La réunion est ouverte à 16 heures 45.
Nous reprenons les travaux de notre commission d'enquête en recevant Mme Roselyne Bachelot, ministre de la culture. Je rappelle que cette commission a été constituée à la demande du groupe Socialiste, Écologiste et Républicain et a pour rapporteur David Assouline.
C'est toujours un plaisir, madame la ministre, de vous accueillir au Sénat et d'échanger avec vous. Lors de votre dernière audition devant la commission de la culture le 9 novembre dernier, vous aviez, d'une certaine manière, précédé les travaux de la commission d'enquête en indiquant : « Sur la concentration des médias, nous pouvons effectivement nous interroger sur l'efficacité des textes dont nous disposons. Nous devons réfléchir à de nouveaux textes, sur un terrain vierge, ce qui demande un très gros travail ».
Vous avez confié, avec votre collègue Bruno Le Maire que nous auditionnerons demain matin, une mission aux inspections des finances et des affaires culturelles qui rendront leurs conclusions au printemps prochain. Je suis certain que vous allez nous en préciser le calendrier et le contenu.
Notre commission a déjà mené 46 auditions publiques, nous ne sommes pas loin des records du Sénat. Elles ont confirmé la nécessité de faire évoluer le cadre législatif, sans pour autant dégager une direction qui fasse l'unanimité. C'est peut-être la difficulté du sujet que nous avons à traiter.
Nous sommes heureux de vous entendre sur les conséquences des mouvements de concentration des médias. Nous pensons bien sûr à la fusion annoncée entre TF1 et M6 mais aussi à l'OPA de Vivendi sur Lagardère. Ces phénomènes de concentration se sont accélérés et nous souhaitons connaître l'état de votre réflexion sur ce sujet.
Je vous propose de vous donner la parole pendant 10 minutes avant d'échanger avec vous. Les premières questions seront posées par notre rapporteur.
Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et qu'elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié.
Enfin, je rappelle qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 434-14 et 434-15 du Code pénal. Il vous appartient également d'indiquer vos éventuels liens d'intérêts ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Je vous invite, madame la ministre, à prêter serment de dire toute la vérité, rien que la vérité en levant la main droite et en disant « je le jure ».
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, Mme Roselyne Bachelot prête serment.
Je vous remercie, monsieur le président, d'avoir lancé des travaux qui sont l'occasion d'un débat utile. Ils montrent que ces sujets sont d'une grande complexité.
Le constat sur l'état même de la concentration des médias est difficile à partager. Vos auditions l'ont montré, certains estiment que le paysage est trop concentré, d'autres au contraire le jugent excessivement fragmenté. Pour certains, la concentration est un problème, pour d'autres c'est une solution. Incontestablement, ces dernières années sont marquées par un accroissement de la concentration, mais sur le temps long on constate plutôt une alternance de mouvements de diversification et de concentration.
Le paysage médiatique est beaucoup moins concentré aujourd'hui qu'il ne l'était il y a 40 ans. C'est particulièrement vrai en télévision : 30 chaînes TNT aujourd'hui, dont 25 accessibles gratuitement, contre 6 chaînes analogiques jusqu'aux années 2000. Le passage au numérique a favorisé l'arrivée de nouveaux entrants. Certains ont revendu leur chaîne aux groupes historiques mais d'autres se sont installés durablement.
La diversité de notre paysage radiophonique est unique au monde. Alors que les Français n'avaient accès jusqu'en 1980 qu'à la radio publique et à quelques radios périphériques, ils peuvent aujourd'hui choisir entre plus de 1 200 radios publiques, commerciales, ou associatives.
Dans la presse enfin, le nombre de titres est globalement stable depuis 20 ans, avec 4 000 titres différents, dont 9 quotidiens nationaux, une soixantaine de quotidiens régionaux et pas loin de 2 000 titres de presse magazine. Dans les années 1980, le groupe de Robert Hersant représentait 40 % de la diffusion des quotidiens nationaux et régionaux. Aujourd'hui les 10 plus gros éditeurs représentent ensemble 30 % des tirages.
Par ailleurs, les mouvements de concentration à l'oeuvre ne sont pas propres à la France. Sur le plan international, notamment aux États-Unis, des opérations d'une tout autre envergure que celle qui nous préoccupe, ont été ou sont sur le point d'être conclues.
Quels sont, du point de vue des pouvoirs publics, les enjeux de la concentration des médias ? Il y a évidemment des enjeux économiques, industriels et concurrentiels. Nous y reviendrons et Bruno Le Maire évoquera certainement ce sujet demain. Je veux pour ma part insister sur trois enjeux de nature démocratique, sociétale et culturelle qui sont d'ailleurs indissociables.
Le premier porte sur la protection du pluralisme, en particulier le pluralisme de l'information qui est un principe constitutionnel. Le lien entre concentration et pluralisme est moins univoque qu'on le dit parfois mais il existe incontestablement. Le deuxième concerne le financement de la création et son corollaire, la qualité des contenus proposés aux téléspectateurs, y compris gratuitement. Là encore, vos auditions l'ont démontré, les avis sont partagés entre ceux qui voient dans la concentration une chance, voire une nécessité pour le financement, et ceux qui voient au contraire une menace pour la création. Le troisième enjeu porte sur la souveraineté culturelle. L'une des raisons qui poussent les médias français à se regrouper est la nécessité de faire face à la concurrence d'acteurs mondiaux très puissants et au risque de dépendance aux géants du numérique, nous ne pouvons être indifférents à cette problématique.
Devant cette difficulté à partager un constat objectif et cette multiplicité d'enjeux, que penser des règles anti-concentration en vigueur ? Vos auditions l'ont montré, il existe un consensus apparent sur l'obsolescence de ces règles, parce qu'elles sont hétérogènes d'un média à l'autre, parce qu'elles se focalisent sur l'audiovisuel hertzien et la presse papier et ignore les nouveaux modes de diffusion, parce qu'elles ne tiennent pas compte suffisamment de l'audience ou de la nature des différents médias concernés. Cependant, ce consensus n'est en réalité qu'apparent. Certains plaident pour une remise à plat d'ensemble, quand d'autres souhaitent plutôt des aménagements techniques. Surtout, certains jugent les règles trop contraignantes et demandent qu'on les assouplisse quand d'autres les jugent trop permissives et veulent qu'on les durcisse. En réalité, si la critique est aisée, l'art est difficile et comme l'a souligné le président de l'Arcom, il y a sur ce sujet plus de positions de principe que de propositions.
La dernière réflexion d'ensemble en 2004, qui était de très grande qualité avec le rapport de M. Lancelot, n'a pas été suivie d'une réforme. Il n'y a pas eu de proposition globale de réforme sur le sujet depuis au moins 15 ans, y compris de la part de ceux qui avaient promis de s'y atteler. Il y a eu des réformes, mais des réformes paramétriques au fil de l'eau. J'ai bien sûr en tête celle concernant les plafonds de concentration applicables à la radio et aux télévisions locales, introduite par votre assemblée dans la loi audiovisuelle du 25 octobre dernier.
