Nous avons le plaisir de recevoir aujourd'hui Jean-Christophe Combe, directeur général de la Croix-Rouge française, et François de Jouvenel, délégué général de l'association Futuribles, sur le rapport intitulé « Anticiper 2030 - Crises, transformations et résilience », qu'ils ont présenté en décembre dernier.
Ce que vous nous dites, en substance, c'est que nous sommes entrés dans l'ère des crises écosystémiques : on ne peut plus regarder chaque crise isolément - une épidémie ici, une famine là-bas, un séisme aujourd'hui, une crise migratoire demain - et on ne peut pas non plus séparer ces crises des grandes tendances de fond, qu'il s'agisse du changement climatique, du vieillissement de la population ou des évolutions technologiques. Ces crises écosystémiques vont se multiplier et auront pour conséquence une hausse de la précarité, de la vulnérabilité, des inégalités, de l'isolement social, du fossé entre générations. Nous devons nous y préparer. À cet égard, la Croix-Rouge est en première ligne.
Votre rapport a été présenté voilà quatre mois, alors que la situation sanitaire s'améliorait. À ce moment-là, qui aurait parié que la prochaine crise majeure, parmi toutes celles qui étaient possibles, prendrait la forme d'un retour de la guerre « traditionnelle », d'un conflit de haute intensité aux portes de l'Europe ? Pourtant, c'est bien sur un champ de bataille, celui de Solférino en 1859, qu'est née l'idée de la Croix-Rouge. La crise russo-ukrainienne n'est pas seulement un rappel du passé : elle est aussi un appel à préparer le futur, tous les futurs, car on ne sait jamais de quoi la prochaine crise sera faite.
Celle-ci, en tout cas, a déjà de multiples répercussions, y compris en France. Vous nous direz ce qu'elle change à vos anticipations - je pense par exemple aux enjeux de dépendance et de précarité énergétiques, à l'accueil des migrants et des réfugiés, ou encore à la lutte contre la désinformation. Mais ce matin, vous nous direz aussi - et peut-être surtout - ce que cette nouvelle crise ne change pas. Au-delà de la succession des événements qui font l'actualité, alors que chaque crise chasse la précédente et monopolise toute notre attention, de profondes transformations économiques et sociales sont à l'oeuvre dans nos sociétés.
C'est ici que la démarche prospective est d'un grand secours : en distinguant l'urgent de l'essentiel, en cherchant dans les signaux faibles d'aujourd'hui les tendances de demain et d'après-demain, elle met - pour citer votre rapport - « l'anticipation au service de l'action ». Voilà qui résume bien le sens de votre travail, qui associe un cercle de réflexion comme Futuribles et un acteur de terrain comme la Croix-Rouge.
Au fond, l'anticipation au service de l'action, n'est-ce pas aussi ce que fait la délégation à la prospective, au service de l'action législative et de l'action publique ?
Je vous laisse la parole pour un propos liminaire, puis nos collègues présents ce matin et connectés à distance vous interrogeront et nous pourrons ouvrir le débat.
Merci de nous recevoir dans le contexte actuel. Malgré les tumultes de l'actualité, on peut prendre le temps de réfléchir et d'anticiper l'avenir.
Je commencerai par vous présenter rapidement la Croix-Rouge, son actualité et par vous expliquer comment nous avons travaillé avec Futuribles. François de Jouvenel vous présentera ensuite les principaux enseignements du rapport. Je conclurai en vous indiquant en quoi ce rapport a modifié la stratégie de notre organisation.
La Croix-Rouge française est la première association de France. Elle compte plus de 100 000 volontaires, 60 000 bénévoles, 18 000 salariés, 20 000 étudiants. Elle est un mouvement de la société civile. Comme notre pays, elle est traversée par un certain nombre de courants.
