Intervention de Adrien Taquet

Réunion du 23 février 2022 à 21h30
Maintien du versement de l'allocation de soutien familial — Rejet d'une proposition de loi

Adrien Taquet :

Madame la présidente, mesdames, messieurs les sénateurs, nous voici réunis – avec plaisir « tout court », comme à chaque fois depuis ma nomination… – pour examiner la proposition de loi visant à maintenir le versement de l’allocation de soutien familial en cas de nouvelle relation amoureuse du parent bénéficiaire.

Vous contestez, madame la rapporteure, le mécanisme de suspension de l’allocation, puisqu’il imposerait au parent bénéficiaire, pour reprendre l’exposé des motifs, « de choisir entre la solitude et la dépendance économique ».

Avant même de commenter sur le fond votre proposition, je tiens à rappeler que le Gouvernement partage pleinement votre préoccupation de soutenir les parents isolés en répondant au mieux et durablement à leurs besoins. J’aurai l’occasion d’y revenir plus tard – vous avez vu juste, madame Rossignol –, en détaillant les mesures spécifiques déployées par ce gouvernement depuis maintenant cinq ans. Je dresserai également quelques perspectives, en cette période particulière.

Un tel soutien paraît bien sûr indispensable quand on sait que les familles monoparentales, qui représentent aujourd’hui plus d’un quart des foyers, sont pour plus d’un tiers d’entre elles en situation de précarité.

Toutefois, je considère que votre proposition de maintenir le versement de l’allocation de soutien familial pour le parent bénéficiaire en cas de remise en couple, par PACS, mariage ou concubinage aurait pour conséquences de vider cette prestation de son sens et de brouiller l’ensemble de notre politique familiale.

L’ASF a été créée en 1970, en remplacement de l’allocation aux orphelins, afin de soutenir les personnes qui assument seules la charge effective et permanente d’un enfant de moins de 20 ans privé de l’aide d’un ou de ses deux parents. Cette allocation, créée pour aider financièrement les parents isolés, changerait donc de nature avec votre proposition, dans un sens qui me semble à la fois peu justifié socialement, risqué juridiquement, peu cohérent avec notre système de prestations familiales et, enfin, coûteux financièrement.

Ce serait peu justifié socialement, tout d’abord, car la remise en couple restaure les économies d’échelles qui avaient disparu à la suite de la séparation. Les données de l’Insee le démontrent : le taux de pauvreté des enfants est de 40, 5 % pour ceux qui vivent avec un seul parent, contre 15, 5 % pour les enfants dont les parents sont en couple.

Ce serait juridiquement risqué, ensuite, puisque cela conduirait les couples dont l’un des membres a été préalablement en situation monoparentale à bénéficier d’un montant de prestation supérieur aux couples non préalablement séparés. Cette différence de traitement entre les couples me paraît difficilement défendable et serait probablement constitutive d’une rupture d’égalité.

Ce serait donc risqué juridiquement, mais également budgétairement. L’ASF n’est pas, rappelons-le, une prestation versée sous condition de ressources. La suppression de la condition d’isolement entraînerait une hausse significative du nombre d’allocataires, posant nécessairement la question du coût d’une telle réforme, donc de son financement. En viendrions-nous à faire le choix de subordonner le bénéfice de la prestation à une condition de ressources qui n’existe pas aujourd’hui ? Je ne pense pas cela souhaitable.

Ces deux risques, juridique et budgétaire, sont du reste d’autant plus grands que, si nous suivions votre logique, il s’ensuivrait rapidement que tous les autres dispositifs favorables aux familles monoparentales devraient eux aussi être étendus au-delà de la remise en couple. Je pense à la majoration du montant et du plafond du complément de mode de garde, à la majoration du plafond de l’allocation de base et des primes à la naissance et à l’adoption de la prestation d’accueil du jeune enfant (PAJE) ou encore à la majoration du plafond du complément familial.