C'est justement pour cela, qu'avec Bruno Le Maire, nous avons confié à nos deux inspections une mission qui va dresser un état des lieux des phénomènes de concentration, mener une analyse approfondie de notre cadre juridique sectoriel, formuler des propositions en vue de sa modernisation. Ces propositions devront faire évidemment l'objet d'études d'impact. Comme ce travail est encore en cours, vous comprendrez que je ne veuille pas en préempter les conclusions.
Je peux toutefois partager, avec vous, trois de mes convictions sur le sujet. La première est que le droit de la concurrence est bien sûr utile, mais il est insuffisant. Je pense que nous avons besoin de règles spécifiques au secteur des médias car le pluralisme n'est pas réductible à la concurrence. Ma deuxième conviction est que la convergence des médias est inéluctable et porteuse de promesses pour le dynamisme économique du secteur. Je crois que les règles qui encadrent la concentration plurimédias doivent tenir compte de cette réalité incontournable. Enfin, ma troisième conviction est que la réflexion doit porter aussi sur la concentration verticale. En matière audiovisuelle, on peut considérer qu'elle est déjà régulée, indirectement par le système de financement de la création qui protège la production indépendante, ou encore par les règles qui encadrent l'activité de distribution des services audiovisuels. Je pense à la numérotation ou au must carry qui garantissent un traitement non discriminatoire.
Cette question de concentration verticale se pose dans d'autres secteurs. Dans la presse, certains acteurs regroupent des activités d'édition, d'impression et de portage. Dans l'édition, les grands groupes ont tous leur propre structure de diffusion et de distribution. Au sens large, la question de la concentration verticale renvoie aussi à la protection des auteurs sur laquelle vous souhaiterez peut-être revenir.
J'ai été aussi frappée de voir que vos auditions ont permis d'élargir le débat à des questions connexes, telles que le pluralisme de l'information ou l'indépendance des médias, au prix parfois d'une certaine confusion entre les concepts. Je crois que ces notions sont distinctes, même si elles entretiennent des liens. La concentration peut ainsi être une menace pour le pluralisme mais la défense du pluralisme ne se résume pas à l'encadrement des concentrations. Elle repose sur bien d'autres outils, par exemple les règles relatives à la délivrance et à la modification des autorisations hertziennes, l'encadrement des temps de parole des personnalités politiques, les aides à la presse et aux radios associatives.
De même, il ne faut pas confondre la question de la concentration et celle de l'indépendance. La notion d'indépendance est elle-même plurielle, selon qu'on l'applique aux médias, aux journalistes ou aux rédactions. Elle constitue un objectif en soi, quel que soit le degré de concentration des marchés. Pour autant, plus les médias se concentrent plus il est indispensable de défendre leur indépendance.
N'oublions pas non plus le contexte européen dans lequel ces questions s'inscrivent, d'autant plus que la commission européenne a engagé la préparation d'un règlement sur la liberté des médias, le Media Freedom Act, qui pourrait aborder certains des sujets qui nous occupent aujourd'hui. Ces questions seront au coeur du débat d'orientation sur la confiance de l'information qui se tiendra lors du Conseil informel des ministres de la culture que je présiderai les 7 et 8 mars dans le cadre de la présidence française de l'Union européenne.
Je ne doute pas que nous reviendrons sur ces questions au cours de cette audition. En conclusion, je veux rappeler qu'elles sont au coeur des compétences du législateur, tout particulièrement depuis la révision constitutionnelle de 2008 qui vous doit tant, cher David Assouline. C'est pourquoi je serai bien sûr particulièrement attentive aux propositions que votre commission d'enquête formulera.
Nous sommes très heureux, madame la ministre, de vous auditionner après ce long marathon d'auditions. Après avoir entendu M. Le Maire, nous nous attellerons à la rédaction de notre rapport.
Vous formulez les enjeux de façon synthétique et je suis très content que vous ayez posé les trois questions essentielles, en commençant par dire que les mouvements économiques et les règles de concurrence ne pouvaient pas être les seuls baromètres pour les médias et pour l'information parce que le pluralisme devait être préservé. Vous vous inscrivez dans une tradition consensuelle depuis la Libération. La loi de 1986, même si elle est décriée, établit des règles de concentration dans ce secteur particulier, qui n'est pas la vente d'automobiles ou de brosses à dents. Sur cette base, vous nous avez très clairement exposé les enjeux. Vous dites qu'un consensus se dégage pour réformer la loi de 1986, la réécrire pour l'adapter à un nouvel environnement mais vous ajoutez que c'est un faux-semblant parce que certains veulent baisser les niveaux de réglementation parce qu'ils les trouvent trop stricts alors que d'autres veulent les renforcer parce qu'ils ne sont pas assez contraignants.
Quel est votre sentiment sur ce sujet ? La refonte de la loi de 1986 doit-elle renforcer les règles, en ajouter de nouvelles ou plutôt les assouplir ?
Il est clair que les règles ne sont pas adaptées aux réalités actuelles. Elles ont été conçues il y a 40 ans, elles sont hétérogènes, certaines reposent sur le nombre d'autorisations pour la télévision, d'autres sur la couverture potentielle en radio et en télévision locale, d'autres encore sur la diffusion effective dans la presse écrite. À l'heure de la convergence des médias, cette hétérogénéité pose question. Elles ignorent les nouveaux modes de diffusion. Elles appréhendent uniquement la télévision et la radio hertzienne (TNT, FM et DAB +) et laissent de côté la vidéo à la demande dont le poids ne cesse de croître dans les usages. Elles se focalisent sur la presse papier et ignorent la presse en ligne qui représente une part croissante de la diffusion.
Certains jugent la loi de 1986 contraignante, d'autres estiment qu'elle est incapable de protéger efficacement le pluralisme. A-t-elle empêché certaines opérations de concentration ? Nous savons, si la fusion TF1/M6 allait à son terme, que la règle des 7 autorisations imposerait la cession ou la restitution des fréquences d'au moins trois chaînes. Le plafond de concentration radio interdit certains rapprochements entre les grands réseaux nationaux. Enfin, la règle des deux sur trois a pu, au niveau local, contraindre un groupe à se séparer de certains titres de presse.
Pour répondre clairement à votre question, monsieur le rapporteur, l'enjeu est moins d'assouplir ou de durcir la réglementation que de la moderniser pour l'adapter aux règles actuelles des usages et des marchés. C'est précisément pour cela que j'ai demandé ce travail aux deux inspections. Il faudra sans doute ajouter des éléments pour adapter la loi à ce nouveau paysage. Ainsi, l'extension des règles anti-concentration au numérique est un objectif. Une réforme des règles anti-concentration doit nous permettre de mieux appréhender ces médias numériques. Nous devrons trouver le moyen d'isoler dans le vaste univers numérique ce qui relève du pluralisme des médias et de l'information. Faut-il aller jusqu'à englober des acteurs qui ne sont pas éditeurs des contenus qu'ils diffusent ? Je pense notamment aux réseaux sociaux. Comment imaginer des critères globaux qui appréhendent à la fois les médias traditionnels et les nouveaux usages ? Je souhaite que la mission confiée aux inspections et votre commission d'enquête nous apportent des outils.
