Madame la présidente, monsieur le secrétaire d’État, mes chers collègues, dans le cadre de son espace réservé, le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain a demandé l’inscription à l’ordre du jour de la proposition de loi, déposée par notre collègue Laurence Rossignol, visant à maintenir le versement de l’allocation de soutien familial en cas de nouvelle relation amoureuse du parent bénéficiaire.
Je ne m’attarderai pas sur l’article 2 du texte. Il s’agit d’une demande de rapport au Gouvernement sur la diversité des situations familiales et sur leur prise en compte par notre régime fiscal. Cela a été souligné, un quart des familles françaises sont désormais monoparentales, contre 12 % en 1990. Plus largement, les modèles familiaux, qui ne sauraient donc se résumer à la famille nucléaire, ou les façons de « faire famille » évoluent, si bien qu’il me paraît essentiel d’engager une réflexion sur l’adaptation de notre fiscalité à ces changements. C’est pourquoi je suis personnellement favorable à l’adoption de cet article. Toutefois, la commission, fidèle à sa position sur les demandes de rapport, l’a rejeté.
L’article 1er est le cœur du dispositif ambitieux promu dans le texte. Il s’agit de ne plus conditionner le versement de l’allocation de soutien familial à l’isolement du parent bénéficiaire.
Cette allocation est une prestation de la branche famille versée sans condition de ressources à un public spécifique. Elle a été accordée à plus de 800 000 foyers en 2021 pour l’éducation des enfants privés du soutien d’au moins un parent. Quelque 1, 3 million d’enfants en sont bénéficiaires. Son montant est forfaitaire pour chaque enfant : 116 euros si l’enfant est privé de l’aide d’un de ses parents et 155 euros si les deux parents sont absents.
En 1984, l’ASF a pris, le relais de « l’allocation orphelin ». Elle englobe désormais des situations beaucoup plus diverses que les seuls enfants de parents décédés. Elle est versée à la personne ayant la charge d’un enfant dont la filiation n’est pas établie à l’égard d’au moins un des parents. Elle permet également de remplacer la pension alimentaire si l’un des parents ne la verse pas ou est reconnu comme étant hors d’état faire face à son obligation, en raison principalement de son insolvabilité. Dans le cas où le parent se soustrait, même partiellement, à son obligation de versement de la créance alimentaire, l’ASF est versée à titre d’avance au parent créancier, à charge pour la caisse d’allocations familiales de recouvrer la pension alimentaire auprès du parent débiteur.
Ainsi que Laurence Rossignol l’a rappelé – je la remercie d’ailleurs d’avoir remis les pendules à l’heure –, un vaste mouvement de réforme engagé depuis 2014 contre les impayés de pensions alimentaires a permis une montée en charge de cette ASF recouvrable. Enfin, depuis 2016, une ASF différentielle permet de compléter la pension alimentaire si cette dernière est fixée à un montant inférieur à celui de cette allocation.
En parallèle des critères d’éligibilité, le parent assumant la charge effective et permanente de l’enfant reçoit l’ASF sous stricte condition d’isolement. L’allocation cible donc les seules familles monoparentales et cesse d’être versée si le parent reprend une vie commune, quel que soit le statut de celle-ci : mariage, pacte civil de solidarité (PACS), concubinage. Selon la Caisse nationale des allocations familiales, environ 24 600 parents auraient ainsi perdu le bénéfice de l’ASF non recouvrable en 2020 parce qu’ils avaient choisi de se remettre en couple.
De prime abord, ce ciblage peut paraître fondé, en raison de la surexposition des familles monoparentales à la précarité : 40 % des enfants vivant dans une famille monoparentale sont considérés comme pauvres, selon l’Insee. Les dépenses d’ASF, qui s’élevaient à 1, 79 milliard d’euros en 2020, sont donc essentielles pour ces familles.
Néanmoins, en faisant perdre le bénéfice de l’ASF aux parents qui se remettent en couple, la condition d’isolement emporte de nombreux effets pervers. Elle est source d’incohérences et, par conséquent, d’incompréhension pour les familles concernées.