Notre nouveau projet associatif, qui a été adopté en septembre 2020, a redéfini notre raison d'agir : la Croix-Rouge française agit pour protéger et relever sans conditions les personnes en situation de vulnérabilité et construire avec elles leur résilience. Son rôle est d'aider les individus et l'ensemble de notre communauté à se préparer à un horizon de crise.
Je rappelle que la Croix-Rouge a un statut particulier dans le paysage associatif : nous sommes auxiliaires des pouvoirs publics dans le domaine humanitaire. Nous portons un emblème qui appartient à l'État français, signataire des conventions de Genève, ce qui nous confère une place particulière. Cela ne nous empêche pas de respecter notre principe de neutralité et d'indépendance, même s'il est parfois mal compris. La Croix-Rouge est le premier mouvement de solidarité au monde : il existe une société nationale Croissant-Rouge dans 192 pays. L'organisation est coordonnée à l'échelon mondial par une fédération internationale dont le siège est situé à Genève. Elle fait partie du même mouvement que le Comité international de la Croix-Rouge, qui, lui, a un mandat spécifique d'intervention en zones de conflit.
La Croix-Rouge française est présente sur l'ensemble du territoire métropolitain et ultramarin. Nous comptons 1 200 implantations locales et gérons 600 établissements sanitaires, sociaux, médico-sociaux et de formation. Cette hyperproximité est essentielle, elle nous permet de bien connaître les besoins sociaux et d'y répondre.
L'actualité de la Croix-Rouge française, comme celle de notre pays depuis 2020, c'est la gestion d'une crise permanente. Malgré l'évolution de la situation sanitaire, nous nous sommes mobilisés à la fois pour assurer la continuité de nos activités - 95 % de nos salariés ont dû assurer la continuité de l'activité dans nos établissements sanitaires et médico-sociaux - ; pour répondre aux conséquences sanitaires de la crise du covid en participant aux campagnes de dépistage et de vaccination ; pour faire face aux conséquences sociales de la crise, notamment l'isolement qui a résulté des confinements ; pour accompagner les personnes fragiles, qu'elles soient âgées, en situation de handicap ou sans abri. Nous avons renforcé certaines activités importantes comme l'écoute et le soutien psychologique.
Aujourd'hui, la Croix-Rouge est mobilisée pour répondre à la crise liée au conflit en Ukraine. Nous travaillons avec nos partenaires en Ukraine et dans les pays frontaliers, lesquels accueillent la très grande majorité des réfugiés - 4,5 millions de personnes ont quitté l'Ukraine -, mais aussi en France pour accompagner les Ukrainiens en transit sur notre territoire et aider ceux d'entre eux qui souhaitent s'y installer plus ou moins durablement.
Ces différentes crises montrent la nécessité pour une organisation comme la nôtre, mais aussi pour la société dans son ensemble, d'anticiper les risques auxquels nous serons soumis dans les années à venir et de s'y préparer. Tel était l'objectif de la réflexion que nous avons conduite avec Futuribles : nous permettre de nous adapter au mieux aux transformations du monde. En tant que directeur de la Croix-Rouge, mon objectif est de faire en sorte que les ressources de notre organisation lui permettent de mener l'action la plus impactante et adaptée possible à cet horizon de crise.
Nous avons travaillé avec Futuribles, mais également avec des think tanks spécialisés dans les enjeux climatiques - The Shift Project - ou éducatifs - Vers le Haut -, avec des collectivités, notamment le conseil départemental des Vosges, la Ville de Paris, qui compte une mission Résilience, avec des entrepreneurs sociaux, comme le fondateur du compte Nickel, qui travaille pour l'inclusion bancaire des personnes les plus démunies. Nous avons également mobilisé l'ensemble des partenaires de la Croix-Rouge française afin de mener la réflexion la plus large et la plus pertinente possible.
