Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons nos travaux avec l'audition ce matin de monsieur Xavier Niel, fondateur et actionnaire du groupe Iliad. Je rappelle que cette commission d'enquête a été demandée par le groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline.
Monsieur Niel, nous vous remercions d'avoir pu vous rendre rapidement disponible pour apporter votre témoignage et échanger avec nous sur la problématique de la commission, à savoir la concentration des médias. Avec Free, vous avez été le pionnier en France de l'offre dite « triple play », rendue possible par les box internet aujourd'hui présentes dans l'écrasante majorité des foyers. Vous avez commencé à investir dans la presse en 2010 avec la prise de contrôle du groupe Le Monde en compagnie de Matthieu Pigasse, que nous avons auditionné le 28 janvier, et de Pierre Bergé. Au décès de ce dernier, Matthieu Pigasse a cédé 49 % de ses parts à Daniel Kretinsky. A vous trois, vous déteniez donc un peu plus de 72 % du groupe. Cependant, le mercredi 26 janvier, il a par ailleurs été annoncé que vous aviez acquis le solde des parts de Matthieu Pigasse.
En avril dernier, vous avez transféré dans une fondation, pour un euro symbolique, l'intégralité de vos participations dans la presse (Le Monde, L'Obs, Nice Matin et France Antilles ainsi que Paris Turf). Enfin vous avez manifesté votre intérêt pour le rachat des parts de Bernard Tapie dans le groupe La Provence, dont vous êtes déjà actionnaire à hauteur de 11 % si je ne me trompe pas. Vous vous retrouvez en concurrence avec Rodolphe Saadé, président de la compagnie maritime CMA-CGM, qui a communiqué le 15 février sur une offre de 81 millions d'euros. Vous serez certainement interrogé sur ce point et pourrez peut-être en parler dans votre propos liminaire.
Monsieur Niel, vous incarnez, comme d'autres, ces grands industriels qui choisissent d'investir dans un secteur qui leur est a priori étranger, en tout cas au départ de l'aventure industrielle, les médias, ce qui suscite bien sûr des interrogations légitimes de nos concitoyens et de la commission. Nous sommes donc heureux de pouvoir vous entendre sur les origines de votre engagement ainsi que sur votre vision de l'indépendance des rédactions. A ce titre, je signale que Le Monde opère dorénavant sous une structure complexe supposée en garantir l'indépendance, sur laquelle nous aurons également besoin d'avoir vos éclairages.
Je vais vous laisser la parole, comme nous le faisons à chaque fois, pour un propos liminaire de dix minutes. Nous vous poserons ensuite des questions et prendrons le temps d'échanger. Je précise que cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat et fera l'objet d'un compte-rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M. Xavier Niel prête serment.
J'ai aujourd'hui quatre grandes activités qui vivent chacune de manière indépendante et qui sont chacune en croissance.
La première est celle des télécommunications. J'ai créé mon premier opérateur de télécommunications il y a 35 ans. J'avais tout juste 18 ans. Je suis originaire d'une ville qui s'appelle Créteil, en banlieue parisienne. Je viens d'une famille moyenne française. J'ai eu la chance de faire partie des premiers à s'intéresser à la numérisation et à la mise en ligne des choses. Cette activité a grossi avec de nombreux partenariats. Je contrôle aujourd'hui une petite vingtaine d'opérateurs de télécommunications dans le monde, avec toujours une volonté d'expansion. Il y a quelques mois, nous avons racheté le plus grand opérateur de Pologne. Nous continuons de nous développer dans tous ces territoires car le marché français est un marché sur lequel croître ou gagner significativement des parts de marché est difficile. Nous allons donc au-delà de nos frontières, plutôt en Europe. Nous nous développons aussi aux États-Unis et ailleurs.
J'ai une deuxième activité qui est l'immobilier. Pendant longtemps, le sujet des nouvelles technologies semblait un secteur présentant des problèmes et l'argent que j'ai pu gagner dans les télécommunications, au début, a été réinvesti dans l'immobilier. A ce titre, nous avons créé plusieurs foncières et avons financé de nombreux entrepreneurs, jusqu'à prendre une participation d'un peu plus de 20 %, au début du confinement, dans le groupe Unibail Rodamco Westfield. Nous continuons de développer cette activité en achetant régulièrement des actifs. Encore une fois, le marché français est significatif. Le marché parisien est lui-même significatif et assez grand. Nous avons donc énormément de travail et de potentiel de développement. Nous nous y attelons, et commençons aussi à sortir de ces frontières.
La troisième activité est également indépendante. Ce ne sont pas des groupes de sociétés qui appartiennent à une holding : ce sont réellement des activités indépendantes, avec des dirigeants différents et des actionnariats généralement différents. J'ai eu la chance, au travers de l'entrepreneuriat, à partir de 17, 18 ou 19 ans, de réussir au moins financièrement ma vie. A partir de ce moment-là, n'était-il pas logique de se demander comment je pouvais aider d'autres à avoir cette même chance et pousser d'autres personnes vers l'entrepreneuriat ? J'ai ainsi commencé à financer des start-ups, il y a 25 ou 30 ans. Nous avons ensuite estimé qu'il fallait aider notre écosystème français, alors que nous avions débuté par l'international. L'écosystème des start-ups françaises était faible. Aujourd'hui, nous finançons essentiellement des start-ups françaises. Nous finançons 100 à 150 start-ups chaque année en France dans tous les secteurs. Pour continuer d'aider cet écosystème, nous avons notamment décidé de la création de l'Ecole 42, école gratuite, à Paris, qui accueille 4 000 élèves. Je crois que nous avons aujourd'hui 40 à 45 écoles dans le monde, sur le même modèle. J'espère que nous allons en ouvrir quelques dizaines cette année. C'est le modèle d'une école gratuite, ouverte à tous, dans laquelle on ne pose pas de questions sur le passé de nos étudiants. Nous leur apprenons un métier et si vous sortez de cette école à Paris, vous avez une rémunération, y compris si vous avez 40 à 50 ans. Si vous avez décroché de l'école à 14 ans, on vous apprend ce métier des nouvelles technologies, à faire du code informatique. Après, vous avez une demande incroyable. Il y a peut-être 30 demandes de stage par élève pour les élèves de ces écoles, ce qui veut dire la garantie certaine d'un emploi bien rémunéré.
Avec la même idée d'aider l'entrepreneuriat, nous avons lancé une autre initiative, Station F, à Paris, qui n'est pas destinée à être rentable. Il s'agit du plus grand incubateur du monde, fondé sur la même idée : comment pousser des jeunes vers l'entrepreneuriat ? Nous accueillons physiquement un millier de start-ups chaque année dans ce lieu. Nous continuons d'essayer de développer le lieu avec de nouvelles surfaces autour. Nous nous sommes rendu compte qu'il se posait un problème de logement et avons ajouté des immeubles, autour, dans lesquels se trouvent 600 logements.
La quatrième activité a trait à la presse et plus généralement à la communication audiovisuelle. Dans cette activité, j'ai créé mon premier journal à l'âge de 20 ans. Ce n'était donc pas il y a vingt ans mais il y a un peu plus longtemps. Depuis cette date, j'ai toujours été éditeur de journaux. J'ai financé un grand nombre d'initiatives qui ont existé, dont celles qu'on me reproche parfois. Ce sont des journaux qui vont, politiquement, de l'extrême gauche à l'extrême droite. Mon avis politique ne compte pas : je souhaite que ces journaux soient indépendants, car c'est une condition de leur développement. Je les ai financés avec ce principe, sans les contrôler. Puis est arrivée à partir des années 2 000 l'histoire du Monde. Le Monde était vu comme étant en difficulté, avec un risque potentiel d'une prise de contrôle, complexe, soufflée par l'État. Matthieu Pigasse est venu me voir en me disant « il faut qu'on fasse quelque chose ». Nous sommes allés voir Pierre Bergé, qui nous a dit « je fais cela avec vous ». Nous avons alors pris le contrôle du Monde, qui était en difficulté. Par la suite, j'ai continué dans un certain nombre de médias que vous avez cités.
Lorsque nous sommes arrivés, Le Monde vendait moins de 300 000 exemplaires. Aujourd'hui, il vend 500 000 exemplaires. En dix ans, nous avons porté sa diffusion à des niveaux jamais atteints dans son histoire. En 2010, il comptait 300 journalistes. Aujourd'hui, il a 500 journalistes. Notre idée de départ était simple : si vous achetez un journal, que vous voyez les difficultés et que vous vous séparez d'un certain nombre de journalistes, vous allez moins vendre, ce qui va vous obliger à vous séparer de nouveau d'un certain nombre de journalistes et ainsi de suite. Notre pari, avec Matthieu et Pierre, a donc consisté à faire l'inverse : augmentons le budget alloué aux rédactions de façon à permettre au journal de bien fonctionner. Garantissons aux journalistes un cadre qui leur permettra d'écrire ce qu'ils veulent et cantonnons-nous à l'économie. En d'autres termes, confiez-nous la gestion économique et prenez la gestion éditoriale. Ce partenariat a été conclu avec une entité (le pôle d'indépendance, dont nous reparlerons sûrement) et a plutôt bien fonctionné. Lorsque nous sommes arrivés en 2010, le groupe Le Monde perdait 32 millions d'euros. Je crois qu'en 2021, il a dégagé une marge d'EBITDA de 22 millions d'euros. Nous avons donc complètement changé la donne.
Il y a un dernier sujet dont vous n'avez pas parlé : avec Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine Capton, un brillant producteur, nous nous sommes associés pour créer la société Mediawan autour d'un concept assez simple : tout repose sur la créativité. Le moteur de la réussite économique d'une société de production repose sur la créativité. Cela permet d'avoir un impact sur le rayonnement de la France si nous sommes capables de créer des producteurs. Cette créativité vient du cerveau des hommes. Nous avons donc essayé d'agréger dans une entité un grand nombre de producteurs indépendants, qui étaient généralement petits, avaient de mauvaises conditions de distribution. Nous les avons aidés à porter leurs projets dans la durée, à financer ces projets et à acquérir des droits d'adaptation pour peser face aux gros acteurs du marché. Evidemment, quand vous êtes un petit producteur et que vous allez voir TF1 ou Netflix, ces acteurs savent que vous êtes dépendant d'eux, ce qui réduit votre capacité de négociation. Mediawan est devenu un des trois leaders européens. La production marche incroyablement bien en France. Nous sommes en train de produire des leaders européens et des leaders mondiaux, bien que notre part de marché reste extrêmement modeste. Nous avons acquis environ 70 sociétés en Europe mais la part de marché de Mediawan reste faible. Je crois qu'une personne que vous avez entendue disait qu'il existait 4 000 petits producteurs en France. Excusez-moi d'avoir été un peu long. Je suis prêt à répondre à vos questions.
Vous n'avez pas été long puisque vous n'avez pas utilisé tout le temps qui vous était imparti. Merci d'être là, monsieur Niel. Vous faites partie de ces grands propriétaires de médias qui sont très attendus dans ces auditions car le coeur même de notre objet, la concentration dans les médias, touche de façon importante vos activités. Vous faites en effet partie de ceux qui concentrent plusieurs activités de façon verticale. C'est un des aspects que nous examinons car la téléphonie ne pouvait être dans le champ de la loi de 1986 qui avait pour objet de réguler le monde médiatique. C'est donc un vrai sujet de réflexion pour nous. Vous êtes présent dans la presse écrite, dans la téléphonie et dans la production de programmes avec Mediawan.
J'ai envie de vous poser une question de journaliste. Elle a d'ailleurs été posée par une très grande journaliste qui travaille au Monde. Elle s'interrogeait, selon des propos rapportés par Mediapart, sur vos motivations au moment de la création du fonds dont vous avez parlé. Elle aurait dit : « de la part de Xavier Niel, est-ce une affaire d'image ou une affaire de conviction ? ». Pourriez-vous répondre à l'interrogation de cette excellente journaliste ?
Vous parlez de concentration des médias mais il faut examiner la concentration de la diffusion de cette information. Un article « normal » du Monde a 100 000 lecteurs. Le journal de TF1, tous les soirs, rassemble 5 à 6 millions de personnes. Il existe donc un rapport d'un à cinquante ou un à soixante. L'influence ou la concentration des médias « presse » qui basculent dans le digital est incroyablement délayée par rapport à d'autres médias. Il me paraît donc extrêmement important, lorsque vous évoquez des quotas, par exemple, de mesurer la réalité de la puissance de ces médias.
Je crois que c'est Raphaëlle Bacqué, qui s'occupe du pôle d'indépendance du Monde, qui a tenu les propos que vous rapportez. Pour moi, c'est une activité industrielle. J'ai gagné de l'argent dans la presse. J'ai eu le plaisir d'être associé à Alain Weill, entrepreneur génial des médias. J'ai été associé dans ses holdings à ses côtés. Un jour, il a décidé de vendre cet actif à un concurrent. Nous avions un concurrent, Patrick Drahi, qui a payé un prix incroyable et nous avons vendu. Si j'avais souhaité contrôler des médias pour disposer d'un pouvoir d'influence quelconque, j'aurais gardé BFM TV.
Autrement dit, vous affirmez que ce n'est ni une question d'image ni de conviction : c'est une affaire économique.
Je crois que nous avons besoin d'une liberté de la presse. Celle-ci n'existe pas toujours en France. Un certain nombre de médias ont une ligne éditoriale qui tend à servir les intérêts économiques ou financiers de leur actionnaire. C'est leur choix. J'ai d'ailleurs parfois subi cette situation. Ce n'est pas ma vision des médias : selon moi, nous devons avoir des médias pour tous, capables de diffuser l'information. Avec Matthieu Pigasse, nous détenons le contrôle du Monde Diplomatique. La ligne du Monde Diplomatique n'est peut-être pas ma ligne mais ils continuent de faire leur métier et même d'agresser leurs actionnaires. C'est très bien. Ils font leur métier. Ils ont leur ligne éditoriale. C'est un journal que l'on peut qualifier d'opinion. Je suis à l'aise avec cela.
D'un autre côté, je suis actionnaire de Causeur et d'Atlantico, qui peuvent incarner des lignes différentes. Ces journaux ne correspondent peut-être pas à mes idées mais je souhaite qu'ils aient la plus grande liberté. Voyant que ces médias peuvent attirer des gens qui ont des intentions malsaines, plutôt que de les revendre, j'ai souhaité essayer de les protéger de manière plus durable, en empêchant qu'ils deviennent cessibles et en assurant l'indépendance des personnes qui y travaillent, c'est-à-dire les journalistes. Le fonds de dotation traduit cette idée.
Je suis un industriel qui a bien gagné sa vie dans chacune de ses activités et qui a souhaité, à un instant de raison, créer un fonds pour protéger le contrôle de ces médias. J'ai une concentration verticale dans chacune de mes activités mais il n'y a aucune synergie entre mes activités. Les dirigeants du Monde ne connaissent pas les dirigeants de Free. Ce sont des mondes complètement séparés. Ils ont un de leurs actionnaires en commun.