Tout d’abord, une telle condition dissuade certains parents isolés de reprendre une vie commune avec un nouveau conjoint, par crainte de remettre en cause l’équilibre fragile de leurs finances. Ainsi, 70 % des bénéficiaires de l’ASF se situent sous le deuxième décile de la distribution des revenus. Les familles monoparentales aux revenus les plus modestes sont même plus nombreuses à recevoir une ASF qu’une pension alimentaire. La perte de 116 euros par enfant n’est donc pas négligeable pour ces familles précaires, dont une partie choisit de sacrifier ses projets de vie conjugale ou maritale pour des raisons matérielles.
Du point de vue de l’efficacité des politiques publiques, ce découragement à sortir de la monoparentalité est d’autant plus regrettable que, en moyenne, le niveau de vie des parents isolés augmente après la remise en couple. En reprenant une vie commune, ces personnes peuvent réaliser des économies d’échelle sur les charges de la vie courante. Elles peuvent également concilier leurs vies familiale et professionnelle en se libérant de certains fardeaux de la monoparentalité. Aussi la remise en couple peut-elle favoriser la reprise d’une activité professionnelle alors que 35 % des parents isolés sont sans emploi.
Le ciblage sur les parents isolés du droit à l’ASF agit ainsi comme une barrière maintenant les familles dans une « trappe à l’isolement » et plus encore une « trappe à pauvreté ».
Pour ce qui concerne les personnes ayant tout de même choisi de se remettre en couple, la perte de l’ASF réduit mécaniquement leur autonomie financière au sein de leur nouveau ménage. Les parents isolés, dont 82 % sont des mères, risquent de se retrouver dans une relation de dépendance à l’égard de leur nouveau conjoint pour l’éducation et l’entretien de leur propre enfant. Cette situation n’est pas souhaitable en soi.
De plus, ce serait un postulat erroné que de considérer que le nouveau conjoint contribue systématiquement aux frais d’entretien de l’enfant. Il n’y est tenu par aucune obligation juridique, surtout en dehors du mariage. Par ailleurs, il peut avoir lui-même des enfants à charge et disposer de revenus modestes, voire être un ancien parent isolé ayant perdu le bénéfice de l’ASF.
Enfin, la restriction du bénéfice de l’ASF aux seuls parents isolés ne se justifie pas du point de vue de l’intérêt supérieur des enfants. Quel que soit le statut marital ou conjugal du parent avec lequel ils vivent, ils demeurent privés du soutien du second parent. La condition d’isolement s’appliquant au versement de l’allocation n’a donc aucune raison d’être. La perte de l’ASF au bénéfice de leur éducation est d’autant plus incohérente que les parents créanciers qui se remettent en couple ne connaissent pas pour autant de suspension de leurs droits à une pension alimentaire. Cette différence de traitement pénalise les bénéficiaires de l’ASF, alors même qu’ils se trouvent dans une situation de plus grande vulnérabilité.
Pour toutes ces raisons, la suppression de la condition d’isolement paraît nécessaire. Elle a d’ailleurs été recommandée par le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge dans son rapport du 28 septembre dernier.
Bien entendu, d’autres paramètres des dispositifs en faveur des familles monoparentales mériteraient d’être réformés dans une approche plus globale. Je pense notamment à la prise en compte inégale des pensions alimentaires et de l’ASF dans les bases ressources des prestations sociales ou de l’impôt sur le revenu. Ce traitement différencié rend paradoxalement préférable le versement d’une ASF à celui d’une pension alimentaire.
Il n’en demeure pas moins qu’en maintenant le versement de l’allocation aux parents éligibles ne remplissant plus la condition d’isolement, nous avons la possibilité d’adopter une mesure de bon sens, sans attendre une réforme d’ampleur de la politique familiale.
Vous l’aurez compris, mes chers collègues, à titre personnel, je suis favorable à l’adoption de l’article 1er. Toutefois, la commission l’a repoussé, de même que l’ensemble de la proposition de loi. C’est donc le texte initialement déposé que nous nous apprêtons à examiner.