Il me semble enfin qu’une telle évolution brouillerait, je l’indiquais, la lisibilité de notre système d’aides : quelle différence ferait-on en effet entre une ASF versée à des familles monoparentales ou en couple et les prestations familiales qui ne nécessitent pas de condition d’isolement et visent à couvrir les dépenses d’entretien des enfants ? En l’absence de grande différence, pourquoi deux aides ?

C’est là le risque le plus pernicieux, car en en tirant le fil, vous voyez que votre proposition pourrait conduire certains à considérer que ces dispositifs spécifiques aux familles monoparentales, mais qui seraient étendus aux familles ex-monoparentales remises en couple, ne font que doublonner le droit commun à toutes les familles. Il en faudrait alors peu pour que les mêmes en appellent ensuite à leur suppression – nous serons d’accord, je pense, pour considérer que cela n’est pas souhaitable – ou au retour à la situation initiale, dont le détour aura permis de constater qu’elle était dès le début équilibrée…

Ainsi, madame la rapporteure, l’article 1er de ce texte me semble proposer une solution inadaptée à un problème pourtant réel, celui de la fragilité des familles monoparentales. Nous nous sommes déjà beaucoup mobilisés pour celles-ci, mais, chaque fois que nous pourrons encore amplifier notre action en leur faveur, nous le ferons.

J’en termine avec l’ASF en soulignant que le principal problème réside, selon moi, dans son taux trop élevé de non-recours. En effet, une étude menée par la CAF de Gironde en 2018 a démontré qu’environ 15 % des bénéficiaires potentiels de l’ASF n’y recourraient pas. Près de 200 000 foyers seraient ainsi concernés à l’échelle nationale. C’est un taux de non-recours très élevé, qui doit nous préoccuper et nous conduire à mobiliser de nouveaux moyens pour détecter les bénéficiaires potentiels et aller à leur rencontre.

Cela passe notamment par le déploiement de dispositifs dits de datamining, qui permettent, sur le fondement de recoupements de données, de détecter des familles potentiellement concernées. La CNAF a déjà lancé une telle démarche en se fondant sur ses propres données. Elle pourra prochainement le faire en s’appuyant également sur les informations d’autres organismes de sécurité sociale, un décret en ce sens devant paraître d’ici au mois de mai.

De la même manière, les CAF et les MSA développent des parcours spécifiques pour les familles en fragilité, qui permettent de procéder à des détections de droits auxquels les foyers ne savent parfois même pas qu’ils peuvent y prétendre.

Nul doute que le déploiement de ce type de services constituera un axe fort de la prochaine de la prochaine convention d’objectifs et de gestion (COG) entre l’État et la CNAF ; les concertations devraient débuter dans les semaines à venir.

Au-delà de ces évolutions, il s’agira à l’avenir d’amplifier les actions en faveur des familles monoparentales, que nous avons mises en œuvre dès le début du quinquennat. Bien évidemment, je peux entendre que des mesures avaient été prises avant 2017.

Je pense tout d’abord au service public des pensions alimentaires, dont vous avez rappelé la genèse, madame Rossignol, et que je connaissais en dépit de ma jeunesse en politique. Ce service permet aussi bien d’assurer le versement intermédié des pensions que leur recouvrement en cas d’impayés. En effet, pour une femme, parfois pour un homme, un défaut de paiement n’est pas qu’un accident comptable ou un simple sujet de trésorerie. Ce type d’insécurité financière peut être un véritable drame qui plonge des familles, des enfants dans la pauvreté.

Aujourd’hui, le service d’intermédiation fonctionne, plus de 60 000 personnes ayant déposé une demande. Toutefois, dans leur immense majorité, ces mêmes personnes ont déjà vécu un impayé de pension, alors même que notre objectif est d’intervenir avant tout impayé, dans un souci de prévention.