La loi de 1986 modifiée interdit aujourd'hui à un opérateur de détenir plus de 7 chaînes sur la TNT mais en 2004, ce chiffre était de 5. Cette règle a donc été assouplie. Pensez-vous qu'il faille encore l'assouplir ?
Ce plafond de diffusion hertzienne ne me paraît pas illégitime. La ressource hertzienne fait partie du domaine public et elle est octroyée gratuitement à des opérateurs privés. Il n'est donc pas anormal que nous en empêchions l'accaparement par un même acteur économique. Cependant, cette règle présente des limites évidentes au regard de l'objectif de pluralisme qu'elle est censée protéger. Elle ne tient pas compte de l'audience des chaînes, l'autorisation d'une chaîne qui représente 20 % de l'audience compte comme celle d'une chaîne qui représente 1 %, elle est indifférente à la nature de la programmation, une chaîne d'information compte autant qu'une chaîne de divertissement ou de culture. Cela contraste avec les règles qui sont applicables à la presse écrite où l'on tient compte d'une part de la diffusion avec l'interdiction de détenir des titres représentant plus de 30 % de la diffusion totale et d'autre part de la nature du titre. Ces règles sont applicables aux quotidiens d'information politique et générale. Ce constat figurait déjà dans le rapport Lancelot de 2004 mais il ne proposait pas de solution plus adaptée. Je pense qu'il faudrait tenir compte des critères que je viens de citer.
Je comprends que vous considérez, qu'au-delà du nombre d'autorisations, l'audience et la nature des chaînes doivent être prises en compte.
Sur la règle des deux sur trois, certaines personnes que nous avons auditionnées ont relevé une anomalie. La presse écrite est réduite à la presse quotidienne d'information politique et générale parce qu'elle a un impact sur l'opinion et sur la vie démocratique du pays alors que les magazines, qui ont un impact au moins aussi important, ne sont pas concernés. Le JDD et Paris Match ont pourtant un impact très fort. Dans ces conditions, elles s'interrogeaient sur la pertinence de cette règle. Par ailleurs, le seuil de 20 % me semble aujourd'hui obsolète. Qu'en pensez-vous ?
Il ne me paraît pas illégitime d'encadrer la concentration multimédias. Il faut veiller à ce qu'un même acteur ne puisse acquérir dans chacun des secteurs une position si forte qu'elle mettrait en cause le pluralisme. À l'ère de la convergence des médias, il serait contre-productif d'entraver à l'excès les stratégies plurimédias des acteurs. C'est sans doute le sens de l'histoire, c'est indispensable à leur dynamisme. C'est pour cela que nous avons mis les coopérations entre France Télévisions, Radio France, France Médias Monde, l'INA et Arte au coeur de notre projet de transformation.
La règle dite des 2 sur 3 mérite donc d'être repensée. En effet, au niveau national, elle n'est que peu contraignante compte tenu du niveau des seuils qui a été fixé à 4 millions pour la télévision, 30 millions en radio et 20 % de la diffusion pour la presse écrite quotidienne. À l'inverse, au niveau local, elle présente les mêmes limites que les règles monomédias, notamment parce qu'elle n'appréhende que les modes de diffusion traditionnels, hertzien et papier. Cette règle mérite d'être modernisée, durcie sur certains points et repensée sur d'autres.
La révolution technologique et des usages ont fait entrer de nouveaux acteurs. Vous n'êtes pas favorable à la limitation de cumul des supports parce que la convergence des médias va dans ce sens. Que pensez-vous des acteurs qui possèdent aussi des tuyaux, comme SFR/ Altice, Free ou Bouygues ? Faut-il limiter leur capacité à détenir des médias ?
Tous les phénomènes de concentration comportent une part de danger. Je pense que les règles capitalistiques devront s'appliquer à l'ensemble de la production, qu'elles soient de contenus ou de contenants et qu'il ne faut pas les dissocier. Les seuils de détention capitalistiques doivent évidemment s'appliquer.
Je ne sais pas si le seuil de 49 % doit être remplacé par un critère de contrôle. Cette évolution poserait des problèmes techniques car il faudrait tenir compte des situations de contrôle conjoint, des pactes d'actionnaires et des entreprises dont le capital est flottant.
Dans la note que vous avez adressée aux deux inspections, vous dites qu'un premier débat oppose traditionnellement deux enjeux dont la conciliation est délicate, la nécessaire préservation du pluralisme et la volonté d'accompagner ces mouvements par un allégement des dispositifs anti-concentration dans une visée de politique industrielle afin d'ouvrir la voie à la constitution de champions nationaux à même de produire et d'investir dans des contenus français ou européens. Vous ajoutez que symétriquement, certains sont amenés à se demander s'il ne conviendrait pas alors d'interdire à ces champions nationaux de détenir des positions dans d'autres champs industriels que les médias afin de limiter le soupçon de conflit d'intérêts et ainsi de renforcer la confiance du public dans ces sources d'information.
Je pose une question, je n'apporte pas de réponse.
J'attends de cette mission qu'elle me fournisse des éléments de réflexion, je n'attends pas qu'elle me fournisse une réflexion clés en main. J'attends aussi des éléments de comparaison internationale. La concurrence internationale est très active et il conviendrait de ne pas corseter nos champions nationaux dans un marché extrêmement ouvert.
Je ne dispose pas, à l'heure actuelle, de tous les éléments me permettant d'affirmer une position.
Que pensez-vous d'une solution qui, sans interdire, créerait une étanchéité entre chaque activité d'un groupe, notamment l'activité médias.
C'est un champ que je souhaite effectivement explorer.
Le rapporteur vous a interrogée sur la loi de 1986. Je souhaite pour ma part aborder la loi Bloche de 2016 qui reste une réponse aux craintes que peuvent avoir les journalistes en cas de changement d'actionnaire. Cette loi doit-elle être modifiée ou la considérez-vous satisfaisante dans sa version actuelle ?
Le dispositif de la loi Bloche est satisfaisant mais comme pour la loi de 1986, certains secteurs n'ont pas été explorés. Il faut donc l'adapter.
Certaines sociétés ou certains syndicats de journalistes demandent la création d'un statut juridique des rédactions. Quelle est votre position ?