Cela répond à une question que je souhaitais vous poser. Nous nous interrogeons quant à la logique poursuivie lorsque vous prenez des participations dans des titres aussi divers que Le Monde, Paris Turf ou France Antilles. Je me demandais quel était le fil conducteur. Certains vous reprochent d'ailleurs de ne jamais avoir annoncé une stratégie de long terme en matière de presse, qui n'est pas une activité comme les autres du point de vue des affaires : elle touche à l'information des citoyens et au fonctionnement de la démocratie. Vous dites qu'il s'agit d'une activité économique, à côté d'autres activités économiques, ce qui explique que vous saisissiez d'éventuelles opportunités lorsqu'elles se font jour. C'est ce qui explique l'absence de cohérence apparente du point de vue des titres dans lesquels vous investissez. Est-ce bien cela ?
Vous pourriez me dire également qu'il n'y a pas de fil conducteur entre le fait d'exploiter Free en France et d'exploiter un opérateur en Irlande ou un opérateur en monopole à Monaco. Le fil conducteur est une activité. Lorsque j'ai débuté cette activité, il s'agissait d'une activité industrielle. J'ai gagné de l'argent dans la presse à l'âge de vingt ans. A un moment donné, en prenant de l'âge et me rendant compte que cette activité pouvait attirer des gens qui auraient peut-être d'autres idées derrière la tête, j'ai estimé que l'argent que j'avais gagné en France me permettrait de rendre ces activités non mercantiles pour moi, sans en tirer un avantage fiscal - et pour ce faire en les cédant pour un euro à une fondation. Peut-être ai-je pris conscience du fait qu'il s'agit d'un bien commun - que certains souhaitent s'approprier. J'ai pu penser autre chose il y a vingt ans mais aujourd'hui, je me dis, essayons de préserver la totalité de ces actifs. J'ai voulu créer un fonds de dotation auquel ne sont apportés que des titres rentables. Apporter des titres non rentables à un fonds de dotation est un moyen de s'en débarrasser. Nous faisons l'inverse. Nous apportons une participation dans le Monde (la totalité de ma participation) à ce fonds de dotation, car la société est durablement rentable. Le Monde a fait plus de 20 millions d'euros de résultat l'an dernier. Il est parvenu à s'acheter son immeuble, pour un coût de 170 millions d'euros, ce qui n'est pas commun dans le monde de la presse. Nous avons un groupe capable de vivre de manière indépendante. Ceci ne veut pas dire qu'il peut être de nouveau géré par les journalistes ni que la partie éditoriale peut être gérée par le fonds de dotation. Il faut que ces aspects soient traités de manière séparée car c'est ce qui fonctionne.
Nice Matin a été rentable au cours des trois ou quatre derniers mois. De la même manière, lorsqu'il sera redevenu durablement rentable, l'idée sera de l'apporter au fonds de dotation. Il en est de même pour Paris Turf et les autres titres.
Les statuts de ce fonds montrent que vous conservez une part importante dans sa conduite. Vous nommez en particulier quatre administrateurs sur six, dont deux après consultation du pôle d'indépendance. Vous pouvez les révoquer à tout moment. Pourquoi ne pas être allé au bout de la démarche en affirmant clairement une indépendance absolue des titres par rapport au fondateur que vous êtes ?
Il y a plusieurs raisons à cela. En premier lieu, nous y allons par étapes. Je suis en plein contrôle et ai la totalité des droits au sein de la société qui co-détient Le Monde (LML). Je crois que vous avez un organigramme.
Je propose que le montage soit projeté en même temps, car il est un peu compliqué.
Précisons que la source de cet organigramme est Le Monde. Je le précise car, lors d'une autre audition, j'ai projeté un document dont la source a été contestée.
Je ne contesterai pas votre schéma, bien qu'une partie de celle-ci soit contestable puisque les entités que contrôle Matthieu Pigasse et celles que je contrôle ne sont pas encore apportées au fonds, dans la mesure où il y a une contestation de l'ayant droit de Pierre Bergé. Ces entités ne sont donc pas encore notre propriété, bien qu'elles apparaissent comme telles sur ce schéma. Une décision de justice nous donne raison donc on peut supposer que ces actions seront apportées au fonds. C'est l'esprit et c'est ce vers quoi nous nous dirigeons dans les semaines et les mois qui viennent.
Ce fonds comporte six membres, dont deux que j'ai nommés directement. Il s'agit de Roxane Varza, qui dirige Station F et connaît le digital, et de mon fils. Je ne suis pas du tout dans le népotisme ni emballé par l'héritage outre mesure. Je pense qu'un certain nombre d'entre vous m'ont entendu défendre des mesures qui me permettraient de faire de mon vivant ce que je souhaitais de ma fortune, pour peu de servir un intérêt collectif. Je n'ai pas encore réussi à me faire entendre sur ce sujet mais je suis sûr que nous y arriverons. Mon fils se retrouve dans ce montage à la demande du pôle d'indépendance, qui m'a dit : « si un jour nous avons un problème financier et que tu n'es plus là, qu'adviendra-t-il ? Nous voulons être sûrs que tu sois là ». J'ai donc proposé que mon fils soit membre du fonds.
Deux autres membres sont choisis conjointement par le pôle d'indépendance et par moi-même. Il s'agit d'Alain Frachon, ancien directeur de la rédaction du Monde. Il est le président de ce fonds. L'autre personne est Nicole Notat. Je ne connais pas Nicole Notat, qui a siégé au Conseil de Surveillance du Monde il y a très longtemps. Je n'ai jamais déjeuné avec Nicole Notat. Je ne la connais pas et n'ai pas son numéro de téléphone. Cela me va très bien.
Deux autres personnes sont présentes au sein du fonds, notamment un journaliste de Télérama, choisi par le pôle d'indépendance, et une personne choisie par Matthieu Pigasse.
Evidemment, on peut résumer le fonctionnement du fonds en disant que j'ai la possibilité de révoquer n'importe qui mais le jour où je révoquerai une seule personne dans ce fonds, tout le monde criera au scandale et tout ce que je suis en train d'expliquer ne sera plus crédible. Il me paraît extrêmement important de continuer d'apporter ce savoir-faire de gestion, qui permet au groupe Le Monde d'être rentable. C'est cette rentabilité qui crée l'indépendance d'un titre de presse. D'un autre côté, nous donnons toujours plus d'indépendance aux journalistes. A chaque niveau du Monde sont définies des règles de protection de l'indépendance éditoriale. On peut parler de celle-ci mais elle se prouve avant toute chose. Si vous m'interrogez sur ce sujet, je pourrai y revenir.
Je voudrais revenir sur ce fonds pour l'indépendance de la presse, car certains estiment que le modèle des fonds est vertueux, notamment pour garantir la pluralité dans la propriété des journaux. Néanmoins vos statuts ne disent pas la même chose. L'article 5.1, dont vous avez parlé, prévoit la présence de six administrateurs, dont deux nommés par le fondateur, c'est-à-dire vous-même, deux autres par le fondateur après consultation du pôle d'indépendance. Parmi les deux derniers administrateurs, l'un est nommé par le pour l'instant et l'autre par Matthieu Pigasse. Donc quatre des six administrateurs dépendent directement ou indirectement de votre nomination. Vous avez indiqué que Nicole Notat et Alain Frachon n'avaient pas été nommés par vous. Or il y a quelques mois, Mediapart affirmait, dans un article, que leur nomination avait été proposée par vos soins.
L'article 5.7 des statuts énonce que le président du Conseil d'administration du fonds est désigné par le fondateur, c'est-à-dire vous-même parmi les membres du Conseil d'administration. Le fondateur peut décider à tout moment de désigner un autre membre du Conseil d'administration en qualité de président. Vous avez donc à la fois un pouvoir de nomination et de révocation du président. Enfin, il est prévu, dans l'article 14, qu'en cas de décès du fondateur, les droits de celui-ci se transmettent de plein droit à ses ayants droit. Je ne conteste aucunement la légitimement de ces articles. Ils indiquent tout de même que vous avez entièrement la maîtrise du fonds. Celui-ci n'est guère indépendant de ses propriétaires.
Reprenons point par point. En ce qui concerne les nominations, vous pouvez interroger le pôle d'indépendance sur la manière dont cela s'est passé. Nous avons discuté. Ils ont choisi deux membres. Il y a les statuts et la réalité.
En ce qui concerne la révocation, si c'est écrit, c'est que cela doit être exact. Cela dit, le jour où vous révoquez un membre de ce fonds, vous provoquerez un scandale incroyable. Cela décrédibiliserait le journal et votre actif.
Nous faisons les choses progressivement. J'ai un actif qui a manifestement une valeur significative. Le don qui est fait à ce fonds représente une perte de valeur importante pour moi. Nous faisons le chemin tout doucement. Si vous estimez que l'idéal est de regrouper tous les médias français dans une grande fondation, je n'y serais pas opposé mais, parmi toutes les personnes que vous avez auditionnées ici, je serais sans doute le seul sur cette ligne. L'idée de ce fonds, depuis le début, n'est pas de protéger l'indépendance du Monde mais son capital. Les statuts indiquent qu'il est impossible de céder le capital de cette société sans un très grand nombre d'accords. C'est cela que nous avons cherché à préserver.
Notre propos n'est pas de dire s'il est bien ou mal d'avoir mis en place la structure que représente ce fonds. Chacun de nous ici peut avoir son idée à ce sujet. C'est une originalité qui est saluée par rapport à d'autres configurations. Nos questions visent à aller au fond au regard des objectifs et convictions dont vous faites part pour garantir l'indépendance de ce média et des autres médias, car nous voyons que certaines dispositions sont plus limitées que ce qui est affiché. Vous conservez le contrôle. Vous nous dites ne pas en abuser en nous assurant qu'une décision de révocation éventuelle aurait des conséquences terribles. Nous connaissons des patrons de presse qui n'hésiteraient pas et considèrent que c'est par la révocation qu'ils redorent le blason de leur média, ou encore prononcent des révocations sans se soucier du fait que leur média coule par la suite, car l'important, pour eux est leur pouvoir. Il y a de nombreux cas de figure et nous examinons ce que permet ou non une structure, plutôt que les individus particuliers qui les animent.
Vous avez créé ce fonds, qui traduit d'abord une volonté d'indépendance capitalistique. C'est montré en exemple. Ce montage m'intéresse car nous réfléchissons tous à ce qui permettrait, dans ce climat de concentration, aux titres et aux journalistes, a minima, d'avoir leur indépendance et leur liberté. Nous vous interrogeons néanmoins car certains éléments montrent tout de même qu'in fine, vous détenez le contrôle. Cela me conduit à vous demander une dernière précision : au sein de ce fonds, pourquoi avoir distingué les parts détenues dans Le Monde et L'Obs, désormais incessibles, de celles détenues dans Nice Matin, France Antilles et Paris Turf ?
Je n'ai jamais communiqué sur ce fonds. Seul le pôle d'indépendance a communiqué à ce sujet. J'en parle aujourd'hui pour la première fois. Chaque fois que des journalistes m'ont contacté pour parler de ce sujet, j'ai toujours répondu que je n'en parlais pas. Ce n'est pas un sujet de communication. Ce fonds vise uniquement à protéger le capital du Monde. L'indépendance du Monde est protégée d'autres manières, à cinq niveaux. Je vais les détailler car c'est important.
En premier lieu, le pôle d'indépendance est actionnaire du journal à hauteur d'un peu moins de 30 %.
L'indépendance rédactionnelle est également séparée de l'indépendance capitalistique, ce qui constitue une autre originalité de ce modèle.
Le pôle d'indépendance détient un peu moins de 30 % du capital, avec des droits forts, puisqu'il occupe un tiers des sièges au Conseil de Surveillance. C'est bien celui-ci qui gère l'entreprise. Au même titre que tous les autres actionnaires, le pôle d'indépendance a accès à l'ensemble de la stratégie de l'Entreprise.
Dans tous les titres du groupe Le Monde, les sociétés de rédacteurs ont un droit de veto sur la nomination du directeur du journal, avec un taux de 60 %, ce qui est élevé.
Une charte éthique codifie les droits et devoirs et un comité d'éthique, présidé par une ancienne bâtonnière, peut être saisi autant que de besoin. Ce comité ne prive pas de se saisir.
Le pôle d'indépendance dispose d'un droit d'agrément si un actionnaire souhaite devenir contrôlant ou co-contrôlant du groupe. Sans cet agrément, il ne peut y avoir de changement de contrôle du groupe.
A tous les étages, l'indépendance du journal est donc assurée. Je n'en ai cité que quelques exemples.
Je vous invite également à examiner le contenu du journal. Celui-ci est incroyablement indépendant de ses actionnaires.
Vous pourriez aussi estimer que nous pouvons exercer un chantage sur le directeur de la rédaction au travers de son salaire. Nous avons créé un comité des rémunérations, dont fait partie Julia Cagé.
Chaque fois que nous avons un doute sur un sujet, nous en parlons avec le pôle d'indépendance et nous ajoutons une disposition qui permet de parer à une éventualité, dans l'hypothèse où une personne aurait de mauvaises intentions. Nous inscrivons cela dans les statuts et ceux-ci ne peuvent être modifiés, eu égard aux majorités requises et à la présence du pôle d'indépendance.
Un jour, on s'aperçoit que le changement de contrôle n'a pas été bien défini. On s'y attelle et on traite ce sujet, un peu dans l'urgence. L'un des actionnaires ayant le contrôle du Monde crée aussi une entité de façon à empêcher que ses titres soient cédés. Nous faisons aussi entrer les journalistes dans cette entité. Vous me dites que je ne suis pas allé au bout de la logique en donnant tout le contrôle aux journalistes.
Je parlais des statuts du fonds. J'ai parlé de l'indépendance absolue des titres et non seulement des rédactions.
Si vous redonnez le contrôle total de cette participation au pôle d'indépendance, vous refaites l'erreur historique qui découle du fait que les gens qui gèrent les entreprises ne sont pas ceux qui savent faire des journaux. Je ne sais pas faire des journaux mais je sais gérer une entreprise. C'est cette répartition des savoir-faire qui permet au Monde d'être rentable et de voir son audience exploser. Vous me dites, en quelque sorte, que je suis « petit bras » en n'étant pas allé au bout de la logique. Je n'ai jamais communiqué là-dessus et nous sommes sur le chemin. Nous avançons. Je vous le promets. Nous allons dans ce sens-là.
Vous me demandez pourquoi les autres titres ne disposent pas des mêmes droits. Le sujet de ce fonds a été discuté avec le pôle d'indépendance du Monde. Peut-être celui-ci a-t-il estimé un certain nombre de choses. Nous corrigerons cela dans la durée bien évidemment. C'est un dispositif évolutif.
La possibilité de cession de la participation que j'ai dans d'autres titres n'est pas prévue aujourd'hui dans le fonds de dotation et ces titres ne sont pas dans le fonds de dotation.
Ce n'est donc pas quelque chose de théorisé. C'est une étape. Vous laissez cette possibilité ouverte.
