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Futuribles est un centre de prospective qui cherche à aider nos organisations à se préparer au futur en anticipant les principales transformations auxquelles nous sommes appelés à faire face. Anticiper ces transformations serait peu utile si cela ne se traduisait pas ensuite par des décisions et des actions concrètes et pragmatiques. À cet égard, l'attelage avec la Croix-Rouge française trouve tout son sens, notre réflexion ayant débouché sur une stratégie opérationnelle.
La thèse principale de notre rapport est que nous allons connaître un certain nombre de bouleversements importants dans les dix ans à venir et que la société française y est assez mal préparée. Nous avons déjà connu un certain nombre de crises, qu'il s'agisse du covid ou du conflit en Ukraine, mais les chances sont faibles que cette situation change dans les dix ans à venir, compte tenu des différents éléments dont nous avons connaissance. Nous risquons d'assister à la multiplication des crises et à un accroissement des situations de précarité. L'intérêt de ce rapport est d'éclairer les évolutions en cours et de susciter leur prise en compte par les acteurs concernés pour construire une société des risques, soit une société qui soit davantage préparée à affronter ces différentes crises.
Le rapport est structuré en trois parties : les grands bouleversements attendus, l'évolution des besoins sociaux, un volet programmatique axé sur le concept de résilience.
Les deux premières parties du rapport ne visent pas à décrire le futur. Néanmoins, nous nous sommes projetés dans dix ans. Sur certains sujets, nous avons des certitudes, sur d'autres des incertitudes - nous émettons alors des hypothèses. Enfin, il est des choses imprévisibles, mais sur lesquelles il peut être utile de construire des scénarios. Vous trouverez dans ce rapport à la fois des analyses, mais aussi des scénarios de fiction qui permettent de se préparer à un certain nombre de crises, sans que l'on sache si elles surgiront ou non.
Nous avons réalisé ce rapport au coeur de la crise du covid, à un moment où nous n'étions pas en mesure de savoir comment elle allait évoluer. Nous disons toutefois que cette crise n'est pas un épiphénomène, un accident de parcours. Selon nous, elle est annonciatrice d'autres crises et joue un rôle d'avertisseur. Nous ferons face à des crises systémiques plus fréquentes, plus intenses, en raison des dégradations environnementales, compte tenu également du fait que nous vivons dans des sociétés et des économies de plus en plus imbriquées à l'échelon international, mais aussi du développement du numérique, qui accroît les interdépendances de manière assez forte.
Les premiers facteurs de risque, ce sont les phénomènes environnementaux. Le sujet étant très connu, je ne m'y attarderai pas, compte tenu en outre de la publication récente du dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Je rappellerai seulement que, entre 1990 et 2019, le nombre d'événements extrêmes a augmenté de 60 % et que cette tendance n'est pas près de s'arrêter. Le GIEC indique qu'il faut s'attendre à une augmentation assez forte des températures globales, mais aussi à une croissance des événements extrêmes, dont les épisodes de chaleur extrême et les inondations. Aujourd'hui, ce sont les populations les plus démunies qui sont les plus exposées. Or elles disposent de faibles moyens d'adaptation. La localisation de leurs habitats ou la nature de leurs logements ne leur permettent pas de se protéger de températures supérieures à 50° en pointe. Entrer dans la transition écologique, c'est certes diminuer les dégradations environnementales, mais c'est aussi engager très rapidement et beaucoup plus activement qu'aujourd'hui l'entrée dans des sociétés d'adaptation au changement climatique.
L'exposition aux risques environnementaux pourrait aussi augmenter les besoins de santé, à la fois de manière constante et dans les périodes de crise, en raison de l'accroissement du réservoir de virus susceptibles de provoquer de nouvelles pandémies. Nous allons assister à une transition épidémiologique de grande ampleur, à laquelle nous sommes assez mal préparés. Cette transition résultera des effets du vieillissement démographique et de l'accroissement des maladies de société - les dégradations de l'état de santé liées à l'évolution de nos modes de vie et aux expositions à de nouveaux polluants. En 2030, 15 millions de personnes pourraient être touchées par une affection de longue durée, contre 12 millions aujourd'hui, ce qui représente un enjeu majeur en termes de financement de l'ensemble de notre système de protection sociale.
Aujourd'hui, notre système de santé et sa simple prolongation nous apparaissent mal adaptés à ces grandes transformations et à l'ampleur des enjeux. Nous devons prendre le tournant de la prévention. Tout le monde est d'accord sur ce point, mais nous peinons à la mettre en place. Dans le domaine de la santé, les inégalités sont là encore criantes. Je rappelle que, aujourd'hui, dans l'un des pays les plus développés du monde, l'écart d'espérance de vie entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres de notre population est de treize années. Cet écart ne diminue pas.
Améliorer l'état de santé des Français revient essentiellement à améliorer celui des plus faibles, des plus précaires, des plus démunis. Une mobilisation générale est donc nécessaire afin de réduire l'exposition aux risques de ces personnes, ce qui suppose d'effectuer, je le répète, un véritable tournant de la prévention.
La France n'est pas, loin de là, championne du monde des inégalités sociales : nous ne tenons pas, dans ce rapport, un discours misérabiliste sur la France. En revanche, nous mettons l'accent sur le fait que les inégalités, en France, sont particulièrement « enkystées » : la mobilité sociale y est extrêmement faible, beaucoup plus qu'ailleurs ; l'origine sociale des enfants détermine très largement leur destin scolaire, donc professionnel. Et nous avons échoué à mettre en place des dispositifs permettant d'accroître cette mobilité, comme il en existe à la fois dans des pays très libéraux et dans des pays plus « sociaux », tels les pays nordiques. Ces inégalités sont un facteur de crises parce qu'elles sont de plus en plus mal vécues : elles engendrent un sentiment de défiance à l'endroit des institutions et des autorités, ce qui peut altérer l'efficacité des mesures prises pour prévenir les crises.
Je conclus en pointant un paradoxe : la conscience des transformations en cours et des risques de crises afférents est extrêmement forte, comme l'est la demande de protection de nos concitoyens - cette demande s'adresse essentiellement à l'État, qui a pris en charge la réponse aux situations de vulnérabilité -, mais les dispositifs institutionnels existants suscitent surtout de la méfiance. Il y a donc urgence à repenser la façon dont nous nous préparons collectivement à affronter les crises. Il importe notamment de ne pas tout attendre de l'État et d'organisations comme la Croix-Rouge, mais d'impliquer l'ensemble des citoyens dans la participation à cet effort.