Les sujets que nous abordons concernant le monde dans sa globalité, nous avons travaillé en cohérence avec notre mouvement international, qui a lui-même conduit une réflexion globale ces dernières années afin de revoir sa stratégie et d'anticiper une réponse harmonisée aux crises. Il s'agit de nous permettre de jouer notre rôle auprès des populations afin qu'elles puissent mener une vie plus sûre, saine et digne, construire des communautés plus inclusives, plus pacifiques et faire face aux défis majeurs que sont la crise climatique et environnementale, les catastrophes en évolution, les écarts croissants en matière de santé et de bien-être, les questions de migration et d'identité, dans un monde qui connaît aujourd'hui une défiance généralisée à l'égard des institutions.
Merci de votre invitation à intervenir aujourd'hui.
Futuribles est un centre de prospective qui cherche à aider nos organisations à se préparer au futur en anticipant les principales transformations auxquelles nous sommes appelés à faire face. Anticiper ces transformations serait peu utile si cela ne se traduisait pas ensuite par des décisions et des actions concrètes et pragmatiques. À cet égard, l'attelage avec la Croix-Rouge française trouve tout son sens, notre réflexion ayant débouché sur une stratégie opérationnelle.
La thèse principale de notre rapport est que nous allons connaître un certain nombre de bouleversements importants dans les dix ans à venir et que la société française y est assez mal préparée. Nous avons déjà connu un certain nombre de crises, qu'il s'agisse du covid ou du conflit en Ukraine, mais les chances sont faibles que cette situation change dans les dix ans à venir, compte tenu des différents éléments dont nous avons connaissance. Nous risquons d'assister à la multiplication des crises et à un accroissement des situations de précarité. L'intérêt de ce rapport est d'éclairer les évolutions en cours et de susciter leur prise en compte par les acteurs concernés pour construire une société des risques, soit une société qui soit davantage préparée à affronter ces différentes crises.
Le rapport est structuré en trois parties : les grands bouleversements attendus, l'évolution des besoins sociaux, un volet programmatique axé sur le concept de résilience.
Les deux premières parties du rapport ne visent pas à décrire le futur. Néanmoins, nous nous sommes projetés dans dix ans. Sur certains sujets, nous avons des certitudes, sur d'autres des incertitudes - nous émettons alors des hypothèses. Enfin, il est des choses imprévisibles, mais sur lesquelles il peut être utile de construire des scénarios. Vous trouverez dans ce rapport à la fois des analyses, mais aussi des scénarios de fiction qui permettent de se préparer à un certain nombre de crises, sans que l'on sache si elles surgiront ou non.
Nous avons réalisé ce rapport au coeur de la crise du covid, à un moment où nous n'étions pas en mesure de savoir comment elle allait évoluer. Nous disons toutefois que cette crise n'est pas un épiphénomène, un accident de parcours. Selon nous, elle est annonciatrice d'autres crises et joue un rôle d'avertisseur. Nous ferons face à des crises systémiques plus fréquentes, plus intenses, en raison des dégradations environnementales, compte tenu également du fait que nous vivons dans des sociétés et des économies de plus en plus imbriquées à l'échelon international, mais aussi du développement du numérique, qui accroît les interdépendances de manière assez forte.
Les premiers facteurs de risque, ce sont les phénomènes environnementaux. Le sujet étant très connu, je ne m'y attarderai pas, compte tenu en outre de la publication récente du dernier rapport du Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC). Je rappellerai seulement que, entre 1990 et 2019, le nombre d'événements extrêmes a augmenté de 60 % et que cette tendance n'est pas près de s'arrêter. Le GIEC indique qu'il faut s'attendre à une augmentation assez forte des températures globales, mais aussi à une croissance des événements extrêmes, dont les épisodes de chaleur extrême et les inondations. Aujourd'hui, ce sont les populations les plus démunies qui sont les plus exposées. Or elles disposent de faibles moyens d'adaptation. La localisation de leurs habitats ou la nature de leurs logements ne leur permettent pas de se protéger de températures supérieures à 50° en pointe. Entrer dans la transition écologique, c'est certes diminuer les dégradations environnementales, mais c'est aussi engager très rapidement et beaucoup plus activement qu'aujourd'hui l'entrée dans des sociétés d'adaptation au changement climatique.