Je rappelle que le sujet de l'indépendance des médias est distinct de la concentration. La proposition du syndicat national des journalistes (SNJ) de conférer un statut juridique aux rédactions recouvre plusieurs réalités. S'agit-il de conférer à la rédaction, entendue comme un groupement de journalistes, voire aux salariés eux-mêmes, un droit d'agrément des actionnaires entrants ? S'agit-il de donner à ce même groupement la possibilité de nommer ou de refuser un directeur de rédaction, comme cela peut se faire dans certains titres ? S'agit-il enfin de conférer à ce groupement une autonomie, un statut juridique propre au sein de la société éditrice ?
Je vois plus de difficultés que d'avantages à cette dernière hypothèse. Est-il possible de constituer, à l'intérieur même d'une société, un objet juridique autonome en tant que démembrement de la société ? S'il s'agit de conférer à la rédaction une autonomie, un statut juridique propre au sein de la société éditrice, comment ce statut serait-il compatible avec celui de journaliste salarié ? Comment ce statut juridique pourrait-il être compatible avec d'autres principes constitutionnels comme la liberté d'entreprendre et le droit de propriété ? Il n'existe aucun exemple en droit français d'objets juridiques autonomes au sein de sociétés, sauf bien sûr à créer des filiales, mais on s'éloigne alors de l'objectif.
Ce sont des démarches volontaires. M. Patrick Eveno, que vous avez entendu, mettait en garde sur les réserves qu'aurait certainement le Conseil constitutionnel sur la création d'un statut juridique des rédactions. Ce sujet pose de redoutables défis juridiques, notamment constitutionnels comme je le disais. Il mérite études et consultation d'experts. En revanche, les rédactions peuvent s'organiser en tant que société civile ou association de type loi 1901 afin d'exercer des droits collectifs, notamment des actions en justice ou de se porter acquéreurs de parts de sociétés. Il existe déjà des outils dont les rédactions peuvent se saisir. Le droit d'agrément des actionnaires existe déjà dans l'article 4 de la loi du 1er août 1986. Il ne concerne que les sociétés par actions et il n'est pas très opérant puisque les administrateurs sont par définition nommés par les actionnaires réunis en assemblée générale. Cela reflète donc la façon dont les titres de presse sont détenus.
Faut-il réfléchir à une modification, à une évolution du dispositif, par exemple en rendant obligatoire la clause d'agrément par les sociétés de nouveaux entrants, clause qui peut déjà exister mais de façon volontaire dans les statuts ? Là encore, ce sujet pose de redoutables questions juridiques qu'il convient d'expertiser.
Enfin, l'agrément par la rédaction de son directeur me semble incompatible avec le droit légitime de l'actionnaire. Il peut être mis en place de façon volontaire mais l'imposer par la loi nous mettrait juridiquement en risque. Je rappelle un principe fondamental : les journalistes ont le droit de ne pas être d'accord avec la ligne éditoriale. C'est pour cette raison que la loi leur octroie ce privilège un peu particulier par rapport aux autres salariés de la clause de conscience, doublée de la clause de cession. Par ailleurs, si les médias ne sont pas des entreprises comme les autres, ce sont quand même des entreprises qui ont besoin de capitaux et d'investisseurs. Au cours de vos auditions, des intervenants ont relevé que certaines propositions seraient décourageantes pour un investisseur, même bien avisé.
Les journalistes doivent cependant être protégés de l'ingérence éditoriale pour des motifs économiques ou idéologiques. La loi Bloche a renforcé la loi du 30 septembre 1986 et il y a déjà des dispositifs de protection. Je rappelle que la réglementation interdit toute confusion entre publicité et rédactionnel, dans la presse comme dans l'audiovisuel.
Nous n'avons eu de cesse que de renforcer la place des journalistes. J'ai confié une mission de réflexion à Laurence Franceschini. À la suite du rapport qu'elle m'a remis, nous avons modifié un certain nombre de critères d'accès aux aides. Les critères d'éligibilité aux aides à la presse ne comportaient pas jusque-là d'exigences relatives à la présence de journalistes dans les rédactions. Le décret du 21 décembre dernier conditionne désormais les aides fiscales et postales à la présence de journalistes professionnels dans les rédactions et renforce les obligations d'identification de la publicité pour une meilleure transparence de l'information.
Je m'interroge vraiment sur la faisabilité d'un statut des rédactions au regard de la constitution.
Dans cette recherche d'équilibre entre l'intérêt des investisseurs et la préoccupation légitime d'indépendance des rédactions, que pensez-vous de la proposition d'accorder aux présidents des sociétés de journalistes un statut proche de celui des représentants syndicaux pour les conforter dans leur faculté d'action et leur octroyer des décharges pour effectuer leurs tâches ?
C'est une proposition qui pose de nombreuses questions au regard des règles du droit syndical. En effet, les sociétés de journalistes sont des regroupements volontaires de journalistes et non des organisations syndicales. Il faudrait interroger le ministère du Travail.
Nous avons auditionné des SDJ qui nous ont dit qu'elles craignaient de parler. Nous nous interrogeons sur la manière de les protéger, au-delà du droit de partir avec la clause de conscience ou de cession.
J'ai entendu les propositions que le secrétaire général de Reporters sans frontières, Christophe Deloire, a formulées et qui visent à lutter contre les procédures bâillons. En France, ce type de détournement de procédure est déjà puni par le code de procédure civile, quelle que soit par ailleurs la finalité poursuivie par celui qui en est l'auteur. C'est un abus de droit.
Par ailleurs, la Commission européenne a lancé en octobre 2021 la préparation d'une initiative visant à protéger les journalistes et les défenseurs des droits de l'homme dans le cadre des procédures bâillon. Une feuille de route et une consultation publique ont été ouvertes pour avis jusqu'au 10 janvier 2022. L'initiative européenne pourrait consister en un paquet de deux instruments, l'un législatif sous la forme d'une directive et un non contraignant.
Des propositions ont été faites, comme l'annexion de la charte de Munich à la convention collective et au contrat de travail. Je rappelle que la charte de Munich fait partie des déclarations et usages de la profession et cette annexe au contrat de travail ne me paraît donc pas nécessaire. Par ailleurs, une convention collective fait l'objet d'une négociation entre partenaires sociaux et l'État n'a pas pour rôle d'imposer une charte. La mise en place d'une sanction à l'absence de charte déontologique a également été évoquée. Aujourd'hui, les chartes déontologiques ne sont pas obligatoires mais doivent faire l'objet d'une négociation entre salariés et employeurs. Même en l'absence de charte, les salariés restent protégés par les déclarations et les usages, comme la charte du SNJ de 1918 et celle de Munich de 1971. Une sanction ne me paraît donc pas utile. Enfin, j'ai entendu des critiques contre les comités relatifs à l'honnêteté, à l'indépendance et au pluralisme de l'information et des programmes. Elles méritent d'être nuancées. La création de ces comités est récente, la crise sanitaire a pu perturber leur fonctionnement et je pense qu'avant d'envisager leur extension à la presse écrite, nous devons dresser un bilan de leur fonctionnement dans l'audiovisuel. Enfin, contrairement à l'audiovisuel, la presse écrite n'est pas soumise au principe de pluralisme interne. Le rôle d'un tel comité ne pourra donc pas être exactement le même que dans l'audiovisuel. Je rappelle enfin qu'il revient aux entreprises de presse et aux syndicats de faire vivre le Conseil de déontologie journalistique et de médiation créé sur recommandation d'Emmanuel Hoog en y adhérant.
