Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir lancé des travaux qui sont l'occasion d'un débat utile. Ils montrent que ces sujets sont d'une grande complexité.
Le constat sur l'état même de la concentration des médias est difficile à partager. Vos auditions l'ont montré, certains estiment que le paysage est trop concentré, d'autres au contraire le jugent excessivement fragmenté. Pour certains, la concentration est un problème, pour d'autres c'est une solution. Incontestablement, ces dernières années sont marquées par un accroissement de la concentration, mais sur le temps long on constate plutôt une alternance de mouvements de diversification et de concentration.
Le paysage médiatique est beaucoup moins concentré aujourd'hui qu'il ne l'était il y a 40 ans. C'est particulièrement vrai en télévision : 30 chaînes TNT aujourd'hui, dont 25 accessibles gratuitement, contre 6 chaînes analogiques jusqu'aux années 2000. Le passage au numérique a favorisé l'arrivée de nouveaux entrants. Certains ont revendu leur chaîne aux groupes historiques mais d'autres se sont installés durablement.
La diversité de notre paysage radiophonique est unique au monde. Alors que les Français n'avaient accès jusqu'en 1980 qu'à la radio publique et à quelques radios périphériques, ils peuvent aujourd'hui choisir entre plus de 1 200 radios publiques, commerciales, ou associatives.
Dans la presse enfin, le nombre de titres est globalement stable depuis 20 ans, avec 4 000 titres différents, dont 9 quotidiens nationaux, une soixantaine de quotidiens régionaux et pas loin de 2 000 titres de presse magazine. Dans les années 1980, le groupe de Robert Hersant représentait 40 % de la diffusion des quotidiens nationaux et régionaux. Aujourd'hui les 10 plus gros éditeurs représentent ensemble 30 % des tirages.
Par ailleurs, les mouvements de concentration à l'oeuvre ne sont pas propres à la France. Sur le plan international, notamment aux États-Unis, des opérations d'une tout autre envergure que celle qui nous préoccupe, ont été ou sont sur le point d'être conclues.
Quels sont, du point de vue des pouvoirs publics, les enjeux de la concentration des médias ? Il y a évidemment des enjeux économiques, industriels et concurrentiels. Nous y reviendrons et Bruno Le Maire évoquera certainement ce sujet demain. Je veux pour ma part insister sur trois enjeux de nature démocratique, sociétale et culturelle qui sont d'ailleurs indissociables.
Le premier porte sur la protection du pluralisme, en particulier le pluralisme de l'information qui est un principe constitutionnel. Le lien entre concentration et pluralisme est moins univoque qu'on le dit parfois mais il existe incontestablement. Le deuxième concerne le financement de la création et son corollaire, la qualité des contenus proposés aux téléspectateurs, y compris gratuitement. Là encore, vos auditions l'ont démontré, les avis sont partagés entre ceux qui voient dans la concentration une chance, voire une nécessité pour le financement, et ceux qui voient au contraire une menace pour la création. Le troisième enjeu porte sur la souveraineté culturelle. L'une des raisons qui poussent les médias français à se regrouper est la nécessité de faire face à la concurrence d'acteurs mondiaux très puissants et au risque de dépendance aux géants du numérique, nous ne pouvons être indifférents à cette problématique.
Devant cette difficulté à partager un constat objectif et cette multiplicité d'enjeux, que penser des règles anti-concentration en vigueur ? Vos auditions l'ont montré, il existe un consensus apparent sur l'obsolescence de ces règles, parce qu'elles sont hétérogènes d'un média à l'autre, parce qu'elles se focalisent sur l'audiovisuel hertzien et la presse papier et ignore les nouveaux modes de diffusion, parce qu'elles ne tiennent pas compte suffisamment de l'audience ou de la nature des différents médias concernés. Cependant, ce consensus n'est en réalité qu'apparent. Certains plaident pour une remise à plat d'ensemble, quand d'autres souhaitent plutôt des aménagements techniques. Surtout, certains jugent les règles trop contraignantes et demandent qu'on les assouplisse quand d'autres les jugent trop permissives et veulent qu'on les durcisse. En réalité, si la critique est aisée, l'art est difficile et comme l'a souligné le président de l'Arcom, il y a sur ce sujet plus de positions de principe que de propositions.