L'exposition aux risques environnementaux pourrait aussi augmenter les besoins de santé, à la fois de manière constante et dans les périodes de crise, en raison de l'accroissement du réservoir de virus susceptibles de provoquer de nouvelles pandémies. Nous allons assister à une transition épidémiologique de grande ampleur, à laquelle nous sommes assez mal préparés. Cette transition résultera des effets du vieillissement démographique et de l'accroissement des maladies de société - les dégradations de l'état de santé liées à l'évolution de nos modes de vie et aux expositions à de nouveaux polluants. En 2030, 15 millions de personnes pourraient être touchées par une affection de longue durée, contre 12 millions aujourd'hui, ce qui représente un enjeu majeur en termes de financement de l'ensemble de notre système de protection sociale.
Aujourd'hui, notre système de santé et sa simple prolongation nous apparaissent mal adaptés à ces grandes transformations et à l'ampleur des enjeux. Nous devons prendre le tournant de la prévention. Tout le monde est d'accord sur ce point, mais nous peinons à la mettre en place. Dans le domaine de la santé, les inégalités sont là encore criantes. Je rappelle que, aujourd'hui, dans l'un des pays les plus développés du monde, l'écart d'espérance de vie entre les 5 % les plus riches et les 5 % les plus pauvres de notre population est de treize années. Cet écart ne diminue pas.
Améliorer l'état de santé des Français revient essentiellement à améliorer celui des plus faibles, des plus précaires, des plus démunis. Une mobilisation générale est donc nécessaire afin de réduire l'exposition aux risques de ces personnes, ce qui suppose d'effectuer, je le répète, un véritable tournant de la prévention.
La France n'est pas, loin de là, championne du monde des inégalités sociales : nous ne tenons pas, dans ce rapport, un discours misérabiliste sur la France. En revanche, nous mettons l'accent sur le fait que les inégalités, en France, sont particulièrement « enkystées » : la mobilité sociale y est extrêmement faible, beaucoup plus qu'ailleurs ; l'origine sociale des enfants détermine très largement leur destin scolaire, donc professionnel. Et nous avons échoué à mettre en place des dispositifs permettant d'accroître cette mobilité, comme il en existe à la fois dans des pays très libéraux et dans des pays plus « sociaux », tels les pays nordiques. Ces inégalités sont un facteur de crises parce qu'elles sont de plus en plus mal vécues : elles engendrent un sentiment de défiance à l'endroit des institutions et des autorités, ce qui peut altérer l'efficacité des mesures prises pour prévenir les crises.
Je conclus en pointant un paradoxe : la conscience des transformations en cours et des risques de crises afférents est extrêmement forte, comme l'est la demande de protection de nos concitoyens - cette demande s'adresse essentiellement à l'État, qui a pris en charge la réponse aux situations de vulnérabilité -, mais les dispositifs institutionnels existants suscitent surtout de la méfiance. Il y a donc urgence à repenser la façon dont nous nous préparons collectivement à affronter les crises. Il importe notamment de ne pas tout attendre de l'État et d'organisations comme la Croix-Rouge, mais d'impliquer l'ensemble des citoyens dans la participation à cet effort.
L'analyse qui vient d'être exposée nous a conduits à revoir notre stratégie autour de la notion de résilience. Le cycle global de la résilience s'appuie sur trois piliers : la prévention - recherche et éducation, non seulement de la jeunesse, mais aussi de la population générale -, la protection - c'est notre coeur de métier -, le relèvement, c'est-à-dire le retour vers l'autonomie via un renforcement du lien social, dimension essentielle de notre capacité de résilience.
Nous investissons énormément dans notre capacité d'intervention et de réponse aux crises écosystémiques. Je pense aux territoires ultramarins, aux régions du pourtour méditerranéen, aux villes, particulièrement exposés aux risques.
