de continuité d’activité ou les modalités de travail à distance, y étaient peu développés, pour ne pas dire inexistants : seuls 27 % des agents de la DGDDI, hors branche surveillance, et 17 % des agents de la DGFiP étaient équipés d’ordinateurs portables en mars 2020. L’administration a été très performante par sa réactivité, puisque les deux directions ont porté en juin 2021 leur taux d’équipement à 81 %, ce qui représente un effort rapide, lequel a permis de poursuivre les chaînes d’alimentation et de mettre en place toutes les mesures prises en faveur des entreprises.

La direction de l’administration pénitentiaire (DAP) et la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ) ont également été parfaitement réactives face à la crise. Le chapitre qui leur est consacré souligne qu’elles étaient, elles aussi, peu préparées, mais que la continuité du service a été assurée au prix d’une adaptation des modalités de fonctionnement en milieu fermé et en milieu ouvert. Comme cela a été fait partout en Europe, l’administration pénitentiaire a accéléré les sorties de détenus condamnés à des peines légères ou présentant les meilleures chances de réinsertion. Nous émettons toutefois une réserve importante concernant la politique vaccinale des détenus et du personnel pénitentiaire, qui n’ont pas été considérés comme prioritaires – à tort, à notre avis.

En outre, je voudrais souligner le rôle clé joué par l’État, qui a choisi d’apporter un soutien massif aux secteurs les plus fortement touchés par la crise sanitaire et à l’activité économique du pays.

L’une des meilleures illustrations est l’instauration du dispositif des prêts garantis par l’État (PGE). Face à un risque majeur de resserrement du crédit, la France, dans le cadre juridique fixé par la Commission européenne, a mis en place ce que l’on appelle des ponts de liquidités pour les entreprises, en leur donnant accès aux désormais célèbres PGE. Au-delà du dispositif lui-même, ce que nous mettons en avant, c’est la rapidité d’octroi et le bon calibrage des PGE. Ce succès a été favorisé par la coopération étroite entre l’administration, les acteurs financiers et Bpifrance. En 2020, les PGE ont largement dominé les autres crédits publics et privés, représentant alors 120, 8 milliards d’euros d’encours.

L’État a également fait le choix d’intervenir directement dans des secteurs spécifiques, à l’instar du monde sportif. Face à la chute dramatique du chiffre d’affaires du secteur – quelque 20 milliards d’euros en 2020 –, l’État a mis en place des aides importantes en faveur du sport. À l’image de la crise elle-même, il a fallu prendre des mesures fiscales exceptionnelles. Nous montrons, dans un chapitre entièrement dédié à ces mesures, comment l’administration fiscale française a pris les décisions adéquates pour soutenir la trésorerie des entreprises.

Enfin, l’État a été particulièrement présent pour maintenir la bonne gestion des biens de première nécessité, comme l’électricité et les transports collectifs, qui ont été lourdement frappés par la crise. Le maintien de l’alimentation en électricité est un bel exemple de coopération et de coordination entre les acteurs publics et privés du secteur électrique. Nous montrons que l’État a joué un rôle structurant dans ce domaine. Il a su protéger en agissant en faveur des consommateurs et des entreprises face à la hausse des prix, en prolongeant, par exemple, la trêve hivernale et en permettant des reports de factures. L’État a aussi su soutenir : il a en effet apporté un soutien à EDF, principal producteur d’électricité en France, au travers d’une émission obligataire de l’entreprise d’un montant de 960 millions d’euros.

Autre secteur clé : les transports, auxquels sont consacrés plusieurs chapitres du rapport, l’un dédié au réseau de transports collectifs de la région Île-de-France, l’autre à l’opérateur public Transdev et aux aéroports français. Tous soulignent que l’État a joué un rôle majeur.