J'ai une dernière question. Ici, chaque fois que les propriétaires de médias n'étaient pas directement concernés par la fusion entre TF1 et M6, ils nous disaient ne pas y être opposés, n'avoir rien à dire ou y être plutôt favorables. On connaît votre position puisque vous avez déjà déposé quatre recours contre l'éventuelle fusion de TF1 et M6. Trois d'entre eux ont été rejetés. Le dernier a été instruit la semaine dernière et invoque une question prioritaire de constitutionnalité. Pouvez-vous nous expliquer la raison de tous ces recours en justice et nous faire part de votre opinion sur ce dossier, en tant que citoyen mais aussi en tant que concurrent de ces médias ?
Je ne me suis jamais expliqué publiquement sur le sujet.
Ces procédures étaient liées à une petite bizarrerie. Le principal recours contestait le souhait de déroulement de cette procédure devant les autorités françaises. On annonce cette fusion, qui est incroyablement lourde dans notre paysage. Elle sera décidée par des autorités indépendantes à Paris. A peine annoncée, et avant même de nous avoir auditionnés, alors que nous étions censés être auditionnés, le président de l'Arcom nous dit « tout va bien, circulez ». La ministre de la culture nous dit « tout va bien, circulez ». La présidente de l'Autorité de la concurrence dit « on va regarder » et elle est virée. Cela n'inspire pas une confiance totale.
Vous dites « elle est virée ». Nous l'avons auditionnée. Estimez-vous que c'est la raison pour laquelle son mandat n'a pas été renouvelé, alors qu'elle souhaitait poursuivre dans cette mission ?
C'est mon opinion personnelle, sans avoir aucune information particulière à ce sujet. Je pense qu'elle a été virée parce qu'elle n'avait pas pris position sur le projet de fusion, c'est-à-dire alors qu'elle souhaitait faire son travail normalement sur ce sujet. Nous donnons des exemples. Mon pays est une grande démocratie. Je crois dans sa justice. Parfois, j'ai un petit doute à l'égard de ses autorités indépendantes eu égard au soutien affiché publiquement à cette opération (incroyablement complexe sur le plan de la concurrence) alors que ces personnes devraient faire preuve d'un peu plus de réserve.
Qui, à vos yeux, dirige ces autorités indépendantes si elles ne le sont pas réellement ? Vous remettez en cause l'Arcom et son attitude. Qui aurait intérêt à cela, de façon coordonnée ?
Les gens qui ont intérêt à être bien vus ou soutenus dans ces médias.
Ce ne peut être que l'État. Je ne sais pas qui nomme les présidents de ces autorités. Je crois que le Sénat lui-même nomme un certain nombre de membres de ces autorités, qui ensuite nomment leur président. A l'Arcom, je sais comment est désigné le président. Je ne sais pas comment est choisi le président de l'Autorité de la concurrence. Je crois que c'est une décision politique.
Nous ne sommes donc pas à l'aise pour considérer que nous allons rester à Paris avec un risque d'intervention devant ces autorités indépendantes. Nous avons envie de quelque chose de juste, car ces deux groupes sont ultra-dominants en France dans la production d'informations. Cette ultra-domination, sur le plan économique et en termes de pluralisme, devrait susciter un certain nombre d'interrogations. Or il y a eu assez peu de prises de position et de questions soulevées sur ce sujet.
Prenons le sujet globalement. Ces acteurs veulent fusionner. Pour le groupe TF1, c'est un coup économique génial. Nous sommes quatre dans les télécoms. Nous n'arrivons pas à passer à trois. Nous ne sommes pas sûrs qu'une telle évolution puisse être acceptée un jour sur le plan de la régulation. Passer de deux groupes privés dominants à un groupe privé dominant, ce qui veut dire la création d'un monopole, ce serait un coup économique exceptionnel. Bravo s'ils y arrivent. Je pense qu'ils le font uniquement pour cela. Les autres aspects ne sont pas leur sujet. Ce sont des - bons - commerçants et de bons commerçants veulent gagner de l'argent. Leur souci n'est pas le pluralisme ni le contrôle de l'audience ou de la publicité dans ce pays. Ils veulent gagner de l'argent.
A ce moment-là, il faut s'interroger sur un certain nombre de sujets. On vous dira d'abord que ces groupes sont en grave difficulté. Cela va très mal. Ils risquent de disparaître. Vous prendriez une grande responsabilité, messieurs, si vous ne souteniez pas cette concentration. On est à la limite de la menace. Je ne sais pas où est la grande responsabilité. Voyons la situation de ces groupes. Les chiffres sont clairs. Il faut les lire. Ils viennent de publier leurs résultats.
C'est mieux que ce que vous pensez, car on vous a cité des chiffres un peu réduits. Leur résultat net a quasiment doublé entre 2017 et 2021, 158 millions de résultat net en 2017, 281 millions d'euros en 2021 pour M6. Je n'ai pas ceux de TF1 sous les yeux.
Je suis entièrement d'accord, monsieur le président, sauf lorsqu'on souhaite se concentrer. Pour se concentrer et créer un monopole dans un pays, il faut une situation exceptionnelle. La création d'un monopole, c'est extrêmement grave. Ces groupes n'ont donc pas de problème financier. Vous me direz, ils ont un problème d'audience. En dix ans, l'audience de TF1 n'a pas bougé. Celle de M6, en dix ans, a progressé.
Vous me direz alors que Netflix est en train d'arriver. Mais Netflix n'est pas en concurrence avec TF1 et M6 (qui est gratuite). Netflix est en concurrence avec Canal Plus (qui est payante). Netflix a dix millions d'abonnés en France. Canal Plus en a 9 millions, je crois. Le chiffre d'affaires de Canal Plus est supérieur à celui de Netflix. C'est une vaste blague.
On invoquera alors YouTube, mais ce média est fait de contenus vidéos postés par ses utilisateurs. Cela n'a rien à voir. C'est incomparable. La publicité que vous ferez sur les médias digitaux est ultraciblée : je voudrais toucher les femmes de 55 ans qui habitent dans tel quartier. La force de TF1 et M6 sera une puissance considérable : elle permet de toucher 10 ou 12 millions de personnes à un moment donné. Cette puissance est nécessaire. En consolidant les deux seuls médias détenant cette puissance en France, vous créez des problèmes de différentes natures.
Vous créez d'abord un problème sur le marché de la publicité.
Vous ne l'avez pas entendu de cette manière-là. Avec cette concentration, vous faites disparaître la possibilité de réguler les Gafam. C'est un sujet majeur et cela va beaucoup plus loin que ce qu'on peut dire par ailleurs. On ne pourra plus réguler les Gafam si vous allez au bout de cette concentration.
L'ancienne présidente de l'Autorité de la concurrence a tout de même prononcé une condamnation de 500 millions d'euros.
C'est quelque chose que j'ai suggéré lors d'une précédente audition : en mêlant la TV et le digital pour considérer le marché pertinent, la part ultra-dominante qu'avaient les Gafam sur le marché numérique diminue en pourcentage et les fortes régulations qui s'appliquaient lorsqu'ils étaient seuls, sur le numérique, ne s'appliqueront pas de la même manière.
A cela, on nous répond que les 80 % de recettes publicitaires détenus par Google, Facebook et maintenant Amazon ne sont pas du tout régulés.
Je pense qu'il faut que vous reposiez la question au président de l'Autorité de la concurrence.
Vous allez poursuivre mais j'aimerais que vous intégriez un élément qui ne figure pas, jusqu'à présent, dans votre argumentation : vous expliquez ces recours avec beaucoup de passion mais qu'est-ce qui vous dérange par rapport à vos propres activités puisque vous n'êtes pas dans la télévision ? C'est donc du point de vue de la téléphonie que vous vous placez.
Pas du tout, monsieur le rapporteur.
Il y a un risque financier colossal pour Iliad, c'est une augmentation des prix. On vous parle de 300 millions de synergies. Dans ce montant, je pense que la hausse des prix de la publicité représente 100 millions de synergies. Cela touche toutes mes activités. Je suis confronté à ce risque, en tant qu'industriel. La hausse des prix de la publicité sera directe, immédiate et il ne peut en être autrement. TF1 est la chaîne la plus puissante d'Europe en termes d'audience. M6 est la chaîne la plus rentable d'Europe. On nous invite parfois à regarder la consolidation qui s'est opérée aux États-Unis. La première chaîne de télévision américaine a 7 % d'audience. Les réseaux sont très nombreux aux États-Unis. En termes de publicité, vous allez créer un monstre qui va dominer ce marché.
En fait, le marché de la publicité est le marché du temps de cerveau disponible. Quelle est la logique d'achat de mots clés sur Google, dans ce même marché ? Pourquoi n'y inclut-on pas la presse, l'affichage, etc. ? On est en train de vous dire « notre marché, c'est le temps de cerveau disponible », dans lequel on va insérer de la publicité. C'est un sujet incroyablement problématique car c'est une hausse des prix qui s'annonce. En tant qu'industriel, je vais la subir car ne peux pas me passer de TF1 ni de M6 pour ma publicité. Dès lors, je suis attaqué. Je distribue ces chaînes. Ce sont des chaînes gratuites mais nous les rémunérons. Ce sont les deux seuls groupes que nous payons pour diffuser des chaînes linéaires gratuites. Aujourd'hui, je peux couper une de ces chaînes. Nous avons coupé BFM à un moment où la chaîne souhaitait nous faire payer alors que nous n'étions pas d'accord. Le groupe Vivendi a coupé TF1 à un moment donné pour les mêmes raisons. Qui aura le courage de couper TF1 et M6 en même temps parce qu'ils auront imposé dans la négociation, quelque chose d'inacceptable ? Personne n'aura le courage de le faire. En tant que distributeur de services de télévision au travers des box triple play, je suis touché et je risque de disparaître dans cette activité.
Je serai également touché en tant que producteur audiovisuel. Lorsque Mediawan produit un film comme BAC Nord, vous allez voir TF1 et M6 en leur demandant combien ils sont prêts à investir pour financer le projet. De la même manière, vous n'aurez plus ce marché ouvert et les 4 000 producteurs indépendants de France vont souffrir. Certains d'entre eux vont disparaître. Pourtant, les producteurs ont fait le boulot que n'ont pas fait TF1 et M6. TF1 est resté un groupe français, local. Bertelsmann avait fait ce travail en commençant à étendre la distribution partout. Quel est le secret de Netflix ? Je produis un contenu et je le diffuse dans le monde entier. Ce n'est pas parce que vous allez rapprocher TF1 et M6 que vous aurez une meilleure production. Ce sera exactement l'inverse. Ils vont faire baisser les coûts de production dans la négociation et vous allez faire baisser la qualité de la production. Tout cela nous conduit à des situations problématiques.
J'ajoute un sujet, qui est celui de cette commission : le pluralisme. Un bon article du Monde est lu par 100 000 personnes. Tous les soirs, le journal de 20 heures de TF1 regroupe 5 à 6 millions de téléspectateurs. Le 19:45 de M6 est vu par 3,5 millions de personnes. On pourrait y ajouter RTL. La puissance du groupe TF1-M6 réuni représente un rapport d'un à cent. Ce n'est pas la concentration qu'il est important de réguler, au sens où certains acteurs concentrent et agrègent plusieurs médias. Il faut examiner la puissance d'un acteur dans la diffusion de l'information à un moment donné. C'est là que se trouve le danger pour la démocratie.
Nous allons avancer car nos collègues ont aussi de nombreuses questions. Nous avons compris votre opposition au projet de fusion TF1-M6. Finissez votre propos rapidement.
Une chaîne comme TF1 a montré que, dans l'Histoire, le sujet du pluralisme était un sujet complexe. Un jour a eu lieu le lancement de Free Mobile. Je ne sais pas pourquoi, TF1 n'a pas pensé à l'évoquer. Heureusement, d'autres médias se sont moqués de TF1, qui a fini par le mentionner durant quelques secondes. Nous avons rendu des dizaines de milliards d'euros de pouvoir d'achat aux Français, collectivement, via l'existence de Free Mobile et TF1 oublie d'en parler. C'est notre quotidien. Dans le cadre de la fusion TF1-M6, si vous dites du mal de TF1, vous ne serez plus invités de TF1 ou LCI. Vous m'aurez vu sur toutes les antennes de France, jamais sur TF1 ni LCI. Je n'ai jamais reçu de ma vie une invitation de ces chaînes. Pourtant, vous avez des interviews de M. Bouygues dans Le Monde ou ailleurs. Cette conception des médias est problématique. Si vous donnez plus de puissance à ce type d'acteurs, c'est un problème pour le pluralisme. Du point de vue économique, c'est une superbe opération économique pour le groupe qui prendra le contrôle de l'ensemble. Félicitations à eux. Pour nous, en tant qu'industriels et en tant que citoyens, c'est un énorme problème. Je pense qu'un tel projet ne passerait pas la rampe d'une vérification par des autorités indépendantes.
Une des conséquences possibles de la fusion entre TF1 et M6 serait la remise sur le marché d'un certain nombre de chaînes, en application de la loi de 1986. TF1 et M6 ont évoqué 6ter, TF1 Séries Films TFX ou Gulli. Est-ce que NJJ, votre structure dans les médias ou Mediawan, dont vous avez parlé, seraient intéressés par la reprise d'une ou plusieurs de ces chaînes ?
A partir du moment où la fusion ne peut, à mes yeux, avoir lieu, la question ne se pose pas. Peut-être Mediawan étudie-t-il la question. Je l'ignore.
Non. Cela me paraît tellement aberrant que je ne peux même pas me projeter dans cette hypothèse.
Cela vous paraît tellement aberrant que vous n'imaginez pas que la fusion puisse se faire. Les arguments que vous avez développés sont très intéressants. Nous les avons déjà développés lors de précédentes auditions à propos de la publicité et de l'impact possible sur la production audiovisuelle.
Je reviens sur les propos qu'a tenus hier en audition Richard Michel, du comité d'éthique de Canal Plus. Il nous disait qu'il fallait préciser dans la loi ce qu'est le pluralisme. Pouvez-vous nous faire part de votre vision du pluralisme ?
Pensez-vous qu'il faut modifier les aides à la presse et dans quel sens ?
Nous n'avons pas abordé le sujet du rachat du groupe La Provence. Vous en détenez 11 % et avez répondu à l'appel d'offres. Parallèlement, nous avons eu des retours de syndicats et de salariés de La Provence qui s'inquiétaient de votre offre, en conséquence de ce qu'il s'est passé lorsque vous avez repris France Antilles et France Guyane, pour lesquels il n'y a plus d'impression ni de diffusion du journal papier en Guyane. Pouvez-vous préciser ce qu'il s'est passé en ce qui concerne ces deux titres ?
Je vais vous dire quelque chose qui va probablement vous choquer. Je ne suis pas choqué par CNews. C'est une chaîne d'opinion. Il n'y a aucun doute là-dessus. Maintenant, 30 % des Français semblent voter sur une ligne qui est assez proche de cette chaîne d'opinion.
Je suis entièrement d'accord avec vous. C'est le travail de l'Arcom. Si celle-ci ne fait pas son travail, ce n'est pas mon sujet. Cela me conforte dans les petits doutes dont je faisais part.