Pour aller plus loin, pour mieux protéger, nous avons décidé de généraliser cette intermédiation. Nous le faisons avec vous, puisque vous l’avez votée dans le cadre de la loi de financement de la sécurité sociale pour 2022. Dès le 1er mars prochain, elle sera systématiquement mise en place lors de la fixation de la pension par le juge, à moins que les deux parents ne le refusent expressément. Comme vous le savez, l’efficacité de ce système a été éprouvée au Québec.

Je forme le vœu que la prochaine période nous donne l’occasion de poursuivre sur le chemin de l’adaptation de notre politique à cette réalité familiale qu’est la gestion de l’après-séparation, car plusieurs questions cruciales restent posées, en dépit des efforts considérables consentis et des progrès majeurs accomplis des dernières années.

Il s’agira notamment de parfaire encore la garantie de recouvrement des pensions, de reconsidérer le niveau de notre soutien aux plus modestes d’entre elles et de mettre sérieusement à l’étude la question de l’adéquation entre les règles de partage des aides familiales et les réalités vécues par les familles. Il faudra aussi clarifier l’étendue des devoirs de la solidarité conjugale à l’égard des beaux-enfants.

Je pense aussi à nos aides à la garde d’enfant, défi pour toutes les familles et casse-tête trop souvent insoluble pour les familles monoparentales. Nous avons pris des mesures fortes en la matière, en particulier avec la majoration de 30 % du montant du complément de mode de garde en 2018 pour les familles monoparentales.

Je rappelle également que 2 millions d’euros supplémentaires ont été votés par la CNAF, au printemps 2021, pour soutenir financièrement des centres de loisirs sur des horaires élargis, de dix-huit heures à vingt heures, pour faire en sorte que, dans les territoires où les trajets domicile-travail sont très longs, par exemple en seconde couronne, les enfants ne soient pas livrés à eux-mêmes de la fin des cours jusqu’au retour de leurs parents à la maison. Ce sont ainsi 580 000 nouvelles heures d’accueil en soirée qui seront financées à hauteur de 80 % jusqu’à fin 2022.

Il nous faudra, demain, aller plus loin et achever la construction entamée d’une société plus accueillante pour toutes les familles. Car nous voulons leur garantir l’accès à des congés et à des services à la fois mieux adaptés à leurs aspirations, mais surtout essentiels pour l’organisation de leur vie quotidienne.

L’universalité des services aux familles est attendue, très probablement encore plus par les familles monoparentales que par les autres. Elle permettra non seulement de mieux les protéger de la pauvreté, en complément des aides financières, mais aussi et surtout de leur donner les outils pour s’en prémunir durablement par elles-mêmes, par exemple en se formant, en prenant ou en reprenant un emploi.

C’est l’horizon que le Président de la République a tracé et auquel le Conseil économique, social et environnemental travaille à ma demande : un droit garanti à un accueil du jeune enfant à un prix raisonnable et similaire par une assistante maternelle ou en crèche partout sur notre territoire. C’est avant tout aux familles monoparentales que bénéficiera cette révolution, car il s’agit bien d’une révolution, du droit enfin consacré à la garde d’enfant dans notre pays.

Mesdames les sénatrices, messieurs les sénateurs, je suis fier d’avoir donné aux familles monoparentales toute leur place dans notre politique familiale, dans la lignée de ce qui a pu être fait auparavant. J’ai confiance dans le fait que nous poursuivrons demain dans cette voie.

Madame la rapporteure, vous partagez cette ambition, et j’en suis heureux. Nous divergeons sur votre proposition, et j’en suis marri. Mais sachons nous garder, ensemble, de mesures parfois trop vite imaginées et conçues et concentrons nos efforts sur les problèmes concrets des familles qu’il nous reste à résoudre : faciliter la conciliation entre vie familiale et vie professionnelle, ainsi que l’accès à l’emploi ; concevoir des offres nouvelles qui puissent alléger leur charge mentale avec des solutions de répit ; faire en sorte que toute famille monoparentale puisse bénéficier d’une meilleure qualité de vie. Pour cela, vous me trouverez toujours à vos côtés.

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