La concentration des médias a des conséquences sur les recettes publicitaires et sur l'indépendance et le pluralisme. Compte tenu de l'appartenance de certains titres de presse écrite à des groupes industriels dont la santé financière est indéniable pensez-vous que les aides à la presse doivent être revues ? Lorsque vous interveniez sur des chaînes de télévision, sur des radios ou dans des titres de presse écrite appartenant à de grands groupes, avez-vous subi des pressions plus ou moins amicales de leurs dirigeants ?
Je comprends que vous m'interrogez sur mes fonctions d'éditorialiste. À l'époque, je n'avais pas le statut de journaliste. J'étais éditorialiste et le groupe dans lequel j'exerçais comme prestataire de services mettait en avant ma liberté de parole et l'identité que je portais. Personne n'a jamais exercé de pression sur moi, la question ne s'est jamais posée. Mon témoignage n'a que peu d'intérêt puisque je n'étais pas journaliste, mais éditorialiste.
Les aides à la presse recouvrent des mécanismes très différents : des aides indirectes avec le taux réduit de TVA, des tarifs postaux spécifiques, des aides à la distribution et au portage, des aides à l'investissement, notamment à travers le Fonds stratégique pour le développement de la presse (FSDP) et des aides au fonctionnement, appelées aussi aides au pluralisme. Il n'est pas illogique que la répartition des aides indirectes et des aides à la distribution reflète mécaniquement le poids économique des différents acteurs. De même, les aides à l'investissement sont accordées aux entreprises suffisamment solides, capables de financer des projets d'investissement. Pour autant, les règles encadrant le FSDP prévoient des plafonds qui empêchent un même groupe de recevoir plus de 15 % de l'enveloppe globale. Les aides au pluralisme reposent sur des critères objectifs, qui ciblent les titres à faibles ressources publicitaires. L'impératif de pluralisme justifie de soutenir ces titres qui ont fait le choix de ne pas dépendre économiquement des annonceurs.
Enfin, le dispositif a été complété ces dernières années par de nouvelles aides qui vont dans le sens d'un soutien accru aux médias émergents : création en 2016 d'un fonds de soutien aux médias sociaux de proximité, d'un fonds de soutien à l'émergence à l'innovation et la création en 2021, d'une aide au pluralisme des titres ultramarins et d'une aide au pluralisme des services de presse en ligne.
Vous soulignez que ces aides sont attribuées aux titres sans tenir compte de leur structure actionnariale. L'idée qu'il faudrait priver d'aides des titres au seul motif qu'ils sont contrôlés par un groupe très important ou par des milliardaires me paraît assez simpliste, peut-être même dangereusement simpliste, compte tenu des difficultés auxquelles le modèle économique de la presse est confronté, tant au niveau des ventes au numéro ou par abonnement que du côté des recettes publicitaires. Il est vital que la presse soit soutenue par des investisseurs capables de lui apporter des moyens de développement.
Pour autant j'ai noté avec intérêt la proposition formulée lors de certaines auditions pour mieux cibler les aides à la presse vers des médias indépendants, c'est-à-dire des titres qui n'appartiennent à aucun groupe ou qui appartiennent à un groupe exclusivement dédié aux médias. Que des groupes industriels exerçant d'autres activités investissent dans les médias n'est pas problématique en soi, dès lors que nous nous assurons que ses intérêts économiques n'interfèrent pas avec la ligne éditoriale. L'impératif du pluralisme justifie que nous accordions une attention particulière à ces médias indépendants. Elle pourrait prendre la forme d'une bonification ou d'un couloir réservé au sein de certaines aides directes. C'est une réflexion que je suis prête à engager. J'ajoute que les dispositifs fiscaux qui encouragent la souscription des particuliers au capital des entreprises de presse participent de ce même objectif de soutien aux médias indépendants.
Nous avons auditionné les membres des comités d'éthique de TF1, de Canal Plus et de France Télévisions. Ces auditions ont révélé l'impuissance de ces organismes qui semblent plus relever de l'outil cosmétique. Le renforcement des prérogatives de ces instances est-il envisageable ?
L'Arcom vient d'être mise en place mais quelle est votre position sur le renforcement des pouvoirs de cette autorité afin d'en faire un régulateur plus puissant et plus réactif ?
Enfin, pendant son audition, M. Xavier Niel nous a dit que la fusion de TF1 et de M6 créerait « un immense monstre qui ferait la loi ». Les producteurs audiovisuels nous ont également alertés sur la création d'un duopole entre TF1/M6 et France Télévisions qui pourrait fixer les prix des programmes.
Chaque société constitue son comité d'éthique en respectant un certain nombre de règles mais nous pouvons réfléchir à la définition d'un comité d'éthique standard. Ces instances sont aussi à la main de leur président et des personnalités qui les composent et qui exercent ou non leurs pouvoirs.
L'Arcom est explicitement chargée de garantir l'honnêteté, l'indépendance et le pluralisme de l'information et des programmes qui y concourent. Elle hérite des dispositions de la loi de 1986. La mise en oeuvre de ces principes repose sur les conventions que l'Arcom conclut avec les éditeurs. L'autorité dispose déjà des pouvoirs de contrôle et de sanctions lui permettant de veiller au respect des conventions. Je rappelle que la loi du 25 octobre 2021 a élargi et renforcé les pouvoirs d'enquête de l'Arcom à l'égard de l'ensemble des acteurs relevant de son champ de compétences. Les procédures de sanction sont certes longues mais c'est la contrepartie inévitable de l'état de droit et du respect du contradictoire.
Certains estiment que l'Arcom ne sanctionne pas assez durement les dérapages mais c'est un débat dans lequel je ne veux pas rentrer, je respecte l'indépendance du régulateur. Au demeurant, l'Arcom a fait usage de ses pouvoirs en prononçant contre la chaîne dont vous avez beaucoup parlé, pour la seule année 2021, une sanction de mise en demeure et quatre mises en garde. La question posée ne concerne pas tant les pouvoirs de l'Arcom que le contenu même des conventions. J'ai noté avec intérêt que les propositions formulées lors de certaines auditions visaient à muscler ces conventions, par exemple en fixant la part minimale de la grille consacrée à des émissions d'information et de reportages par opposition aux émissions de débats low cost ou aux chroniques d'éditorialistes, voire d'imposer un taux de recours à des journalistes professionnels. Cela fait d'ailleurs écho à une réforme que j'ai engagée dans le champ de la presse écrite dans le prolongement du rapport de Laurence Franceschini. Cependant, il revient à l'Arcom de dire si cette piste peut apporter une réponse adéquate aux questions que vous vous posez.