C'est tout de même étonnant. Avec beaucoup de passion, vous avez expliqué pourquoi la fusion entre TF1 et M6 n'était pas bien. Là, vous reconnaissez qu'il y a une contravention au regard des conventions passées avec l'Arcom et vous minimisez en constatant qu'il s'agit d'une chaîne d'opinion.
Non, je ne cherche pas à minimiser. En disant cela, je fais une sorte de provocation dont je suis parfaitement conscient. Je dis juste que le pluralisme, c'est d'avoir des médias capables de s'adresser à tous. Nous avons besoin de médias qui s'adressent à tous. Nous avons aussi besoin de médias d'information. Nous avons besoin de tout cela pour avoir une démocratie qui fonctionne. Le pluralisme, c'est la capacité à avoir, dans les médias, un panorama représentant ce que nous sommes, avec nos opinions, nos différences. Le risque est la concentration d'une opinion dominante (« mainstream ») à un moment donné, qu'un média représente 50 % à 60 % de l'audience en France et qu'une multitude de petits médias ne représentent que 0,1 % de l'audience.
In fine, ce qui me met incroyablement mal à l'aise, ce sont toutes les concentrations qui vont donner à un groupe une audience incroyable. J'ai cité les chiffres. La puissance d'un certain nombre de médias ne peut être comparée à celle du Monde, de CNews ou d'autres médias, au-delà du non-respect potentiel de la convention (sujet qui relève de l'Arcom). La fréquence peut être retirée à un média si celui-ci ne respecte pas ses obligations. Il existe une petite spécificité en France : ces fréquences de télévision sont gratuites. Dans les télécoms, nous les payons très cher, au travers d'enchères. Peut-être faudrait-il aussi faire des enchères pour les chaînes de télévision. Ce ne serait pas complètement idiot. Le budget de l'État n'en souffrirait pas. C'est la part de marché de chacun de ces médias qui est importante pour le pluralisme, non leur nombre, pendant le temps durant lequel ils délivrent de l'information.
En matière d'aides à la presse, je crois qu'il demeure quelques fantasmes. Je crois que Le Monde a touché 2 millions d'euros directement d'aides à la presse, sur un résultat de 20 millions et quelque. Les médias reçoivent souvent des aides pour les redistribuer à France Messageries et à d'autres acteurs. Je suis content que Le Monde bénéficie de ces aides. Il y a un certain nombre de sujets qu'il faut prendre à bras-le-corps, par exemple France Messageries et le fait d'avoir plusieurs distributeurs de la presse papier, dont la diffusion, en volume, va continuer à diminuer. Il y a un certain nombre de sujets à traiter mais la plupart des aides perçues sont destinées à être reversées à d'autres acteurs.
À un moment donné, le groupe France Antilles a été liquidé. Toute la presse française a dit « nous allons retrouver des repreneurs ». Un jour, je lis dans le journal que ce titre est liquidé. Il s'agit du seul titre de presse locale existant dans les Antilles. Je me suis dit qu'il ne pouvait pas disparaître ainsi. Nous parvenons à trouver une procédure dérogatoire, au tribunal, pour sortir de la liquidation. Nous demandons aux salariés qui devaient être licenciés de revenir pour relancer le groupe. Nous recréons cette aventure incroyable. Au passage, nous relançons le titre en papier en Martinique et en Guadeloupe. Ce n'est pas encore le cas en Guyane (où il n'existe pour l'instant qu'en version digitale) mais nous y travaillons. Dans ces territoires où la notion de fake news est beaucoup plus forte que ce que nous connaissons ici, nous avons besoin de ces journaux et de ces médias. Il est de notre responsabilité d'avoir des médias qui diffusent une information vérifiée et contrôlée par des journalistes.
Nice Matin et La Provence avaient été financés par un groupe, AD Développement, qui appartenait au gouvernement belge et avait plus ou moins sauvé ces deux groupes, ainsi que Corse Matin. Ces groupes se trouvaient en difficulté. Dans ces entités se trouvaient deux participations minoritaires, dans Nice Matin et dans La Provence. Dans les deux cas, un certain nombre de pactes avaient été passés, permettant à terme de prendre le contrôle de ces médias. Cela s'est fait pour Nice Matin et cela va se faire pour La Provence.
Vous avez cité le chiffre de 2 millions d'euros d'aides à la presse pour Le Monde.
C'est un chiffre net.
Je crois que le montant perçu par l'ensemble des titres de votre groupe est de 6,3 millions.
Je ne le sais pas. J'ai ce chiffre dans mes notes. Je vais le retrouver.
Monsieur Niel, vous avez créé plusieurs écoles, dont la dernière dans le département des Yvelines, à Lévis-Saint-Nom. Envisagez-vous de créer un jour une école de journalisme, puisqu'on parle beaucoup de l'indépendance des journalistes ?
J'ai lu dans Libération que vous auriez déclaré : quand des journalistes m'emmerdent, je prends une participation dans leur canard et ensuite ils me foutent la paix ». Est-ce votre conception de l'indépendance des journalistes et de leur liberté ?
Un de vos confrères préconise la taxation des plates-formes en fonction du débit de bande passante qu'elles utiliseront chez les opérateurs. Pensez-vous que c'est une bonne idée ?
Merci d'évoquer cette école. L'idée, c'est d'apporter des entrepreneurs au monde de l'agriculture, de former ces jeunes et de leur apprendre un métier. Lorsque des jeunes sont en quête de sens, l'agriculture est quelque chose de fantastique. Je parle de toute forme d'agriculture, y compris l'élevage bien sûr. On m'a prêté l'intention de vouloir tuer le monde animal. Je mange de la viande et je n'ai aucune difficulté avec cela. L'objectif est de pousser des jeunes, notamment de région parisienne, vers l'agriculture en les aidant à trouver un métier.
J'ai un problème. Je suis sous serment. Si je vous dis quelque chose de faux, je risque cinq ans de prison. Je suis très ennuyé et je ne sais pas quoi faire. Je n'ai jamais dit cette phrase. Mes détracteurs, mes concurrents, me la font toujours porter. Cela me fait tellement plaisir de leur faire plaisir que je suis obligé de continuer de soutenir que j'ai prononcé ces mots. Alors je dis que j'ai tenu ces propos en off, je ne sais plus quoi inventer. D'après un livre, je suis censé avoir tenu ces propos au fondateur du 1, Éric Fottorino, en tête-à-tête. Le 1 est un journal fantastique. Le problème c'est que même Éric Fottorino affirme que je n'ai jamais dit cela. En même temps, cela me fait tellement de peine de le nier. Je vous propose, à titre exceptionnel et dérogatoire, que ces précisions ne figurent pas au compte-rendu de cette audition, pour laisser mes détracteurs continuer d'affirmer que j'ai tenu ces propos.
Monsieur le rapporteur, ayez un peu de pitié. Je ne sais plus quoi faire.
C'est un pouvoir du président. Je verrai en fonction des réponses que vous apporterez à la suite de nos questions !
Je vous remercie.
La nouvelle directrice de l'OBS est elle-même une ancienne dirigeante d'une école de journalisme. Nous nous demandons si nous ne serions pas capables de créer une école dédiée à l'investigation. Celle-ci est extrêmement importante dans la presse. Si vous avez une idée un peu particulière de la gestion de vos médias, faire de l'investigation n'est jamais une bonne nouvelle. J'ai été l'actionnaire ravi de Mediapart. Ce fut une opération financière incroyable, avec les fondateurs.
Les dirigeants de Mediapart disent que même à l'origine, vous n'étiez pas actionnaire et que vous avez apporté une participation.
Exactement, de la même manière que je ne suis pas actionnaire du Monde. Je suis actionnaire de holdings. Je ne suis plus actionnaire du Monde puisque nous allons dans un fonds de dotation. J'étais actionnaire de Mediapart à travers une holding. Ils sont parfois un peu gênés mais je crois que nous avons gagné quatre ou cinq fois notre mise. Ce fut une très belle opération financière, ce qui n'a jamais empêché Mediapart de régulièrement publier des articles plus ou moins justes, à mon avis, en toute liberté, et de continuer de le faire. Je crois que nous avons besoin de Mediapart dans ce pays, car nous avons besoin d'investigation.
Encore faut-il que celle-ci soit bien faite. M. Arfi est un garçon sérieux, raisonnable. Il va chercher des informations et les publie. Parfois, dans l'historique de Mediapart, c'est un peu plus particulier mais il y a une jeune génération qui a envie de faire de l'investigation. Nous en avons discuté au Monde et nous nous sommes demandé si nous ne devrions pas former à l'investigation, car l'investigation est le coeur de ce métier. En général, si vous voulez avoir une vie tranquille, vous ne faites pas d'investigation dans les journaux. L'investigation est ce qui permet de découvrir ce que l'on cherche à cacher. Parmi les grands groupes que vous allez auditionner, la plupart ont fait disparaître l'investigation et n'en veulent plus. C'est une source de problèmes. Je crois au contraire que c'est ce qui va faire fonctionner nos journaux si nous sommes capables de produire de l'investigation. Je crois que Le Monde a pour projet d'aller dans ce sens.
La question de la taxation éventuelle de la bande passante est compliquée. Ceux qui consomment beaucoup de bande passante aujourd'hui ne sont pas ceux qui étaient là hier. Je crois qu'il faut aider ou favoriser ceux qui ont très peu d'audience plutôt que de taxer les gros. A nous d'être intelligent pour trouver des moyens de le faire. Il y a quelque chose de fantastique avec l'émergence d'internet : cela a permis à tout le monde de créer des médias. Nos comptes Twitter sont des médias en soi. Ce sont des médias qui ne représentent que nous mais ce sont des médias en soi et j'ai toujours trouvé cela extrêmement important. Si vous commencez à taxer et que vous ne le faites pas intelligemment, cela revient à une forme de censure. Je suis toujours mal à l'aise sur ces sujets car internet est un lieu incroyable de liberté - ce qui n'empêche pas l'existence de dérives - et il faut préserver celle-ci. Taxer la bande passante pourrait conduire, un jour, à taxer un service si l'on trouve que celui-ci ne correspond pas à ses propres idées par exemple.
Oui, je l'ai été indirectement. Je suis associé de nombreuses sociétés. L'une de ces sociétés avait un intérêt pour le rachat de RTL et M6 avec d'autres partenaires. Il s'agissait des actionnaires de Mediawan et d'une partie de Mediawan.
Bonjour monsieur Niel. Je vous remercie pour la clarté de vos propos.
Votre intérêt pour le projet de rachat de La Provence traduit-il un intérêt pour la presse régionale et souhaitez-vous poursuivre vos investissements dans ce segment de la presse ?
J'avais demandé à M. Drahi s'il songeait à un rapprochement entre Iliad et Altice. Au détour d'un de vos propos, vous avez d'ailleurs estimé tout à l'heure qu'il serait compliqué de passer de quatre opérateurs à trois. Un tel rapprochement ne serait-il pas une bonne idée à vos yeux ?
Vous faites partie, avec Mediawan, des leaders européens de la production et de la distribution de contenus. Les huit plus grands groupes américains vont investir environ 172 milliards d'euros d'ici 2025. Avez-vous l'intention de poursuivre cette stratégie d'acquisition ou en tout cas d'intégration de contenus, notamment via des studios, au sein de votre groupe ? Souhaitez-vous par exemple que Mediawan s'étende à la musique, au jeu vidéo et au Metaverse ? Avez-vous une ligne éditoriale en matière de production, notamment pour les documentaires et la fiction ?
Notre logique, avec la vision industrielle qui nous anime, consiste toujours à se demander à quel endroit nous avons des actifs qui risquent de disparaître ou de ne pas rester indépendants pour voir si nous pouvons faire quelque chose et créer de la valeur, c'est-à-dire bâtir des groupes rentables dans la durée. Nous avons une double volonté : assurer l'indépendance des rédactions et l'indépendance économique de ces médias. Il n'est jamais question d'avoir une « danseuse », car ces histoires se terminent souvent mal. C'est toujours la volonté d'indépendance qui nous anime.
Vous examiniez l'horizontalité et la verticalité de notre présence dans les médias. Je crois qu'une des personnes que vous avez auditionnées évoquait le jeu d'échecs. Elle est faussement naïve. Lorsque dans le même groupe se trouvent des personnes qui gèrent des activités vivant potentiellement de grands contrats d'État, cela pose un problème. Si vous êtes dans l'armement et dans le BTP et que vous vivez de ces gros contrats, disposer, au sein de la même surface financière, d'un média est un problème. Dans les télécoms, nous vivons des enchères et des appels d'offres. La question, c'est de trouver les moyens de maintenir vivante une presse régionale, qui puisse se développer avec une indépendance économique et financière. Le fonds de dotation n'a pas vocation à créer une danseuse : il s'agit d'avoir des médias rentables qui vont continuer d'exister et d'évoluer durant des siècles. Ils doivent être capables de générer de l'argent pour aller en ce sens.
Quant au rapprochement éventuel de plusieurs opérateurs, comme tout bon commerçant, si nous pouvons passer de quatre à un, je n'aurais rien contre, surtout si je suis celui-là. C'est la raison pour laquelle je ne peux vous dire du mal des commerçants Bertelsmann et Bouygues. En tant que client, consommateur ou citoyen, je pourrais avoir un avis différent mais vous m'interrogez en tant que commerçant. J'ai donc du mal à faire une réponse différente.
Je pensais aussi aux conséquences, en tant que citoyenne et responsable politique.
Je vais m'abstenir de révéler les conséquences auxquelles je penserais en tant que citoyen. Il y en aurait en effet. Il faudrait donc des remèdes forts. Lorsqu'on compare la situation du marché français avec d'autres situations, on se dit que tout est ouvert. Si la France doit être le regroupement de grands monopoles, alors là, on peut tout imaginer. On se plaint déjà de la concentration des richesses et de la fortune entre un nombre de mains trop restreint. Dans l'hypothèse que je viens d'évoquer, nous pouvons tout imaginer. C'est la raison pour laquelle je pense qu'il y a quand même un certain nombre de sujets sur lesquels il faut se pencher.
J'en viens à votre question sur Mediawan. Tous ces producteurs ont besoin d'être aidés pour pouvoir vendre leurs contenus, notamment aux Américains. Je crois que vous avez reçu ici trois grands groupes français qui se développent à l'international. Pierre-Antoine Capton, qui dirige le groupe Mediawan, fait un travail fantastique. Nous avons eu cette idée il y a quatre ans avec Matthieu Pigasse et Pierre-Antoine. Quatre ans plus tard, il a acheté 60 entreprises de production audiovisuelle. Ces 60 entités sont restées indépendantes et se développent. Elles bénéficient juste d'une aide pour financer des projets et aller plus loin. C'est donc extrêmement important et la liberté éditoriale est une condition pour que cela fonctionne. Nous sommes déjà présents dans les jeux vidéo. Je crois qu'il y a des projets fantastiques dans la musique. Peut-être y en aura-t-il dans le metaverse. Cela dépend de nos clients. Je suis sûr que Mediawan sera ravi de produire des contenus pour cet univers.