Pour répondre au climat de défiance et accroître la résilience de notre pays, nos principes, notamment celui de neutralité, lorsqu'il est bien compris, notre ancrage territorial, notre insertion dans les communautés locales, sont des atouts majeurs.
Au regard des enjeux qui existent en matière de protection de l'enfance et du rôle que doit jouer la jeunesse, nous souhaitons par ailleurs renforcer notre offre éducative.
Concernant la lutte contre les inégalités en santé et le lien entre questions sociales et sanitaires, nous mobilisons le secours d'urgence sociale tout en créant des lieux d'accueil, d'écoute, d'orientation et d'accès aux droits pour les personnes vulnérables.
En tant qu'acteur de la société civile, nous sommes au coeur des enjeux de mobilisation des citoyens, d'engagement et d'innovation. Pour ce qui est de notre contribution à l'élaboration des politiques publiques, nous avons plaidé, au cours de cette campagne électorale, avec un succès relatif pour l'instant, en faveur d'un certain nombre de mesures relatives à la préparation de notre société aux crises.
J'en donne quelques exemples : instaurer une journée nationale d'exercice et de préparation aux crises ; garantir un accès réel à la formation aux gestes et aux comportements qui sauvent tout au long de la vie, l'objectif étant de former 80 % de la population française d'ici à la fin du prochain quinquennat ; mobiliser les jeunes en créant une option « Engagement » au sein du cursus scolaire.
Merci pour ce rapport, qui a la particularité de se fonder sur des exemples très concrets - je pense à la partie sur l'outre-mer et notamment à l'analyse des conséquences de l'ouragan Irma. Merci aussi de vous risquer à cet exercice complexe qu'est celui de la prospective.
La première question que je souhaite vous poser, nous l'avons souvent adressée aux différentes personnalités que nous avons entendues : comment se livrer à un exercice de prospective utile aux décideurs dans un temps où, les crises s'accumulant, chaque nouvel événement efface le précédent ? Nous sommes victimes de la culture de l'instant : il devient difficile de hiérarchiser les priorités, ce qui a tendance à placer les décideurs en position de décalage permanent par rapport aux aspirations de nos concitoyens.
Je pense à la crise sanitaire : aujourd'hui, les Français sont déjà passés à autre chose, dès lors que nous sommes plongés dans une nouvelle crise, alors qu'il faudrait des décisions et des engagements forts pour tirer les divers enseignements de celle du covid-19.
Je suis élu d'un département où l'on pensait que les séismes étaient réservés à l'outre-mer ; or nous avons subi un séisme de magnitude 5,4. Nous ne savons pas appréhender ce genre de situations parce que nous n'y sommes pas préparés. Quand les crises s'accumulent, il devient difficile d'en tirer les leçons, donc de trouver des solutions, d'arbitrer, de hiérarchiser entre différentes priorités.
La culture de l'immédiateté s'accommodant mal de décisions de long terme difficiles à faire accepter, pouvez-vous nous en dire davantage sur votre vision de l'exercice de prospective ?
La Croix-Rouge française est traditionnellement une grande organisation très opérationnelle ; nous avons longtemps concentré nos efforts sur la réponse à l'immédiat. Nous avons accompli, voilà quelques années, une petite révolution du temps long, comme l'atteste l'exercice que nous avons fait avec Futuribles : nous ne nous contentons plus de renforcer nos capacités à répondre aux crises de manière instantanée, mais nous agissons désormais en amont - recherche, anticipation, éducation - et en aval - relèvement, résilience.
La résilience n'est pas seulement notre capacité à résister à un événement : elle consiste à se reconstruire en tenant compte des leçons tirées de l'événement. Notre responsabilité collective, en tant que tenants de l'intérêt général, est à la fois de répondre à l'attente immédiate des citoyens et d'imposer aux décideurs la prise en compte dans l'élaboration des politiques publiques d'une temporalité plus longue, qui ne correspond pas nécessairement à la temporalité politique.
