Merci monsieur le président.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, le groupe Bouygues est présent dans plus de 80 pays dans le monde. Nous sommes actifs dans plusieurs métiers et comptions 129 000 collaborateurs au 31 décembre 2020. Bouygues est réputé pour sa culture d'entreprise. C'est une dimension essentielle dans notre pacte social. Bien entendu, j'y veille personnellement.
Nous sommes très fiers d'être, de très loin, le premier groupe du CAC40 par l'importance de l'actionnariat salarié. Les salariés constituent, avec 21,1 % du capital et 28,5 % des droits de vote, le deuxième actionnaire du groupe, juste après la société que nous contrôlons avec mon frère Olivier. Cette société détient 23,8 % du capital et 26,6 % des droits de vote.
J'ai été nommé président-directeur général de Bouygues il y a 32 ans, soit deux ans après la privatisation de TF1, en septembre 1989. Depuis le 17 février 2021, c'est-à-dire il y a un an et la nomination d'Olivier Roussat comme directeur général, je ne suis que président non exécutif du groupe.
Nous avons décidé de saisir l'opportunité d'une fusion avec le groupe M6. Je conçois fort bien que ce projet puisse soulever un certain nombre d'interrogations. Je suis là pour essayer d'y répondre avec mes mots et sans détour.
Il me semble que deux grandes questions se posent. D'abord, pourquoi se lancer dans une opération aussi complexe que la fusion entre TF1 et M6 ? Le métier de la télévision fait face à la plus grande mutation de son histoire récente et il est indispensable de croître pour résister et construire l'avenir.
Le modèle économique de la télévision gratuite repose traditionnellement sur un cercle vertueux : des audiences élevées permettent d'obtenir des recettes publicitaires solides, qui elles-mêmes financent une information de qualité et des contenus variés, lesquels soutiennent à leur tour des audiences fortes, et ainsi de suite. Mais il y a des problèmes : à chaque étape, le modèle se grippe.
Nous nous félicitons année après années des succès d'audience de TF1 mais ces parts d'audience ne sont que des chiffres relatifs. En valeur absolue, les audiences baissent nettement au profit des contenus digitaux car la consommation de la télé ne fait que diminuer. Le nombre moyen de consommateurs de 25 à 49 ans devant la chaîne TF1, en prime time, a baissé de 38 % entre 2011 et 2021. Du coup, logiquement, les recettes publicitaires de la télévision stagnent. Les annonceurs, constatant l'évolution des audiences, se reportent massivement sur la publicité digitale. Entre 2011 et 2021, les recettes de la publicité télévisée n'ont quasiment pas bougé en valeur, tandis que celles de la publicité sur internet pont été multipliées par quatre, et cela continue.
Enfin, les contenus audiovisuels sont de moins en moins accessibles pour les chaînes. Les grands studios américains produisent des contenus exclusifs et les gardent désormais pour leurs propres plates-formes. Par ailleurs, les coûts de fabrication des oeuvres s'envolent et les droits sportifs suivent évidemment le même mouvement.
L'arrivée d'acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. Sans même parler d'Amazon, la seule capitalisation boursière de Netflix représente 176 milliards de dollars en 2021, c'est-à-dire cent fois la capitalisation boursière de TF1. Ces bouleversements peuvent, à terme plus ou moins rapide, tuer le modèle économique de la télévision. Il faut donc réagir pour sauver ce modèle et inventer quelque chose de différent.
Au fond, ce que nous souhaitons faire, ce n'est pas grossir pour grossir. Nous avons seulement besoin qu'on nous permette de faire pivoter notre modèle. Si les autorités de régulation l'autorisent, nous serons demain un groupe audiovisuel ancré dans le territoire national et dont le profil sera hybride, linéaire et non-linéaire.
La deuxième question est la suivante : ce projet de fusion fait-il peser des risques sur le pluralisme et la liberté de la presse ? Je ne suis pas choqué que cette question se pose. Elle me semble tout à fait légitime et sérieuse. J'entends dire que le futur groupe serait beaucoup trop puissant en matière d'information et que tout cela serait extrêmement dangereux. Soyons factuels. Parmi les sources d'information utilisées par les Français, la télévision a aujourd'hui une place beaucoup moins importante que par le passé. Une étude récente montre que si la télévision est encore citée comme le principal média utilisé par les Français de plus de 35 ans pour s'informer (48 %), les médias digitaux arrivent immédiatement derrière avec 32 %. Au sein des médias digitaux, les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) arrivent pour la première fois devant les applications mobiles des titres de presse.
Si l'on veut parler de pluralisme dans les médias, il faut parler de tous les médias. Du reste, même si l'on s'en tient à la télévision, TF1 serait la chaîne hyperdominante sur l'information. Les chiffres clés de la télévision publiés par l'Arcom en janvier 2022 montrent que les journaux télévisés de TF1 et M6 représentent ensemble 34 % du nombre d'heures d'information diffusées, quand ceux du service public (France 2, France 3 et les autres chaînes) en font 63 %. Ceci posé, il est à mes yeux parfaitement légitime d'être très exigeant sur la liberté de la presse. C'est un acquis essentiel qu'il faut préserver.
Les journalistes des rédactions du groupe travaillent librement. La seule chose que je leur demande, c'est de faire leur métier. Je ne suis pas là pour dicter une ligne de conduite et vous le savez bien. Personne ne s'en est jamais plaint. J'ai mes opinions personnelles mais elles n'intéressent ni les journalistes de la rédaction ni à plus forte raison les téléspectateurs. Dans l'avenir, nous poursuivrons dans la même logique en protégeant la liberté de la presse. Nous allons travailler avec l'Arcom dans les mois qui viennent pour imaginer les engagements que nous pourrions prendre afin d'apporter des garanties supplémentaires, si nécessaires, à toutes celles d'ores et déjà prévues par la loi.
Je ne verrais par exemple aucun inconvénient à ce que les journalistes des différentes rédactions du groupe puissent, en cas de difficulté, saisir directement, de façon anonyme ou non, un administrateur indépendant, membre du Conseil d'administration, chargé de vérifier qu'aucune pression ou intervention ne s'exerce sur les rédactions. Il aurait un droit d'alerte du Conseil d'administration. Tout ceci serait bien évidemment précisé dans le règlement intérieur du Conseil d'administration, document qui est public.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, TF1 est un groupe audiovisuel qui, pour être privé, a ceci de commun avec le service public qu'il appartient d'une certaine façon au patrimoine de ce pays. Les autorités de régulation décideront ce qu'elles estiment devoir décider. Je me bornerai à vous dire ceci : le projet de fusion entre TF1 et M6 n'est pas un projet de puissance politique, médiatique ou économique. C'est un projet de souveraineté. Il consiste à bâtir en France un groupe de médias qui puisse continuer, demain, d'informer et divertir les Français.