Vous avez dit dans votre propos introductif que j'avais omis de signaler que vous aviez créé un journal à l'âge de vingt ans. Quel était ce journal ?
C'était un journal humoristique. Puis, à partir de 21 ou 22 ans, j'ai édité des journaux d'informations boursières. J'ai ensuite continué dans cette voie. Je l'ai fait dans tous les sens. Je vous ai senti choqué tout à l'heure lorsque j'ai dit que je n'étais pas choqué par CNews.
Je n'étais pas choqué par le fait que vous disiez cela. J'ai été choqué par le fait que vous ayez utilisé le terme de télé d'opinion alors que celle-ci n'existe pas en France.
Elle existe mais hors des fréquences hertziennes. En tant que citoyen, je condamne la xénophobie, le racisme. C'est l'inverse de ma vie mais il ne faut jamais museler les opinions.
J'interviens pour qu'il n'y ait pas de confusion. Il y a des chaînes d'information. Il peut y avoir des chaînes d'opinion hors des fréquences hertziennes. Nulle part, dans les lois de ce pays, le racisme n'est considéré comme une opinion : c'est un délit. Essayons d'être clairs quant aux termes utilisés.
Je crois que nous sommes entièrement d'accord sur le fond. Excusez-moi si je ne l'ai pas dit d'une manière appropriée. Il n'est pas tolérable d'avoir des médias diffusant des propos xénophobes ou racistes dans ce pays. Mon interprétation est large et non fermée. Si vous tenez des propos racistes ou xénophobes dans un média, même par ambiguïté, il faut vous condamner.
Maintenant, des personnes ont diverses opinions, votent de diverses façons et nous avons besoin de médias qui répondent à leurs envies, à leurs ambitions, à leurs opinions. Cela me paraît extrêmement important. Je comprends que cela ne puisse pas exister sur les chaînes hertziennes. Ces dernières années, d'innombrables lois ont restreint nos libertés. Ce sujet me paraît une question démocratique incroyablement importante. Il faut que quiconque puisse dire ce qu'il a envie de dire et que toute personne qui tiendrait des propos xénophobes ou racistes soit condamnée. Il ne s'agit pas de défendre la chaîne en elle-même mais de défendre l'existence de médias d'opinion qui correspondent aux attentes et aux positions d'un certain nombre de Français.
Vous avez dit que vous aviez des journaux allant de l'extrême-gauche à l'extrême-droite. Quels sont les journaux d'extrême-droite parmi ceux que vous contrôlez ?
Je ne sais pas si c'est d'extrême-droite. Je suis par exemple un actionnaire historique de Causeur, un journal qui défend sa liberté. Je ne crois pas qu'il ait été condamné pour xénophobie ni racisme et j'espère que ce ne sera jamais le cas. Cette participation existe. Ce n'est pas pour autant ma ligne éditoriale. A un moment donné, ce journal avait besoin d'exister. J'ai été ravi d'y mettre un peu d'argent et de les aider. Je n'en ai pas le contrôle.
Cette liberté me paraît incroyablement importante et doit être soutenue. C'est souvent une discussion que nous avons avec des journalistes de nos médias. Ils me demandent par exemple comment je peux tenir, à propos de CNews, les propos que j'ai tenus également devant vous. Je leur réponds que cette position traduit une conviction profonde. Notre liberté doit être défendue. La liberté de chacun d'avoir des opinions contraires est importante. C'est ce qui forme le débat et la démocratie. Nous avons tendance à l'oublier. On examine la concentration dans tel ou tel secteur en y voyant un problème. Le vrai sujet est celui du pluralisme : y a-t-il des médias représentant tous les avis et n'a-t-on pas, à un endroit donné, quelque chose d'incroyablement similaire, qui ne reflète pas la diversité des Français ?
Vous avez dit tout à l'heure que vous aviez gagné de l'argent avec la presse. Est-ce le cas avec Le Monde ?
Oui, à ceci près que ce n'est pas moi personnellement qui ai gagné de l'argent puisque l'argent que j'aurais pu gagner part dans le fonds de dotation.
Pourquoi Matthieu Pigasse nous a-t-il dit, il y a quinze jours, qu'il n'avait pas gagné un euro avec Le Monde ?
Parce que c'est effectivement le cas. Il n'a gagné que l'argent qu'il avait investi dans Le Monde. Il en a toujours le contrôle.
Je ne saisis pas bien car vous étiez actionnaires dans les mêmes conditions.
J'ai gagné virtuellement de l'argent mais je n'ai pas cédé ma participation. Matthieu a cédé la sienne, ce qui lui a permis de rembourser tout l'argent qu'il avait investi dans Le Monde, ce qui était très lourd pour lui financièrement, car les trois actionnaires du Monde n'avaient pas le même niveau de fortune. La solution trouvée par Matthieu, lorsqu'il a eu besoin d'argent pour se développer dans d'autres médias, a consisté à trouver le moyen d'être remboursé de ses investissements. Je crois que l'investissement total dans Le Monde s'est monté à 130 millions d'euros à trois, avec Pierre Bergé, qui est parti à un moment donné, et Matthieu, qui a significativement réduit son implication financière.
Un point m'a marqué durant cette audition et je pense que je ne serai pas le seul à l'être. Vous avez dit que l'État avait décidé, fait pression ou exercé son influence pour que la fusion TF1-M6 puisse se réaliser. Il vous a été demandé si vous seriez candidat à la reprise de certaines d'entre elles dans l'hypothèse où des chaînes seraient cédées. Vous avez refusé de répondre, estimant que cette fusion ne se ferait pas.
Je comprends mal votre certitude. Vous avez souhaité que ce soit au niveau européen que les choses soient tranchées. L'Europe a dit non, la décision incombe à la France. La balle est donc dans le camp de l'Arcom (dont vous dites qu'elle est sous influence - et de l'Autorité de la concurrence, dont vous en dites à peu près la même chose. Si l'on vous suit, la fusion va donc être décidée. Ce ne serait qu'une question de temps. Une personne peut ne pas tenir compte de ces avis et avoir le dernier mot : c'est le ministre de l'Economie et des Finances, que nous allons bientôt auditionner. Nous lui poserons d'ailleurs la question. Sur quoi fondez-vous cette certitude ou, du moins, cet optimisme très fort, si l'on se place de votre point de vue ?
Je crois toujours que le bien gagne. Excusez-moi de ma naïveté. C'est un tropisme d'entrepreneur. Vous faites des choses, tout le monde vous dit que ce n'est pas possible, et puis ça marche. Quelle était ma chance d'être là devant vous aujourd'hui, pour le gamin que j'étais à Créteil dans une cité ? Il n'y a pas de logique. Je crois au bien. Quand vos intentions sont saines, vous avez raison et vous gagnez. Lorsqu'elles ne sont pas bonnes, ce qui m'est arrivé dans ma vie, à la fin, vous ne gagnez pas.
Je crois que l'Autorité de la concurrence est incroyablement indépendante.
Vous avez dit que sa présidente avait été virée parce qu'elle voulait poser des questions.
Cela reste le dernier rempart dans cette histoire. Je crois qu'à la fin, lorsque quelque chose n'est pas sain, cela finit par ne pas se faire. J'ai une conviction profonde (qui concerne la presse, TF1-M6 ou la production) : la concurrence et la diversité constituent la meilleure protection pour les démocraties. Il y a des populistes qui montent et nous avons besoin de ce pluralisme dans tous les secteurs dont nous avons parlé. C'est capital et c'est ce que j'attends de vous, modestement. C'est de faire avancer ce sujet et d'aller plus loin afin que ce pluralisme existe dans ce pays.
Je crois que nous ne sommes pas allés loin en ce qui concerne La Provence. Nous savons que votre concurrent fait une offre de 81 millions d'euros. Je crois que la vôtre était quatre fois inférieure. Que signifie cette surenchère au regard de la valeur de ce titre de presse ? N'y a-t-il pas un danger plus général autour de la valorisation ? Entendez-vous utiliser votre droit de préemption, qui vous permettrait de racheter les actions au prix proposé par votre concurrent ?
Le groupe Bernard Tapie est en liquidation et dispose de ces participations contrôlantes (même si nous avons des droits extrêmement importants) dans La Provence. Dans le cadre de cette liquidation, deux expertises ont été conduites par le liquidateur. Ces deux expertises, réalisées par deux experts nommés par le liquidateur judiciaire, estiment que le titre vaut vingt millions d'euros.
Un entrepreneur, localement, estime que cela vaut 80 millions d'euros. Je pense qu'il existe une motivation d'un repreneur local, soutenue par l'ensemble du tissu économique local (élus locaux, chambre de commerce, etc.). Lorsqu'on est soutenu par tout le monde, ensuite, lorsqu'on arrive dans le média, cela pose quelques petits problèmes. En toute franchise, lorsque tout le monde est d'accord et lorsque des acteurs sont prêts à payer quatre fois le prix d'un actif, j'ai une petite alarme qui sonne. Je me dis que ce n'est pas normal. Je me suis donc demandé s'il ne fallait pas regarder exactement ce qu'il se passe localement. A côté de cela, il y a une société avec des salariés, à Marseille et en Corse. Il faut leur parler et les rassurer. Nous ne l'avons pas encore fait car nous sommes dans le cadre d'un appel d'offres. Nous allons le faire. Nous allons leur parler et les rassurer. Nous avons un projet industriel qui a pour objectif de rendre La Provence rentable. Ce n'est pas une danseuse. Il ne s'agit pas d'y mettre un peu d'argent pour pouvoir dire dans les dîners en ville que je possède le média local. C'est exactement l'inverse de ce que nous souhaitons faire. Pouvons-nous aider à faire fonctionner le pluralisme localement ? Si tel est le cas, nous le ferons. Je n'ai donc pas l'intention de faire jouer notre droit de préemption. Avant le droit de préemption, l'article 4 de la loi de 1986 sur la presse permet à tout actionnaire d'une société de presse d'agréer tout nouvel actionnaire.
Je crois qu'un premier jugement a été prononcé et que vous êtes en appel sur ce point.
Je veux bien qu'un tribunal de commerce affirme, de son propre chef, que la loi ne s'applique pas à Marseille mais cela poserait tout de même problème. Le droit d'agrément est inscrit dans la loi.
Monsieur Niel, vous faites partie des quelques entrepreneurs français qui font notre fierté et notre réputation internationale, avec un petit brin d'insolence qui vous rend peut-être d'emblée plus sympathique. Votre entrée dans le secteur des médias en a surpris plus d'un, même si vous avez débuté très tôt, comme vous l'avez indiqué tout à l'heure. Avec le recul, que pensez-vous avoir apporté à ce secteur et êtes-vous parvenu à vos fins ?
Des articles de presse récents tendent à souligner votre évolution en matière de télécom, n'hésitant pas à considérer que vous êtes passé du statut de trublion à celui de consolidateur du marché. Votre vision de la concentration économique a-t-elle changé depuis que vous avez débuté dans les télécoms et les médias ?
Lorsque je suis arrivé dans ce secteur, j'ai été animé par la volonté d'avoir des médias à la fois rentables et indépendants. Tel était notre pari. Il n'était pas évident à relever car on promettait à la presse une disparition certaine. Si j'ai pu, avec d'autres, aider ou permettre la création de nouveaux médias et l'émergence de médias plus indépendants, qui soient, in fine, rentables, j'en serais ravi et honoré.
Nous vieillissons tous et le vieillissement rend peut-être moins révolutionnaire celui qui se pensait comme tel. Il est toujours bien d'avoir des articles de presse qui vous réveillent. Peut-être effectivement, à un moment donné, ne regardons-nous plus le monde de la même manière. C'est l'aspect très sain de la critique. Je crois que vous faites référence à un article paru dans Le Figaro lundi dernier. En lisant cela, on se dit que son auteur n'a peut-être pas complètement tort. Cela nous pique un peu au vif et cela ne peut que nous inciter à essayer de retrouver la fraîcheur du départ en essayant de penser différemment pour conduire des initiatives qui correspondent aux envies que vous aviez lorsque vous étiez un grand adolescent ou un jeune adulte.
Merci, monsieur Niel pour vos réponses.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
Monsieur le rapporteur, mes chers collègues, nous poursuivons les travaux avec l'audition de M. Martin Bouygues, qui est en visioconférence. Monsieur Bouygues, vous n'avez pu être présent physiquement parmi nous ce matin pour cause de covid et nous vous souhaitons un prompt rétablissement et espérons que ce virus ne vous affecte pas trop.
Vous êtes président du groupe qui porte votre nom, après avoir cédé cette année la direction générale à Olivier Roussat, que nous avons reçu ici même au Sénat, à la double initiative de la commission de la culture et de l'économie. Votre groupe est présent dans trois grands secteurs d'activité, la construction et l'immobilier (secteur historique), les télécoms (avec Bouygues Telecom) et les médias avec le groupe TF1, racheté en 1986 par votre père au moment de la privatisation de la première chaîne.
TF1 détient plusieurs canaux sur la TNT et est la chaîne la plus regardée en France. Si les médias ne sont pas au coeur de vos activités, votre engagement dans ce secteur est néanmoins ancien, ce qui vous distingue d'autres grands investisseurs auditionnés par notre commission d'enquête, arrivés plus récemment dans le secteur des médias.
Dernièrement, le projet de fusion avec M6 a attiré l'attention et accaparé une partie de l'attention de notre commission d'enquête, tant le nouvel ensemble serait dominant dans le paysage audiovisuel français, avec notamment l'impact que cela peut avoir sur le secteur publicitaire. Des évaluations confirmées par plusieurs acteurs établissent que 70 % à 75 % du marché publicitaire seraient concentrés dans les deux sociétés TF1 et M6.
Ce projet de fusion nous paraît une illustration du phénomène de concentration qui touche tous les médias et qui suscite un certain nombre d'interrogations, tant sur le contexte économique dans lequel il se déroule, marqué par la concurrence internationale, qu'au regard des impacts qu'il peut avoir sur le pluralisme de l'information et des médias. Nous vous remercions donc de vous être rendu disponible pour répondre à nos questions.
Je rappelle que cette commission d'enquête a été constituée à la demande du groupe socialiste, écologiste et républicain et a pour rapporteur David Assouline, qui est à mes côtés.
Cette audition est diffusée en direct sur le site internet du Sénat. Elle fera l'objet d'un compte rendu qui sera publié. Je rappelle, pour la forme, qu'un faux témoignage devant notre commission d'enquête serait passible des peines prévues aux articles 434-13, 14 et 15 du code pénal. Il vous appartient, le cas échéant, d'indiquer vos éventuels liens d'intérêt ou conflits d'intérêts en relation avec l'objet de la commission d'enquête.
Conformément à la procédure applicable aux commissions d'enquête, M Martin Bouygues prête serment.
Merci monsieur le président.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les sénateurs, le groupe Bouygues est présent dans plus de 80 pays dans le monde. Nous sommes actifs dans plusieurs métiers et comptions 129 000 collaborateurs au 31 décembre 2020. Bouygues est réputé pour sa culture d'entreprise. C'est une dimension essentielle dans notre pacte social. Bien entendu, j'y veille personnellement.