Sur le projet de fusion entre TF1 et M6, je rappelle qu'il s'agit d'une opération entre acteurs privés. L'État n'a pas à donner son autorisation ou à porter une appréciation sur cette fusion. Deux autorités indépendantes sont chargées de l'examiner et de l'autoriser ou de l'interdire : l'Arcom et l'Autorité de la concurrence qui doit étudier ses impacts sur les différents marchés au regard des règles du droit de la concurrence.
Je vous réponds en tant que ministre de la culture. Je suis heureuse que vous m'interrogiez sur la fusion TF1/M6 parce que j'ai constaté, dans l'audition que vous signalez, que mes propos avaient été tronqués. Je souhaite les relire pour être parfaitement claire.
Il ne les a pas cités dans leur intégralité.
Je rappelle la chronologie de ce dossier. En février 2021, Bertelsmann a annoncé qu'il envisageait une session du groupe M6 parce qu'il avait une autre stratégie industrielle. Le 17 mai, les groupes TF1 et M6 ont annoncé qu'ils entraient en négociations exclusives pour fusionner leurs activités. Ce rapprochement a été approuvé à l'unanimité le 24 juin par les instances représentatives du personnel de Bouygues, de TF1 et de M6. Les procédures devant l'Autorité de la concurrence et l'Arcom ont été lancées. Elles sont à ce jour toujours en cours.
Une journaliste m'a demandé si la fusion entre TF1 et M6 m'inquiétait. Je lis mes propos dans leur intégralité : « Cette fusion ne m'inquiète pas, d'autant qu'elle n'est pas finalisée. Les négociations, les pourparlers sont en cours. Il y a deux choses qui me soucient, que j'observe avec intérêt. C'est un, le respect du pluralisme dans les médias et deux le respect des règles de la concurrence. Ce n'est pas le gouvernement qui est en charge de cela, ce sont des autorités indépendantes. Pour le pluralisme, c'est le CSA et pour le respect des règles de la concurrence c'est l'Autorité de la concurrence. Ce sont elles qui sont en observance. Ce que je note aussi, nous avons besoin de groupes forts dans l'audiovisuel privé qui assurent des programmes gratuits de qualité. Si certains ont qualifié ceux-là de géants, cela reste au niveau international des nains de l'audiovisuel. »
Cette déclaration a été reprise pour indiquer que le gouvernement serait favorable à cette fusion en ne retenant que le tout début, sans que soient mentionnées la question et la fin. Je le redis pour être parfaitement claire, cette fusion n'est pas ma décision. Je suis heureuse de le dire car j'en ai assez que mes propos soient déformés.
Merci beaucoup madame la ministre pour vos réponses claires et très directes. Nonobstant votre agilité, vous ne bottez pas en touche !
Si j'osais, je dirais que votre propos liminaire serait le parfait propos introductif de notre commission. Vous avez souligné que le constat de concentration dans les médias était difficile à partager. C'est ici un euphémisme. Si je devais employer une comparaison avec le milieu du digital, vous avez d'un côté le hashtag #stopbolloré, avec les procureurs vigoureux que sont Edwy Plenel ou Julia Cagé et de l'autre côté le hashtag #pasavecmaredevance. Un dossier du Figaro a également pointé l'orientation du service public.
Notre commission a accordé beaucoup d'attention à la question du pluralisme et de l'impartialité, notamment dans le traitement de l'information. Je fais partie de ceux qui regrettent que la question de l'impartialité dans le service public n'ait pas fait l'objet d'un approfondissement qu'elle mérite. L'État étant actionnaire unique de France Télévisions et de Radio France, j'aimerais connaître votre sentiment sur le respect de l'impartialité dans le service public.
Après le dossier du Figaro Magazine paru en octobre auquel j'ai fait référence, vous avez sans doute lu un article publié ce week-end dans le Journal du dimanche sur le service France Télévisions qui met en évidence de graves dérives relevant du wokisme. Que pensez-vous de cette controverse ? Avez-vous demandé des explications à la direction de France Télévisions ? Enfin, même si les délais sont toujours trop longs, l'Arcom, qui est prompte à se saisir des dérapages de certaines chaînes d'information, a-t-elle été invitée à se prononcer sur cette dérive ?
Je vous remercie pour le propos flatteur que vous avez eu sur mon introduction, j'y suis sensible.
La question qui est posée dans cette campagne électorale n'est pas seulement celle de la redevance parce que nous pouvons imaginer des supports alternatifs à la taxe d'habitation. Plusieurs candidats disent qu'il faut supprimer l'audiovisuel public. Deux candidats se sont clairement exprimés pour la suppression de l'audiovisuel public et une troisième dit que la question n'est pas taboue.
À ce point de notre débat, il n'est pas indifférent que la ministre de la communication dise ce qu'elle pense du rôle de l'audiovisuel public. Je suis convaincue que l'audiovisuel public doit jouer un rôle singulier, central dans notre paysage audiovisuel, que ce soit en matière d'indépendance de l'information, de pluralisme, de diversité culturelle. C'est d'autant plus vrai au moment où nous étudions les phénomènes de concentration dans le secteur.
Notre audiovisuel public est éclaté entre plusieurs sociétés distinctes. Les chaînes de service public sont au coeur de la vie des Français. France Télévisions est le premier média des Français. Le groupe touche chaque semaine 4 Français sur 5 et Radio France enregistre en ce début d'année des records d'audience. Je rappelle aussi que l'audiovisuel public est le premier financeur de la création française. Il apporte un soutien stratégique indispensable à la vitalité la culture française.
Il faut bien sûr accélérer, approfondir les synergies et les coopérations entre les entreprises du secteur public. Nous avons déjà obtenu des résultats avec le déploiement des matinales communes à France 3 et France Bleu, la nouvelle offre numérique de proximité des deux réseaux qui sera lancée à la fin du trimestre, la pérennisation de la chaîne Culturebox dédiée au spectacle vivant, le lancement de l'offre numérique Lumni, la conclusion d'un pacte pour la jeunesse et d'un pacte pour l'outre-mer en octobre dernier. Je suis et je resterai une défenseuse résolue de l'audiovisuel public !
Vous m'avez posé une question sur l'indépendance éditoriale. Je suis une auditrice de l'audiovisuel public et j'ai le sentiment que cette indépendance et ce pluralisme sont respectés. Les autorités de contrôle ne sont pas plus interpellées sur l'audiovisuel public que sur bien d'autres médias de l'audiovisuel privé. Si des fautes ou des dérapages se produisent, ils devront être sanctionnés par l'Arcom. Il ne faut pas faire de mauvais procès à l'audiovisuel public pour trouver des arguments pour le démanteler.