L’enquête de la Cour des comptes sur les transports collectifs en Île-de-France a montré qu’Île-de-France Mobilités et les opérateurs RATP et SNCF ont choisi de maintenir une offre largement supérieure à la fréquentation qui, logiquement, avait connu une chute brutale. Il s’agissait d’assurer le transport des salariés qui se trouvaient en première ou en deuxième ligne et de permettre le respect des règles de distanciation. Île-de-France Mobilités et les opérateurs ont subi, de ce fait, de très grosses pertes financières liées à la contraction des recettes tarifaires, mais l’État a accepté de les compenser massivement.

Il me semble important de rappeler que c’est cette présence positive de l’État qui a permis à notre pays de faire face aux vagues épidémiques et au spectre de la récession économique. L’État ne peut pas tout, mais la crise a toutefois montré qu’il peut beaucoup dans des périodes aussi dramatiques que celle-ci.

En miroir de ces réussites, que la Cour a rappelées, le RPA 2022 revient également sur les dysfonctionnements qui ont émergé au cœur de la crise sanitaire, car tout n’a pas été parfait – nous le savions, mais l’épidémie de covid-19 l’a confirmé.

D’abord, dans certains domaines, la gestion de la crise sanitaire a été marquée par un manque de ciblage des moyens déployés, qui s’est traduit par une moindre efficacité de certains dispositifs de soutien et de relance. Je pense au plan « 1 jeune, 1 solution ». L’intervention de l’État en la matière était légitime. Elle s’est traduite toutefois par une amplification des moyens de manière quasi uniforme sur l’ensemble du territoire, y compris dans des zones où la situation des jeunes au regard de l’emploi ne donnait guère de signes de dégradation.

Dans le même esprit, le chapitre relatif aux mesures européennes en faveur de l’emploi fait ressortir des lacunes dans le pilotage du ministère chargé du travail. La France se singularise par une dispersion des financements vers une multitude d’actions et de porteurs de projets, ce qui complique la gestion et l’audit des fonds correspondants. La culture de la maîtrise des risques doit être renforcée dans notre pays.

Plus globalement, il ressort de nos travaux que le manque de calibrage des dispositifs pourrait provenir d’une insuffisante connaissance de leurs bénéficiaires potentiels. Un chapitre très important sur les dispositifs de soutien à la vie étudiante déplore la prise en charge tardive de la communauté étudiante lors de la crise. Ce retard reflète l’éloignement et le manque de données et d’informations sur la population des étudiants. Les dispositifs retenus ont été essentiellement dirigés vers des publics connus, à savoir les boursiers. Toutefois, nous avons redécouvert que de nombreux autres étudiants, moins visibles des services administratifs, souffraient d’une grande précarité. Nos politiques publiques doivent être reformatées dans leur direction.

S’agissant du manque de coordination, je tiens à évoquer en priorité les travaux réalisés par les chambres régionales et territoriales des comptes. Ceux-ci mettent en lumière l’articulation parfois difficile des interventions des acteurs publics nationaux et locaux. Le chapitre dédié aux interventions économiques des collectivités locales d’Occitanie reflète la nécessité de mieux encadrer les dispositifs de soutien, en évitant un éparpillement des moyens, qui peut être préjudiciable à leur efficacité. Ainsi, bien que l’État ait créé un fonds de solidarité national pour éviter la multiplication désordonnée des régimes d’aides allouées par les collectivités locales aux entreprises sur leur territoire, l’effort de rationalisation est resté largement lettre morte. Chaque niveau de collectivité a développé son propre mécanisme de soutien, parfois au prix d’une stratégie de contournement des règles définissant ses compétences.

Le chapitre relatif au contrôle des délégations de service public dans les Hauts-de-France souligne, quant à lui, que, faute d’une stratégie claire face aux impératifs de continuité et d’adaptation du service public, les autorités délégantes ont trop souvent accédé sans réelle discussion aux demandes des entreprises délégataires, malgré la chute des activités déléguées et la baisse de la qualité de service aux usagers.

Enfin, nous déplorons que les aides accordées n’aient généralement pas été assorties de précautions suffisantes pour éviter des effets d’aubaine…

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