Nous sommes très fiers d'être, de très loin, le premier groupe du CAC40 par l'importance de l'actionnariat salarié. Les salariés constituent, avec 21,1 % du capital et 28,5 % des droits de vote, le deuxième actionnaire du groupe, juste après la société que nous contrôlons avec mon frère Olivier. Cette société détient 23,8 % du capital et 26,6 % des droits de vote.
J'ai été nommé président-directeur général de Bouygues il y a 32 ans, soit deux ans après la privatisation de TF1, en septembre 1989. Depuis le 17 février 2021, c'est-à-dire il y a un an et la nomination d'Olivier Roussat comme directeur général, je ne suis que président non exécutif du groupe.
Nous avons décidé de saisir l'opportunité d'une fusion avec le groupe M6. Je conçois fort bien que ce projet puisse soulever un certain nombre d'interrogations. Je suis là pour essayer d'y répondre avec mes mots et sans détour.
Il me semble que deux grandes questions se posent. D'abord, pourquoi se lancer dans une opération aussi complexe que la fusion entre TF1 et M6 ? Le métier de la télévision fait face à la plus grande mutation de son histoire récente et il est indispensable de croître pour résister et construire l'avenir.
Le modèle économique de la télévision gratuite repose traditionnellement sur un cercle vertueux : des audiences élevées permettent d'obtenir des recettes publicitaires solides, qui elles-mêmes financent une information de qualité et des contenus variés, lesquels soutiennent à leur tour des audiences fortes, et ainsi de suite. Mais il y a des problèmes : à chaque étape, le modèle se grippe.
Nous nous félicitons année après années des succès d'audience de TF1 mais ces parts d'audience ne sont que des chiffres relatifs. En valeur absolue, les audiences baissent nettement au profit des contenus digitaux car la consommation de la télé ne fait que diminuer. Le nombre moyen de consommateurs de 25 à 49 ans devant la chaîne TF1, en prime time, a baissé de 38 % entre 2011 et 2021. Du coup, logiquement, les recettes publicitaires de la télévision stagnent. Les annonceurs, constatant l'évolution des audiences, se reportent massivement sur la publicité digitale. Entre 2011 et 2021, les recettes de la publicité télévisée n'ont quasiment pas bougé en valeur, tandis que celles de la publicité sur internet pont été multipliées par quatre, et cela continue.
Enfin, les contenus audiovisuels sont de moins en moins accessibles pour les chaînes. Les grands studios américains produisent des contenus exclusifs et les gardent désormais pour leurs propres plates-formes. Par ailleurs, les coûts de fabrication des oeuvres s'envolent et les droits sportifs suivent évidemment le même mouvement.
L'arrivée d'acteurs de taille planétaire que sont les Gafam change tout. Sans même parler d'Amazon, la seule capitalisation boursière de Netflix représente 176 milliards de dollars en 2021, c'est-à-dire cent fois la capitalisation boursière de TF1. Ces bouleversements peuvent, à terme plus ou moins rapide, tuer le modèle économique de la télévision. Il faut donc réagir pour sauver ce modèle et inventer quelque chose de différent.
Au fond, ce que nous souhaitons faire, ce n'est pas grossir pour grossir. Nous avons seulement besoin qu'on nous permette de faire pivoter notre modèle. Si les autorités de régulation l'autorisent, nous serons demain un groupe audiovisuel ancré dans le territoire national et dont le profil sera hybride, linéaire et non-linéaire.
La deuxième question est la suivante : ce projet de fusion fait-il peser des risques sur le pluralisme et la liberté de la presse ? Je ne suis pas choqué que cette question se pose. Elle me semble tout à fait légitime et sérieuse. J'entends dire que le futur groupe serait beaucoup trop puissant en matière d'information et que tout cela serait extrêmement dangereux. Soyons factuels. Parmi les sources d'information utilisées par les Français, la télévision a aujourd'hui une place beaucoup moins importante que par le passé. Une étude récente montre que si la télévision est encore citée comme le principal média utilisé par les Français de plus de 35 ans pour s'informer (48 %), les médias digitaux arrivent immédiatement derrière avec 32 %. Au sein des médias digitaux, les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) arrivent pour la première fois devant les applications mobiles des titres de presse.
Si l'on veut parler de pluralisme dans les médias, il faut parler de tous les médias. Du reste, même si l'on s'en tient à la télévision, TF1 serait la chaîne hyperdominante sur l'information. Les chiffres clés de la télévision publiés par l'Arcom en janvier 2022 montrent que les journaux télévisés de TF1 et M6 représentent ensemble 34 % du nombre d'heures d'information diffusées, quand ceux du service public (France 2, France 3 et les autres chaînes) en font 63 %. Ceci posé, il est à mes yeux parfaitement légitime d'être très exigeant sur la liberté de la presse. C'est un acquis essentiel qu'il faut préserver.
Les journalistes des rédactions du groupe travaillent librement. La seule chose que je leur demande, c'est de faire leur métier. Je ne suis pas là pour dicter une ligne de conduite et vous le savez bien. Personne ne s'en est jamais plaint. J'ai mes opinions personnelles mais elles n'intéressent ni les journalistes de la rédaction ni à plus forte raison les téléspectateurs. Dans l'avenir, nous poursuivrons dans la même logique en protégeant la liberté de la presse. Nous allons travailler avec l'Arcom dans les mois qui viennent pour imaginer les engagements que nous pourrions prendre afin d'apporter des garanties supplémentaires, si nécessaires, à toutes celles d'ores et déjà prévues par la loi.
Je ne verrais par exemple aucun inconvénient à ce que les journalistes des différentes rédactions du groupe puissent, en cas de difficulté, saisir directement, de façon anonyme ou non, un administrateur indépendant, membre du Conseil d'administration, chargé de vérifier qu'aucune pression ou intervention ne s'exerce sur les rédactions. Il aurait un droit d'alerte du Conseil d'administration. Tout ceci serait bien évidemment précisé dans le règlement intérieur du Conseil d'administration, document qui est public.
Monsieur le président, monsieur le rapporteur, mesdames et messieurs les membres de la commission d'enquête, TF1 est un groupe audiovisuel qui, pour être privé, a ceci de commun avec le service public qu'il appartient d'une certaine façon au patrimoine de ce pays. Les autorités de régulation décideront ce qu'elles estiment devoir décider. Je me bornerai à vous dire ceci : le projet de fusion entre TF1 et M6 n'est pas un projet de puissance politique, médiatique ou économique. C'est un projet de souveraineté. Il consiste à bâtir en France un groupe de médias qui puisse continuer, demain, d'informer et divertir les Français.
Bonjour monsieur Bouygues. Je suis content de pouvoir vous auditionner ce matin. Je vous souhaite également un prompt rétablissement. Cette audition sera la dernière des auditions de grands propriétaires de médias dans notre pays. Ensuite, nos ministres fermeront le ban de ces auditions.
Cette séance était donc attendue. Nous avons beaucoup parlé de vous, tant parmi les analystes ou les observateurs du secteur audiovisuel que parmi ces acteurs à divers titres. Vos concurrents directs et les autres grands propriétaires de médias ont beaucoup parlé de vous également et de votre projet de fusion, que nous avons déjà évoqué avec M. Pélisson et avec M. de Tavernost.
Vous savez qu'il existe un sujet relatif à la concentration en ce qui concerne le groupe Bouygues et TF1 : vous êtes au coeur d'une originalité au plan européen ou international en ceci que vous représentez un industriel dont le métier principal n'était pas les médias, même si vous avez aujourd'hui une certaine ancienneté dans ce domaine. Bouygues, c'est d'abord le métier. Chaque fois, nous avons interrogé ceux qui sont dans votre cas sur les raisons qui les ont poussés à développer un groupe de médias, en nous demandant notamment si des raisons d'influence pouvaient faire partie de ces motifs, étant entendu que certaines de vos activités (le BTP et aujourd'hui la téléphonie) peuvent bénéficier, pour leur développement, de positions d'influence ou d'un rayonnement. Quelle a été la principale motivation de votre engagement dans ce secteur et de votre désir de le prolonger aujourd'hui ? Que faites-vous pour ériger une « muraille de Chine » entre ces différentes activités ?
Je rappelle que le groupe Bouygues a 70 ans. Il est présent depuis 35 ans dans les médias, c'est-à-dire la moitié de sa vie. Cela représente une ancienneté respectable.
Francis Bouygues, lorsqu'il a fait le choix de lancer Bouygues dans la privatisation de TF1, y voyait une opportunité de s'intéresser à une entreprise qui était publique et qui avait été gérée comme toute entreprise publique, c'est-à-dire qu'elle était entièrement hors de l'univers concurrentiel. Il a pensé qu'en tant que chef d'entreprise, il pouvait apporter à TF1 une vision différente de l'avenir et projeter TF1 dans un milieu concurrentiel et réussir. Ç'a été le cas.
J'entends, comme vous, beaucoup parler d'influence. M'a-t-on fait le procès d'être présent dans la rédaction de TF1 ? On ne me l'a jamais fait car ce n'est pas le cas. Vous le savez bien. Je pense que cela fait partie des chimères et des tartes à la crème qu'on s'envoie un peu facilement. L'an dernier, globalement, la commande publique d'Etat représentait, pour le groupe Bouygues, 7 % du chiffre d'affaires et peut-être 1 % ou 2 % de la marge. Ce sont des proportions extrêmement limitées. On peut faire des procès d'intention mais je ne pense pas que ce soit votre propos. Personne ne m'a jamais accusé d'une quelconque ingérence ni d'avoir exercé une quelconque pression sur les rédactions du groupe TF1 pour que tel ou tel sujet soit traité, en contrepartie de je ne sais quel marché public. Cela n'a pas de sens.
Juste avant la vôtre a eu lieu l'audition de M. Xavier Niel, qui n'a pas mâché ses mots. Il a rappelé quelques chiffres qui nous interrogent, car nous parlons d'une matière qui n'est ni le bâtiment ni un produit de consommation classique : nous sommes au coeur d'une matière (les médias) très importante pour la démocratie, pour la culture, pour la création et pour la cohésion sociale. La fusion entre TF1 et M6 représenterait tout de même un taux d'audience très important à des moments clés : si l'on cumule les journaux de TF1, de M6 le soir, le 12 heures 45, etc., cela occupe tout de même une grande partie des Français. L'impact du rapprochement serait également important sur le plan économique, avec à peu près de 75 % de la part publicitaire.
Votre argumentation première doit être entendue mais elle suscite des questions. Elle invoque la nécessité d'atteindre une masse critique suffisante pour être présent sur le marché international et résister à la concurrence des Gafam. Cet argument est contesté car les Gafam opèrent sur un marché international qui n'est pas complètement comparable au marché français. La fusion vous placerait en position dominante sur le marché publicitaire français de l'audiovisuel. On avance généralement les arguments que vous avancez lorsqu'on est en mauvaise situation. Vous avez développé l'idée selon laquelle vous seriez en situation difficile puisque les audiences sont en baisse. On nous a affirmé que, depuis dix ans, votre audience était à peu près stable et que celle de M6 avait progressé. Que répondez-vous à cela ?
De plus, les résultats financiers sont bons, même si l'on prend pour référence l'année antérieure au covid. Ils vous permettent d'investir et de verser des dividendes aux actionnaires. L'argument principal selon lequel votre situation dégradée justifierait la fusion et l'atteinte d'une position de quasi-monopole sur le marché privé, paraît donc discutable. Que répondez-vous à ces arguments avancés par des personnes très diverses et pas seulement par vos concurrents ?
Vous avez fait allusion à l'audition récente de M. Niel. Je l'ai bien entendu écoutée. J'ai été assez choqué car il ramène un peu tout à des questions d'argent, de son argent. Chacun a ses conceptions de la vie.
En ce qui concerne les 75 % du marché publicitaire, précisons que ce taux s'entend au regard du marché de la publicité sur la télévision en clair. TF1 a 100 % des recettes de TF1. M6 a 100 % des recettes de M6. Soyons sérieux. Sachons de quoi l'on parle. Le marché n'est pas du tout celui que vous décrivez. Le marché qui nous concerne est celui de la télévision et d'internet. Les dissocier n'a aucun sens.
Vous dites « cela n'a aucun sens », « cela n'existe pas ». Jusqu'à présent, c'est ainsi que le marché a été jugé pertinent par l'ensemble de la jurisprudence de l'Autorité de la concurrence. Vous le contestez. L'Autorité de la concurrence répondra mais ce n'est pas une aberration que de présenter les choses comme nous l'avons fait si tel est le marché qui a toujours été jugé pertinent jusqu'à présent.
Vous avez parfaitement raison, si ce n'est que ce qui nous intéresse n'est pas le passé. C'est plutôt d'essayer de se projeter dans l'avenir. Je me suis fait fournir un chiffre très simple. Les recettes publicitaires de la chaîne TF1 étaient de 1,5 milliard d'euros en 2011. Elles varient depuis trois ans entre 1,2 et 1,25 milliard d'euros. En dix ans, la recette publicitaire de TF1 ne cesse donc de décroitre, alors que sa part d'audience, parmi les chaînes de télévision en clair, reste stable et que sa part d'audience parmi les autres médias, en incluant le digital, ne cesse de décroitre - raison pour laquelle nous nous inquiétons de voir les recettes publicitaires baisser. Ces chiffres sont disponibles et nous pourrons vous les fournir aisément.
M. Niel a beaucoup employé le terme de monopole en parlant de TF1 et M6. Il occulte le service public, qui est plus gros. Si l'on retire tout, effectivement, il reste des monopoles. Cela n'a évidemment pas grand sens.
Non, ce n'est pas plus gros. D'un côté, vous aurez 41 % après la fusion. Pour le service public, cette part sera de 31 % ou 32 %.
Je reviens un instant sur l'impact des médias sur l'information. Il me semble que Le Monde a beaucoup plus de poids et d'influence que TF1 auprès des décideurs. C'est une réalité très ancienne. M. Niel le sait bien. Je constate d'ailleurs que, depuis sept ou huit mois, Le Monde a dû faire au moins une quinzaine d'articles sur le sujet de la fusion de TF1 et M6, dans la plus grande indépendance. Avec M. Niel, c'est une certitude.
Nous voulons vous exprimer notre inquiétude. En tant que président du groupe Bouygues, actionnaire de référence de TF1, il m'a semblé que je devais prendre mes responsabilités. Nous allons au-devant d'une situation très difficile. Nous percevons une solution, qui est la fusion avec M6. Nous avons fait tout ce qui était en notre pouvoir pour que cette fusion ait lieu. Je rappelle que M. Niel a été un candidat malheureux au rachat de M6. Il l'a rappelé car vous lui avez posé la question.