Nous avons auditionné plusieurs dizaines d'acteurs du monde des médias avec des visions totalement différentes.
Que pensez-vous des modèles d'indépendance développés par Le Monde et Mediapart ?
Une étude réalisée par l'Union européenne de radio-télévision en septembre 2021 établit un lien entre l'audience des médias publics et l'intérêt des citoyens pour la politique et la démocratie. Par ailleurs, une étude menée par le ministère de la culture sur les pratiques culturelles des Français fait état d'une baisse de la consommation télévisuelle des jeunes au profit des usages numériques. Elle parle même de décrochage pour la radio. Votre ministère est-il en mesure de savoir si, parmi la population des plus jeunes, il existe une préférence pour les médias publics ou pour les médias privés ? Quel est votre avis sur la façon de s'informer des jeunes ?
Des études nous ont en effet montré que les jeunes se détournaient de plus en plus de la partie informative des médias et qu'ils concentraient leur attention sur des médias de divertissement. C'est la raison pour laquelle l'éducation aux médias et l'éducation à l'information sont des éléments cruciaux du parcours d'éducation qui doit être délivré par l'éducation nationale dans des matières comme le français, l'histoire ou la géographie. Une partie du pass culture pourrait y être consacrée.
J'ai déjà répondu sur les modèles d'indépendance à travers les sociétés de journalistes.
Enfin, sur le lien entre l'audience des médias publics et l'intérêt pour la démocratie, je ne peux pas vous répondre. Je regarderai si les études dont nous disposons mettent en avant un tel lien et si les jeunes écoutent plus les médias publics que les médias privés.
Si le rapporteur dispose d'éléments, je le laisse volontiers répondre.
À la fin de son audition, Matthieu Pigasse a souligné le poids important de Radio France en termes de part de marché et d'audience. Dans votre propos liminaire, vous avez dit qu'il n'y avait jamais eu autant de radios en France. Néanmoins, si nous raisonnons en part d'audience comme vous nous y invitez en proposant de réviser la loi de 1986, le poids de Radio France est extrêmement élevé. Partagez-vous cette remarque de Matthieu Pigasse ?
Cette audience extrêmement élevée reflète la qualité des journalistes et de l'information et la forte identification des différentes antennes du service public sur lesquelles chacun peut trouver ce qu'il cherche. Radio France opère sur un marché concurrentiel et nous ne pouvons que nous féliciter de son succès.
Sur la concentration verticale, vous avez dit qu'elle pourrait s'appliquer également aux entreprises de tuyaux. Pouvez-vous confirmer que des dispositifs pour lutter contre la concentration et notamment contre la concentration verticale pourraient s'appliquer également aux entreprises de tuyaux ?
J'ai dit que cette piste devait être explorée.
Pouvez-vous nous parler de la concentration dans le domaine de l'édition ? Comment envisagez-vous de réguler ceux qui détiennent des médias et des éditeurs ?
À ce jour les opérations de fusion dans le secteur de l'édition littéraire ne font l'objet d'aucun encadrement sectoriel et relèvent exclusivement du droit de la concurrence. Devons-nous nous doter de règles sectorielles ? Cette question me paraît légitime et je souhaite y travailler même si elle soulève des problèmes ardus sur le plan juridique. Il faut trouver la base constitutionnelle qui permettrait un tel encadrement. Les règles anti-concentration dans le secteur des médias sont fondées sur un objectif constitutionnel de pluralisme des courants de pensée et d'opinion. Or, il n'est pas contestable que l'édition littéraire ou au moins une partie de celle-ci participe au pluralisme des courants de pensée et d'opinion.
Je veux également insister sur la protection des auteurs face à ces opérations de concentration parce que ce sujet a été évoqué lors de vos auditions. Je rappelle que le droit de la concurrence n'est pas indifférent à cette question. Le projet de rachat du grand éditeur américain Simon & Schuster par Penguin Random House, c'est-à-dire Bertelsmann est actuellement bloqué par l'autorité fédérale de la concurrence, notamment au nom de la défense des intérêts des auteurs. J'ai pris note avec intérêt de la proposition de la Société des gens de lettres (SGDL) d'une clause de conscience pour les auteurs inspirée de celle dont bénéficient les journalistes. C'est une piste intéressante qui mérite d'être approfondie parce que les deux situations ne sont pas strictement comparables. Dans le cas des journalistes, seuls les contrats de travail sont mis en cause et l'entreprise de presse peut continuer à exploiter les articles des journalistes, tandis que pour les auteurs, la résiliation du contrat d'édition emporterait restitution des droits cédés à l'éditeur, qui constituent des actifs de son entreprise, sans qu'aucun manquement à ses obligations légales n'ait été constaté. Un tel mécanisme pourrait avoir de lourdes conséquences sur le modèle économique des maisons d'édition et créerait évidemment une forte insécurité juridique et économique à l'occasion d'un changement de contrôle, en fragilisant les actifs de l'entreprise.
Je rappelle qu'un auteur peut déjà obtenir la résiliation de son contrat devant un juge si la cession porte un préjudice grave à ses intérêts moraux comme l'a montré la cession du Serpent à plumes aux éditions du Rocher.
La loi de 1986 prévoit la régulation de la télévision, de la radio et de la presse écrite et interdit la détention simultanée de ces trois catégories d'actifs. L'édition littéraire peut-elle entrer dans cette règle de non-cumul, au moins avec un seuil ? Nous sommes dans un champ impliquant l'ensemble de la création culturelle, intellectuelle, journalistique et informatique.
Je sens bien que derrière cette interrogation, vous faites référence à la fusion Hachette/Editis.
Ce n'est pas la fusion Hachette/Editis qui m'intéresse dans le cadre de cette commission mais le fait que cette fusion soit en lien avec des propriétaires de médias.
J'ai bien compris. La règle des deux sur trois permet de répondre en partie à votre question.
Le rapporteur demande si vous envisagez d'intégrer l'édition dans les règles anti-concentration ?
Nous pourrions effectivement imaginer, avec toutes les précautions juridiques qui s'imposent, l'intégrer. Faut-il adopter une règle du trois sur quatre, je ne sais pas.
Nous ne vous avons pas interrogée sur les pouvoirs de l'Arcom par rapport aux chaînes d'information et sur la nécessité de muscler ou non leurs conventions. J'ai devant moi celle de CNews. Elle indique que : « l'éditeur veille dans son programme à ne pas inciter à des pratiques ou comportements dangereux, à respecter les différentes sensibilités politiques, culturelles et religieuses du public, à ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, de l'origine, du sexe, de l'orientation sexuelle, de la religion ou de la nationalité, à promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République et lutter contre les discriminations. »
C'est très ambitieux, très clair et l'éditeur assure le pluralisme et l'expression des courants de pensée et d'opinion notamment dans le cadre de recommandations formulées par le CSA. Vous avez rappelé que le CSA avait prononcé plusieurs mises en demeure ou avertissements et une sanction lourde de 200 000 euros. L'Arcom est-elle condamnée à réagir à chaque manquement ou peut-elle, en cas de manquement permanent à la convention, la remettre en cause ?