La dernière réflexion d'ensemble en 2004, qui était de très grande qualité avec le rapport de M. Lancelot, n'a pas été suivie d'une réforme. Il n'y a pas eu de proposition globale de réforme sur le sujet depuis au moins 15 ans, y compris de la part de ceux qui avaient promis de s'y atteler. Il y a eu des réformes, mais des réformes paramétriques au fil de l'eau. J'ai bien sûr en tête celle concernant les plafonds de concentration applicables à la radio et aux télévisions locales, introduite par votre assemblée dans la loi audiovisuelle du 25 octobre dernier.
C'est justement pour cela, qu'avec Bruno Le Maire, nous avons confié à nos deux inspections une mission qui va dresser un état des lieux des phénomènes de concentration, mener une analyse approfondie de notre cadre juridique sectoriel, formuler des propositions en vue de sa modernisation. Ces propositions devront faire évidemment l'objet d'études d'impact. Comme ce travail est encore en cours, vous comprendrez que je ne veuille pas en préempter les conclusions.
Je peux toutefois partager, avec vous, trois de mes convictions sur le sujet. La première est que le droit de la concurrence est bien sûr utile, mais il est insuffisant. Je pense que nous avons besoin de règles spécifiques au secteur des médias car le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence. Ma deuxième conviction est que la convergence des médias est inéluctable et porteuse de promesses pour le dynamisme économique du secteur. Je crois que les règles qui encadrent la concentration plurimédias doivent tenir compte de cette réalité incontournable. Enfin, ma troisième conviction est que la réflexion doit porter aussi sur la concentration verticale. En matière audiovisuelle, on peut considérer qu'elle est déjà régulée, indirectement par le système de financement de la création qui protège la production indépendante, ou encore par les règles qui encadrent l'activité de distribution des services audiovisuels. Je pense à la numérotation ou au must carry qui garantissent un traitement non discriminatoire.
Cette question de concentration verticale se pose dans d'autres secteurs. Dans la presse, certains acteurs regroupent des activités d'édition, d'impression et de portage. Dans l'édition, les grands groupes ont tous leur propre structure de diffusion et de distribution. Au sens large, la question de la concentration verticale renvoie aussi à la protection des auteurs sur laquelle vous souhaiterez peut-être revenir.
J'ai été aussi frappée de voir que vos auditions ont permis d'élargir le débat à des questions connexes, telles que le pluralisme de l'information ou l'indépendance des médias, au prix parfois d'une certaine confusion entre les concepts. Je crois que ces notions sont distinctes, même si elles entretiennent des liens. La concentration peut ainsi être une menace pour le pluralisme mais la défense du pluralisme ne se résume pas à l'encadrement des concentrations. Elle repose sur bien d'autres outils, par exemple les règles relatives à la délivrance et à la modification des autorisations hertziennes, l'encadrement des temps de parole des personnalités politiques, les aides à la presse et aux radios associatives.
De même, il ne faut pas confondre la question de la concentration et celle de l'indépendance. La notion d'indépendance est elle-même plurielle, selon qu'on l'applique aux médias, aux journalistes ou aux rédactions. Elle constitue un objectif en soi, quel que soit le degré de concentration des marchés. Pour autant, plus les médias se concentrent plus il est indispensable de défendre leur indépendance.
N'oublions pas non plus le contexte européen dans lequel ces questions s'inscrivent, d'autant plus que la commission européenne a engagé la préparation d'un règlement sur la liberté des médias, le Media Freedom Act, qui pourrait aborder certains des sujets qui nous occupent aujourd'hui. Ces questions seront au coeur du débat d'orientation sur la confiance de l'information qui se tiendra lors du Conseil informel des ministres de la culture que je présiderai les 7 et 8 mars dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.
Je ne doute pas que nous reviendrons sur ces questions au cours de cette audition. En conclusion, je veux rappeler qu'elles sont au coeur des compétences du législateur, tout particulièrement depuis la révision constitutionnelle de 2008 qui vous doit tant, cher David Assouline. C'est pourquoi je serai bien sûr particulièrement attentive aux propositions que votre commission d'enquête formulera.