Nous sommes très proactifs vis-à-vis de cette fusion car elle nous paraît essentielle. Il est grand temps de bouger. Cela fait plusieurs années que nous exprimons nos inquiétudes en soulignant que si nous ne bougeons pas, cela va très mal se terminer. Sans vouloir vous accabler de chiffres, j'ai obtenu le bénéfice net de Google, qui était de 65 milliards de dollars en 2021, c'est-à-dire beaucoup plus qu'une fois et demi l'ensemble du chiffre d'affaires du groupe Bouygues dans le monde entier. Nous avons donc face à nous des monstres, extraordinairement puissants. Cela doit nous inciter à réfléchir tous ensemble et à trouver des solutions. Je propose une solution. Le gouvernement et les régulateurs l'accepteront ou non. J'aurai pris mes responsabilités. Chacun prend les siennes.
Nous avons auditionné M. Olivier Roussat dans un autre cadre au Sénat. Ses propos étaient très intéressants. Il nous a notamment indiqué que, d'ici 2027, 33 ou 34 millions de prises de fibre optique devraient être installées. « L'ensemble des foyers devraient être ainsi connectés, permettant des échanges de volumes de données très importants », a-t-il dit. « La publicité ciblée pourra ainsi se développer », a-t-il ajouté. Même si le groupe Bouygues ne croit pas à la convergence entre les activités d'opérateur et de diffuseur, M. Roussat reconnaissait que la compétence d'opérateur en télécommunications permettait d'anticiper des usages et des tendances. Il existe donc bien un lien.
Bien que vous ne l'indiquiez pas clairement, la convergence des tuyaux et des contenus ne constitue-t-elle pas votre réponse de fond à la montée en puissance des Gafam ? N'est-ce pas aussi ce qui justifie cette fusion avec M6 et votre propre développement dans les activités où vous étiez déjà présent ? Comme vous pouvez l'imaginer, ces aspects sont aussi pris en compte dans notre réflexion sur les concentrations. En 1986, lorsque la loi a été écrite, personne n'envisageait l'arrivée d'internet, des tuyaux et des box. En matière de télévision gratuite, on ne peut pas considérer que Netflix soit un concurrent. En revanche, du point de vue de la convergence que vous avez réalisée entre les tuyaux, la production et l'édition et au regard des développements que vous êtes en train d'envisager, je vois bien la réponse que vous pouvez apporter. Pouvez-vous développer votre projet stratégique de ce point de vue ?
Au risque de vous décevoir, je ne comprends pas votre question. Nous n'envisageons pas du tout la question en ce sens. Bouygues Telecom est un opérateur de télécoms. Nous investissons de manière très importante dans les réseaux mobiles, dans les réseaux fixes, dans la fibre optique. Je vois mal le rapport avec la convergence des images.
Tous les offreurs d'image ont accès au réseau internet. C'est quelque chose qui a été imposé par les Américains alors qu'à ma connaissance, ceux-ci n'ont pas introduit cette pratique aux États-Unis. C'est d'ailleurs une vieille tradition américaine. Je pense qu'il serait intéressant de se reposer la question sur ce sujet.
En ce qui concerne la convergence, je ne comprends pas votre question.
Lorsqu'on s'interroge pour la concurrence, la démocratie et le pluralisme, en constatant qu'un même propriétaire possède les tuyaux, la création, la production et l'édition, c'est-à-dire l'ensemble de la chaîne de valeur, pensez-vous que l'on s'invente un problème ? Votre réponse consiste à affirmer qu'il n'y a aucun rapport entre tout cela, car ce sont des activités autonomes. De quelle façon l'ensemble de ces activités sont-elles séparées, sur le plan formel ?
Bien sûr, c'est très simple. TF1 est une filiale de Bouygues, contrôlée à 43 %, je crois, avec des actionnaires extérieurs auxquels nous rendons des comptes très régulièrement. Bouygues Telecom est une filiale de Bouygues contrôlée à 91 % par le groupe Bouygues, avec des actionnaires extérieurs également, auxquels nous rendons régulièrement compte. Il n'y a pas de mélange des genres entre les deux.
Toutes les chaînes de télévision et tous les diffuseurs qui le souhaitent ont accès aux box de Bouygues Telecom, selon des règles claires et parfaitement définies, sans aucune limitation pour qui que ce soit.
Je voudrais dire un mot de la création. Par tradition, chez Bouygues, j'ai lutté toute ma vie contre l'intégration verticale. Lorsque Bouygues Immobilier réalise un programme immobilier quelque part en France, moins de la moitié des chantiers sont réalisés par Bouygues Construction et je tiens absolument à ce que le marché soit ouvert aux autres entrepreneurs, ne serait-ce que parce que nous avons besoin de comprendre ce dont les autres sont capables et quels sont leurs prix de revient.
Si vous estimez que l'intégration des fonctions de diffuseur et de créateur de contenus constitue une intégration verticale, vous vous trompez totalement. C'est une idée mortifère. Cela veut dire que vous créez une relation entre le producteur et le diffuseur et que celui-ci n'aurait plus pour objectif de faire de l'audience : il diffuse les produits qu'on lui propose, qui ne sont pas forcément les meilleurs, ce qui serait mortifère. TF1 n'a pas d'autre logique que de proposer les meilleurs produits possible pour satisfaire ses deux types de clientèle, c'est-à-dire les téléspectateurs d'une part, les annonceurs de l'autre. De la même manière, les producteurs doivent proposer les contenus qui leur semblent les meilleurs possible.
M. Niel détient la société Mediawan, qui doit être un des premiers fournisseurs du service public. Il ne peut pas être mal traité. Lorsqu'il dit qu'il est invité par le service public, il omet de dire que c'est dans une émission que lui-même produit. C'est sûrement un hasard. Il faut dire les choses correctement. Notre vision est que chacun fasse le mieux possible à son niveau, et notamment que TF1 fasse les meilleurs produits possible et les vende à ceux qui veulent les acheter.
Le plan de généralisation de la fibre et d'abandon du cuivre, d'ici 2030, présenté par Orange, ne constitue-t-il pas une opportunité pour votre groupe de présenter une offre couplant accès et contenus ? Ce projet peut-il exister ou ne le ferez-vous jamais ?
Je ne peux prendre de position pour l'avenir. Pour le moment, nous ne nous sommes pas posé cette question.
Nous savons que cette fusion va obliger votre groupe à céder des chaînes, puisque l'addition de TF1 et M6 représente dix chaînes alors que le maximum est de sept chaînes. Avez-vous une idée des chaînes que vous pourriez mettre sur le marché ? Pouvez-vous nous dire qui prend déjà contact avec vous pour être candidat à l'achat de ces chaînes ?
Nous n'avons pas encore défini quelles chaînes pourraient être cédées. Cette réflexion est en cours. Effectivement, nous avons des discussions en cours mais vous comprendrez que, pour protéger le secret des affaires, je ne puisse dire avec qui ni dans quelles conditions.
M. Niel s'est alarmé tout à l'heure du coût que présenterait pour lui la fusion entre TF1 et M6, notamment parce que nous augmenterions le prix de la publicité sur TF1. Pour que les choses soient claires, j'ai demandé le chiffre. Iliad a investi 4 millions d'euros en publicité sur la chaîne TF1 en 2021. Je rappelle que la marge d'EBITDA d'Iliad, en France, était probablement de l'ordre de 1,8 milliard d'euros. Je pense donc qu'il n'est pas encore tout à fait en péril. Qu'il se rassure.
Je voudrais rebondir sur la question du rapporteur quant aux chaînes que vous pourriez céder dans le cadre de la fusion entre TF1 et M6. Jusqu'à présent avaient été évoquées, 6Ter TF1 Séries, TFX ou Gulli. Ces chaînes ont été évoquées ici même par des représentants de TF1. Vous indiquez ce matin que ce ne seront pas forcément celles-là qui seront mises en vente.
Si, le choix se fera probablement parmi ces chaînes mais je ne suis pas en mesure de vous dire lesquelles.
Parmi les remarques faites à propos du taux de concentration que pourrait engendrer cette fusion, il a été noté que les chaînes mises en vente, s'il s'agit de celles que je viens de citer, seraient celles dont les taux d'audience sont actuellement les moins élevés. Votre groupe pourrait décider, en réponse aux objections formulées du fait de la concentration que créerait la fusion, de vendre des chaînes dont le taux d'audience serait un peu plus élevé.
Nous n'allons pas vendre TF1 et M6.
Je voudrais dire deux mots de LCI, dont je suis le père fondateur. Il se trouve que nous étions trois à avoir décidé de la création de LCI, Etienne Mougeotte, Patrick Le Lay et moi-même. Etienne Mougeotte et Patrick Le Lay sont malheureusement décidés. Je suis le seul encore vivant.
Lorsque nous avons créé LCI, nous avions plusieurs idées. En premier lieu, il fallait créer une chaîne d'information en France. Cela n'existait pas. Nous l'avons créée. Nous souhaitions aussi que LCI constitue une école de formation pour les journalistes de la presse audiovisuelle. Vous pourrez voir qu'un très grand nombre de journalistes actuels de la presse audiovisuelle ont débuté sur LCI. Je crois que cela s'est bien passé pour eux. Je suis un fervent défenseur de LCI. Nous avons une équipe, des valeurs et nous allons continuer de nous développer. Nous avons fait face à beaucoup de difficultés administratives mais je pense que les choses s'améliorent doucement.
Nous avons organisé une table ronde, il y a quelques jours, dans le cadre de cette commission d'enquête, avec différents acteurs du secteur publicitaire. Elle était très riche et je ne vais pas tenter d'en résumer les échanges. J'en ai retenu plusieurs points, notamment le fait qu'à leurs yeux, la publicité à la télévision avait une efficacité qui restait inégalée. L'un d'entre eux nous a même dit que la publicité télévisuelle restait peu coûteuse au regard de son efficacité. Les prévisions que vous établissez, dans l'hypothèse d'une fusion ou même si celle-ci ne se réalise pas, tablent-elles sur l'augmentation des tarifs de la publicité sur vos chaînes ?
À ma connaissance, le tarif de la publicité à la télévision en France est l'un des plus bas en Europe. De nombreux annonceurs disent aussi qu'ils partent sur Google. Peut-être pourrions-nous augmenter les tarifs mais je ne suis pas sûr que ce soit si facile car nous évoluons dans un monde très compétitif. Les agences de publicité, les annonceurs quantifient très précisément leurs investissements publicitaires et vont là où le rapport coût-efficacité est le meilleur. C'est mesuré de manière très précise et cela ne laisse pas une si grande liberté de manoeuvre à une éventuelle augmentation des tarifs sur TF1 et M6.
Nous avons auditionné il y a quelques jours, dans le cadre de cette commission d'enquête, Thomas Rabe, qui nous a indiqué que si la fusion entre TF1 et M6 avait lieu, elle pourrait donner lieu à d'autres rapprochements au niveau européen. De mémoire, je crois qu'il a cité l'Allemagne et les Pays-Bas. Nous verrions ainsi se structurer un certain nombre de groupes à taille européenne. Existe-t-il à vos yeux des perspectives de coopération entre ces futurs champions européens ?
C'est naturellement ce que nous espérerions. Nous voudrions créer des synergies entre grands groupes de façon à permettre par exemple des co-productions - ce que nous avons déjà fait par le passé. Les grands médias de diffusion et d'information doivent tout de même conserver une typicité locale forte. Personnellement, je suis pour que nous gardions en France - notamment pour TF1 - une forte composante de médias d'information et de divertissement d'origine française. Cela limite l'ampleur possible des synergies au plan européen.
Le mouvement auquel vous assistez en Europe n'est pas déclenché à l'initiative de la France. Ce sont des autorités indépendantes qui sont en train de le décider. En France, l'instruction du projet TF1-M6, si elle aboutit, mettra environ deux ans à aboutir. On ne pourra pas dire qu'on n'aura pas eu le temps de la réflexion. C'est même un des délais d'instruction les plus longs que je connaisse et je voudrais rendre hommage aux salariés des deux entreprises, car il faut aussi parler d'eux. Je vous laisse imaginer l'inquiétude que cela génère pour les salariés des deux entreprises qui ne sauront pas, durant deux ans, comment les choses vont se terminer. C'est sans doute un détail mais il mérite d'être souligné.
Nous avons essayé depuis longtemps de créer des synergies. Nous l'avons tenté en Italie avec le groupe de M. Berlusconi, de même qu'en Allemagne, et dans d'autres pays, mais ce n'est pas si simple que cela.
Nous voyons deux sujets se dessiner, sous l'angle de la concentration. Le premier est économique, en rapport avec la publicité. Le second a trait au pluralisme et à l'indépendance des rédactions, puisque ces aspects font également partie du travail que nous avons à réaliser au sein de cette commission. Ce pluralisme vous semble-t-il suffisamment fort chez vous ? Faut-il à vos yeux doter l'Arcom de compétences supplémentaires au regard du renforcement de la concurrence qui se dessine ?
Il existe, au sein de votre groupe, un comité d'éthique. En fait, nous avons appris hier qu'il y en avait deux, l'un au niveau du de rédaction et un autre, de portée plus générale, dont nous a parlé hier Mme Edith Dubreuil. Celle-ci nous a indiqué qu'il n'y avait aucune saisine à son niveau. Pouvez-vous nous expliquer pourquoi il existe au sein de votre groupe deux comités d'éthique et qu'aucune saisine de ceux-ci n'a eu lieu, alors que vous êtes la télévision européenne la plus importante ?
J'aimerais également évoquer avec vous le choix du président de la future entité, si la fusion a lieu. M. Pélisson et M. de Tavernost pouvaient tous les deux prétendre à cette fonction. Comment ce choix s'est-il porté sur Nicolas de Tavernost ?
Il existe effectivement un comité d'éthique au sein de la rédaction de TF1 et un comité d'éthique au sein du Conseil d'administration de TF1, de même qu'il existe un comité d'éthique au sein de chaque entité du groupe Bouygues. C'est assez ancien. Cela fonctionne bien. A chaque fois, le président du Conseil d'administration choisit un administrateur indépendant comme président du comité d'éthique, lequel est chargé d'entendre les doléances lorsqu'il y en a, en préservant l'anonymat de ceux qui le souhaitent et en diligentant des enquêtes s'il y a lieu.
Vous évoquez le renforcement des pouvoirs de l'Arcom sur la question de l'indépendance des rédactions. Je n'y verrais que des avantages.
J'ai toujours veillé à l'indépendance de la rédaction de TF1. Je l'ai protégée, y compris dans des périodes très agitées. En 34 ans, j'en ai vécu d'assez nombreuses. Finalement, cela s'est toujours bien passé et je continuerai de transmettre ma vision du problème à mes successeurs, quels qu'ils soient. J'ajoute que la rédaction de TF1 ne m'a pas supplié de nommer un de mes enfants dans l'autorité de surveillance de la rédaction. Si elle me le demandait, je l'envisagerais mais je ne crois pas que cela apporte grand-chose.