L'attribution d'autorisation d'émettre sur la TNT pour des chaînes d'information est-elle équivalente à des autorisations pour des chaînes de débat voire des chaînes d'opinion ? Pour l'instant, ce sont des chaînes d'information. M. Saada nous a dit que CNews était une chaîne de débats, que ce n'était pas contradictoire avec son statut de chaîne d'information, alors que d'autres intervenants considèrent que c'est une chaîne d'opinion.
Il n'y a pas de télévision d'opinion, c'est un élément fondateur. Le régulateur n'autorise pas de télévisions d'opinion. Contrairement au paysage radiophonique, le nombre d'autorisations est trop faible dans la TNT pour qu'une telle évolution puisse raisonnablement être envisagée. La frontière entre chaînes d'informations et chaînes d'opinion est difficile à tracer Faut-il renforcer les pouvoirs de l'Arcom ou compléter les règles garantissant le pluralisme des chaînes ?
Vous différenciez chaînes de débats et chaîne d'information mais le débat fait partie de l'information. La confrontation des idées est aussi un mode informatif et elle me paraît tout à fait cruciale. Un débat entre éditorialistes est-il de l'information ? Je note que les débats se déroulent parfois avec des journalistes qui expriment des opinions et c'est évidemment tout à fait recevable. J'aurais d'ailleurs bien du mal à en classer certains dans un courant politique parce que sur certains sujets ils ont une opinion et sur d'autres ils se réfèrent à d'autres écoles de pensée. Nous pourrions néanmoins imaginer des règles qui permettraient de limiter le pourcentage de débats par rapport à l'information sèche apportée par des journalistes.
Lors de ses voeux à la presse le 11 janvier, le président de la République a déclaré : « nous compléterons, si besoin était, nos textes français et européens pour aller au bout de la volonté qui fut la nôtre et demeure la nôtre, la juste rémunération des droits d'auteur et des droits voisins. »
J'ai porté la loi sur les droits voisins qui a été votée par le Sénat à l'unanimité puis par l'Assemblée nationale, en bonne intelligence avec vous. Envisagez-vous une évolution de cette loi de 2019 pour que son application soit plus efficace ?
Que proposez-vous comme modification ? C'est un texte européen.
Je parle des droits voisins pour la presse. L'application de la loi n'est pas facile. Elle contente certains mais irrite tous les laissés-pour-compte. J'ai interprété cette déclaration du président de la République comme une volonté de tenir compte de ces difficultés pour aller plus loin.
Vous parlez donc de la loi du 24 juillet 2019. L'Autorité de la concurrence a en effet été saisie par plusieurs syndicats de presse de plaintes concernant les pratiques de Google. Elle a ouvert en décembre dernier une procédure d'engagement et elle a formulé des préoccupations de concurrence. Google a proposé des engagements qui sont soumis à consultation. Je pense qu'il faut attendre le résultat de cette nouvelle étape qui déterminera les suites données aux plaintes dont l'Autorité de la concurrence a été saisie.
Lors du colloque qui s'est déroulé à l'Assemblée nationale la semaine dernière, j'ai dit que le gouvernement était déterminé sur l'application de ce droit essentiel.
Je suis surpris que nous n'ayons pas été invités car la loi vient du Sénat.
Si, après que l'Autorité se sera prononcée, il apparaît nécessaire de compléter les textes français et européens, nous le ferons. Je tiens quand même à préciser que toute modification éventuelle de la loi ne pourra être envisagée qu'avec de grandes précautions, compte tenu des risques de fragilisation juridique qu'elle pourrait comporter au regard du cadre fixé par la directive européenne.
J'ai l'impression que nous vous avons interrompue au moment où vous alliez vous exprimer sur le rapprochement Hachette/Editis. Quelle est votre position sur ce mouvement ?
Par ailleurs, pouvez-vous préciser le calendrier de rendu de la mission confiée aux inspections générales des finances et des affaires culturelles ?
Leur rapport sera remis aux ministres le 31 mars avec des préconisations et nécessitera sans doute une étude d'impact.
Où serons-nous début avril ?
Sur la fusion Hachette/Editis, je rappelle que contrairement au secteur de l'audiovisuel, il n'y a pas de règles anticoncurrentielles sectorielles. Elle relève du droit strict de la concurrence et de la compétence de la Commission européenne. Je n'ai évidemment pas vocation à m'immiscer dans cette instruction. Il y a 20 ans, la Commission européenne avait bloqué une opération en miroir, Lagardère étant alors l'acheteur. Les intentions du groupe Vivendi quant à un éventuel rapprochement Editis/Hachette restent à ce jour incertaines. Compte tenu de la part de marché de ces deux géants, en particulier sur certains segments comme les livres scolaires, les livres de poche, la diffusion et la distribution, il est normal que cette perspective suscite des inquiétudes et même des oppositions.
Je suis pour ma part attentive aux conséquences qu'une telle opération pourrait avoir sur la diversité de la création littéraire, c'est un facteur déterminant dans le secteur de l'édition, sur la situation des libraires, parce que le pouvoir de négociation vis-à-vis des distributeurs peut être affecté par une concentration accrue et sur la situation des auteurs, parce qu'une telle opération rendrait plus difficile l'équilibre des relations contractuelles entre les auteurs et les éditeurs. Comme je l'avais annoncé dans mon plan en faveur des auteurs, j'ai confié au professeur Sirinelli une mission pour accompagner les négociations professionnelles sur l'équilibre de cette relation contractuelle. J'ai aussi entendu leurs inquiétudes quant à la liberté de création et les propositions en faveur d'une clause de conscience. J'ai déjà répondu sur la clause de conscience inspirée de celle dont bénéficient les journalistes. Pour l'instant, dans l'état actuel du droit nous sommes entre les mains de la Commission européenne.
Ce projet nous invite à revoir les règles, c'est précisément le but de cette commission d'enquête et de la mission d'inspection IGAC/IGF.
Merci madame la ministre d'avoir répondu à nos questions. J'en profite pour vous remercier plus largement, en tant que président de la commission de la culture, de l'éducation et de la communication pour les nombreuses séances que nous avons eues avec vous, parfois tendues mais souvent conviviales. Nous avons apprécié la qualité de vos réponses et la disponibilité dont vous avez fait preuve à chaque fois que nous vous avons sollicitée.
Je tiens à mon tour à vous remercier. Je n'ai jamais ressenti d'agression mais cette combativité nécessaire aux débats parlementaires, propre à une démocratie. Il n'y a jamais eu de ma part mépris ou arrogance, peut-être parce que j'ai été élue 5 fois députée.
Je veux moi aussi vous remercier, particulièrement pour cette audition.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 18 h 30.