J'ai des relations anciennes et très amicales avec Gilles Pélisson. Comme vous le savez, il a d'abord été collaborateur de Bouygues Telecom. Il nous a quittés pour aller chez Accor et est revenu pour prendre la présidence de TF1. Il a des résultats tout à fait satisfaisants et je l'en remercie. Lorsque s'est posé le problème de la fusion, il m'a semblé qu'il fallait choisir la personnalité la moins contestable possible et la personne qui avait le plus d'expérience. Je crois qu'avec Nicolas de Tavernost, nous sommes sans doute les deux plus anciens dirigeants du paysage audiovisuel français. Ce n'est pas un privilège qui me réjouit mais il en est ainsi. Il a une compétence unanimement reconnue par ses pairs quant à la gestion d'une entreprise de télévision. Il a donc toutes les compétences requises.
Gilles Pélisson a accepté de revenir, aux côtés d'Olivier Roussat, au sein de Bouygues en qualité de directeur général adjoint où il suivra pour nous les évolutions en matière d'audiovisuel et de télécoms, de façon à nous apporter un éclairage un peu différent de celui de nos métiers et aider Olivier Roussat dans ses réflexions. Je me réjouis de ce choix. Je pense qu'il faut se donner le maximum de chances de réussir l'arrimage de TF1 et de M6.
Je reviens sur les propos de Xavier Niel, qui est allé plus loin, affirmant qu'avec la fusion de TF1 et M6, « un monstre va faire la loi ». Il faisait allusion aux tarifs publicitaires et vous avez abordé le sujet sans réellement répondre. Vous nous dites que les tarifs publicitaires sont, en France, les plus bas d'Europe et que les recettes publicitaires ont diminué en dix ans. Le rééquilibrage de toute cette situation devrait se traduire par une augmentation des tarifs de publicité, ce qui rejoint l'inquiétude exprimée par M. Niel. Je ne vois pas d'autre solution.
Les producteurs de séries et d'émissions s'inquiètent, eux, de voir diminuer les prix de leurs programmes. Si jamais la fusion TF1-M6 se faisait, il y aura, selon eux, un vrai duopole, avec le service public d'un côté et un seul groupe privé de l'autre, qui représenterait en tout 90 % des achats. A partir du moment où il existe un seul client, il est évident que celui-ci fixera les prix, disent-ils. Pouvez-vous les rassurer ?
Edith Dubreuil, la magistrate de votre comité d'éthique, a dit qu'elle ne servait à rien et qu'il n'y avait eu aucune saisine. Nous nous interrogeons donc quant au bien-fondé de l'existence de ce comité d'éthique au sein de TF1. Ne faudrait-il pas lui donner les moyens de se saisir de dossiers ?
Enfin, je suis abonnée à Salto et en cas de fusion, il est fort possible que France Télévisions se retire de cette plateforme. Comment voyez-vous l'avenir de celle-ci ? Comment peut-elle entrer en concurrence ? Je suis étonnée aussi qu'on ne puisse voir les programmes de Salto hors de France. N'y a-t-il pas quelque chose à revoir afin de pouvoir profiter des programmes de cette offre lorsqu'on est en Espagne ou en Italie par exemple ?
Je rappelle que c'est le marché qui fait, en grande partie, les tarifs publicitaires. M. Niel n'a pas à s'inquiéter. J'ai rappelé les chiffres le concernant. Ce n'est quand même pas grand-chose.
Contrairement à ce qu'il a dit, M. Niel est passé sur une chaîne du groupe TF1 puisqu'il est passé dans l'émission qui s'appelle Quotidien. Il l'a sûrement oublié. M. Niel est un immense entrepreneur mais nous recevons très peu d'entrepreneurs dans le journal télévisé de TF1. M. Arnault n'y passe pas. M. Pinault n'y passe pas. M. Bolloré n'y passe pas. Moi-même, je n'y passe absolument jamais.
S'agissant de la création, on est en train de nous expliquer que nous avons face à nous des plateformes monumentales, internationales, dont les offres sont extraordinaires. C'est vrai. Mais qui paie les programmes de ces plates-formes ? Que les sociétés de création de M. Niel soient compétitives, créatives et capables de faire des programmes pour Netflix ou toute autre plateforme, je trouverai cela bien et normal. Nous entendons une petite musique française consistant à dire que les créateurs sont totalement dépendants d'un système qui les nourrit. Je ne crois pas que ce soit le cas. Nous avons des obligations de financement de la création française. J'ai toujours été en faveur de ce principe et je continue de le défendre. Mais ce n'est pas au système français de créer des acteurs totalement dépendants de la commande publique ou privée française. Je crois qu'ils doivent se tourner aussi vers l'international car le gros du marché se trouve désormais à l'international. De la même façon, il y a de quoi s'étonner de voir la création française autant commandée par le service public. C'est finalement un transfert d'argent public vers le privé sans grande contrepartie. Je pourrais vous faire tout un cours sur le sujet mais nous n'en avons pas le temps ici.
Je n'ai aucun état d'âme quant au renforcement des règles d'un comité d'éthique. Je n'ai rien à dissimuler. Tout ce qui favorise davantage de transparence et de rigueur me convient parfaitement.
Il ne m'appartient pas de décider de l'avenir de Salto. Il appartient à Gilles Pélisson, Nicolas de Tavernost et Delphine Ernotte d'en décider. J'en prendrai évidemment connaissance avec intérêt mais ce n'est pas une décision qui me concerne. En tant que président de Bouygues, j'observe simplement que Salto est mal née du fait d'obligations administratives extrêmement lourdes qui lui ont été imposées avant même sa naissance. Elles oblitèrent à mon avis assez grandement son avenir. Nous verrons comment les choses évoluent. Quant à la diffusion de Salto à l'étranger, ce n'est pas moi qui fais la loi. Je pense que Salto n'a pas le droit de diffuser ses contenus au-delà des frontières françaises. Je n'ai pas examiné la question mais je suis à peu près sûr que c'est l'origine du problème que vous soulevez.
En septembre dernier, Daniel Kretinsky, qui était déjà propriétaire de plusieurs magazines en France (Elle, Marianne), a élevé sa participation chez Bouygues pour atteindre 5 %. Cette montée au capital de TF1 s'est faite sans concertation avec votre groupe et « en aucun cas dans un esprit d'hostilité », a dit M. Kretinsky. Selon certains médias, une rencontre aurait déjà eu lieu en 2019 entre vous et M. Kretinsky. A cette occasion, selon ce qu'a rapporté la presse, il vous aurait fait part de son intention d'acquérir 10 % du capital de TF1 - projet qui n'a finalement pas abouti. Comment percevez-vous l'investissement de M. Kretinsky dans votre groupe ?
J'ai effectivement reçu M. Kretinsky il y a quelque temps. Il m'avait fait part de son projet. Je lui ai dit : « monsieur, faites ce que vous voulez ». TF1 étant une société cotée en bourse, je n'ai bien entendu aucun pouvoir d'empêcher quiconque d'acquérir des actions de TF1. Cela ne vous donnera strictement aucun pouvoir, lui ai-je simplement indiqué. Je me suis permis de lui rappeler que TF1 vivait toujours sous le régime de la loi de 1986, ce qui est d'ailleurs assez original, même si cela me convient très bien. J'ai vu comme vous qu'il avait acheté 5 % de TF1. Si l'Etat français souhaite sanctuariser l'actionnariat de ces médias, ce qui me semblerait tout à fait utile, il existe déjà des lois. Peut-être faut-il les renforcer. C'est une vision qui ne me semble pas absurde, car les médias forment un monde un peu à part. Vous le savez bien puisque c'est l'objet de votre commission.
Vous n'avez pas évoqué, parmi les motivations du rapprochement entre TF1 et M6, des enjeux de maîtrise de la technologie. Or, lorsqu'on écoute Thomas Rabe exposer sa stratégie chez Bertelsmann, il place d'emblée les enjeux de maîtrise technologique au premier plan. Confirmez-vous le chiffre que M. Pélisson nous a indiqué en début de semaine, évoquant un investissement annuel à venir, en cas de fusion, d'une dizaine de millions d'euros en matière de maîtrise technologique, ce qui peut paraître relativement peu au regard de la puissance qu'aurait le nouveau groupe ?
Je pense comme vous que la maîtrise technologique est essentielle. Je soutiendrai tout ce qui peut favoriser des investissements pour améliorer la maîtrise technologique de l'ensemble. Nous avons parlé de 10 millions d'euros mais en réalité, nous n'avons pas encore défini nos plans stratégiques. Je rappelle que les deux groupes n'ont pas le droit de se parler. Il est difficile d'échafauder des plans pour l'avenir sans se parler. Nicolas de Tavernost, Olivier Roussat et Gilles Pélisson sont en tout cas persuadés de la nécessité de faire un effort technologique important. Ce sera le cas. Nous continuerons de le faire.
Nous avons en permanence un outil de veille à l'international. Il existe au sein du groupe Bouygues, depuis vingt ans, une cellule (basée en Californie aux États-Unis) de veille technologique sur tous les domaines liés aux médias et aux télécoms. La même cellule existe à Tokyo et fait le même travail pour l'ensemble de l'Asie. Nous collectons de nombreuses informations et cherchons à comprendre quelles sont les voies de développement technologique possibles. Nous avons nous-même nos propres développeurs en interne. Nous pensons qu'il faut beaucoup investir dans tous ces domaines. A travers Salto, M6 a apporté les compétences importantes d'une de ses filiales et je ne vois pas pourquoi nous ne continuerions pas en ce sens.
Nous nous acheminons vers la fin de cette audition. J'ai deux questions et une remarque. Je suis frappé par la férocité de la concurrence, par exemple entre vous et M. Niel, et par la férocité des mots, des reproches ou des sous-entendus, car vous voyez bien que l'objet principal du débat sur la concentration que vous initiez consiste à faire face aux plates-formes étrangères en unifiant un peu les grands acteurs français. On se rend compte que cela ne fait nullement trembler les plates-formes étrangères mais que la perspective d'émergence d'un nouveau grand acteur suscite surtout des craintes à l'intérieur.
Je rappelle que la principale concurrence, pour les grandes plates-formes, pourrait porter sur les capacités capitalistiques d'investissement, l'argent constituant le nerf de la guerre dans ces domaines où les investissements sont très coûteux. Pour le seul acteur Netflix, on évalue ces investissements à 17 milliards d'euros par an. L'entité que vous souhaitez créer se situerait au niveau de 1,3 milliard d'euros par an. Si l'on considérait l'ensemble des acteurs du secteur, on pourrait estimer le volume total d'investissement du secteur à près de 100 milliards d'euros par an. Je mentionne ces chiffres pour pondérer la nécessité de la fusion. Je ne suis pas un décideur en la matière mais il me paraît utile de ramener les choses à leur juste proportion.
Je voudrais revenir sur la question de l'indépendance des rédactions et de la spécificité du champ médiatique lorsqu'il est question de pluralisme, d'indépendance et de liberté. Il est reconnu que les rédactions de TF1 et LCI sont des rédactions solides, professionnelles, qui travaillent de façon tout à fait efficace. Il n'y a pas là de polémique comme il peut y en avoir avec d'autres groupes, notamment dans celui de M. Bolloré. Cela dit, vous ne répondez pas complètement à la question. Vous assurez que vous n'intervenez jamais. Nous savons néanmoins qu'un nuage peut planer au-dessus des rédactions et se traduire par une forme d'autocensure, lorsqu'un propriétaire a d'autres activités.
On m'a par exemple alerté sur des circonstances à propos desquelles j'aimerais avoir votre réaction. Le groupe Bouygues a été définitivement condamné, le 12 janvier 2021, pour recours au travail dissimulé sur le chantier de l'EPR de Flamanville. L'affaire n'est pas anecdotique puisque selon l'ancien directeur du travail Hervé Guichaoua, l'Etat estime avoir perdu au moins 10 à 12 millions d'euros de cotisations sociales non versées. Aucun média du groupe TF1 n'a évoqué ce sujet. On peut se dire que vous n'avez probablement passé aucun coup de téléphone pour demander aux rédactions de ne pas traiter ce sujet. On peut aussi penser que celles-ci vont peut-être d'elles-mêmes rester à l'écart de certains sujets touchant à vos activités. Le problème ne se résume pas à savoir si M. Niel a l'occasion ou non de s'exprimer sur TF1. Il s'agit d'un risque structurel. Dès lors que des activités industrielles importantes touchent à de multiples choses dans notre pays, la façon de traiter les informations relatives à ces activités, pour un groupe dont le propriétaire est responsable de ces activités, constitue un sujet, indépendamment de vous et de votre volonté d'intervenir. Avez-vous quelque chose à dire sur ce cas particulier ?
J'espère que la férocité de la concurrence que vous évoquez vous rassure : vous voyez bien qu'il existe une concurrence réelle et forte. Sommes-nous trop gros ou trop petits ? Nous estimons aujourd'hui être trop petits et nous faisons face à un monde qui nous inquiète beaucoup.
J'ai bien compris ce propos. D'autres acteurs français vont cependant être écrasés pour vous permettre de résister aux plates-formes. Cela peut poser un problème de pluralisme pour les acteurs français.
Je suis le protecteur, depuis 35 ans, de TF1. Nous n'avons pas voulu prendre position dans d'autres médias. Nous avons toujours souhaité nous concentrer sur la défense et l'avenir de TF1 - avec, jusqu'à présent, un certain succès. Je continue de le faire. Je ne suis pas là pour sauver la planète. Il y a d'autres gens dont c'est le métier. Ce n'est pas le mien.
S'agissant de l'indépendance des rédactions, je vais vous raconter une anecdote authentique. Dès que j'ai pris la présidence de Bouygues, j'ai été confronté à un phénomène que vous n'avez peut-être pas connu, la fin du financement occulte des partis politiques. Toutes les entreprises françaises, à des degrés divers, ont été concernées, dont Bouygues.
Dès que la question s'est posée chez nous, je me suis rendu, un jour, dans le bureau de Patrick Le Lay. Etienne Mougeotte était présent. Je ne sais plus qui était le directeur de la rédaction de l'époque, peut-être Gérard Carreyrou. Je leur ai dit que je tenais d'abord à la qualité de la crédibilité de TF1 et donc que ce sujet devait bien sûr être traité aux informations. Je les ai assurés que je n'y voyais aucun inconvénient. Cela m'a paru au contraire un gage de qualité de la rédaction. Ce sont des propos qui pourront peut-être vous être rapportés car il doit y avoir des « survivants ». Je l'espère.
Vous voyez bien que la question se posait et qu'ils avaient besoin que vous y répondiez. Sinon, peut-être se seraient-ils autocensurés.
J'ai pris mes responsabilités. Je leur redis tout le temps que je ne vois pas pourquoi des problèmes touchant le groupe Bouygues devraient être dissimulés dans l'information. De toute façon, l'information sera dans tous les médias, donc pourquoi dissimulerions-nous ces informations sur TF1 ? Cela n'a aucun sens. Ce n'est pas ma conception des choses. J'espère qu'il n'y a pas d'autocensure. Les journalistes traitent les sujets qui leur semblent utiles. Ce n'est pas moi qui suis rédacteur en chef. Les choses sont extrêmement claires.
Monsieur Bouygues, merci pour les réponses que vous nous avez apportées.
Ce point de l'ordre du jour a fait l'objet d'une captation vidéo qui est disponible en ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à 12 h 42.