Cet exercice n'est pas une fin en soi : nous souhaitons le conduire de façon permanente. Nous savons bien que les choses vont changer très vite dans les dix ans qui viennent. Il s'agit donc de doter nos organisations d'une capacité à capter l'évolution rapide des besoins sociaux et à s'adapter en conséquence en affectant au mieux les ressources, ce qui suppose de repérer les grandes tendances qui traversent nos sociétés sur le temps long.
Ce sujet, celui de l'articulation des temps, nous tient particulièrement à coeur. L'opposition entre temps court et temps long me semble complètement factice. « Quand il est urgent, c'est déjà trop tard », disait Talleyrand.
Tout ce travail d'anticipation à moyen et long terme consiste à porter un regard sur un futur relativement lointain pour se préparer dès aujourd'hui à intervenir, en prenant dès à présent des décisions concrètes. En matière de bifurcation écologique, par exemple, porter un regard lointain sur ce qui pourrait se passer permet de conclure qu'il y a urgence à agir. Du regard porté sur le temps long doivent se déduire un certain nombre d'avertissements et d'interpellations qui, étant de nature stratégique et politique, sont autant d'appels à l'action.
Nos organes de décision doivent ménager du temps, précisément, aux préoccupations de temps long, tout en les articulant de manière extrêmement précise à la question des grandes orientations stratégiques ou à celle de l'innovation. En d'autres termes, le travail sur le futur est efficient, y compris sur le court et le moyen termes.
Il me paraît très difficile, hélas ! en matière de crise, de tout prévoir ou de tout imaginer. En matière d'environnement et d'évolution du climat, à la limite, pourquoi pas ; en matière de santé, c'est déjà plus difficile. J'ai été rapporteur de la mission d'information du Sénat destinée à évaluer les effets des mesures prises ou envisagées en matière de confinement ou de restrictions d'activités ; les propositions que nous avons faites étaient en rapport étroit avec l'actualité. Nous sommes en vérité incapables de dire quels seront les risques sanitaires auxquels sera exposée notre population dans dix ou vingt ans. Personne n'avait prévu ce virus...
Qui pouvait dire que les talibans allaient reprendre le pouvoir en Afghanistan, ou qu'il y aurait la guerre en Ukraine, des dizaines de milliers de morts, des villes détruites, 4 millions de réfugiés ? Pour ce qui est de prévoir les crises, je suis donc un peu circonspect. Certains événements peuvent être prévus et imaginés ; d'autres, lorsqu'ils se produisent, nous prennent au dépourvu : par définition, rien n'a été organisé pour les affronter.
Un mot sur votre proposition d'instaurer une journée de préparation aux crises. Dans les Hauts-de-Seine, des journées de sensibilisation aux crises ont été organisées. Pour être tout à fait franc, le succès n'a pas vraiment été au rendez-vous : les parents nous ont reproché d'inquiéter des jeunes déjà très inquiets...
À la Croix-Rouge, voici ce que nous avons l'habitude de dire : « préparez-vous, mais préparez-vous surtout à être surpris ! » Nous travaillons sur les grandes tendances, mais nous n'avons pas de boule de cristal. Il est clair qu'à défaut de préparation, de mobilisation, de sensibilisation aux risques, nous serons incapables de faire face lorsque les crises surviendront. C'est là tout l'objet de cette journée de préparation inspirée de ce qui se fait au Japon en matière d'anticipation des risques sismiques.
J'ai conscience que l'horizon que nous dépeignons n'est pas très sympathique, mais notre optique est tout sauf anxiogène. En identifiant les risques, nous nous donnons les moyens d'amoindrir les conséquences des crises sur la population. Le discours que nous portons est donc au contraire extrêmement positif : nous ne sommes ni passifs ni impuissants face aux risques, nous pouvons faire des choses, nous avons des solutions.
Cela ne fonctionne que si l'ensemble de la société est mobilisée - pouvoirs publics, citoyens, entreprises, écoles. Il s'agit d'organiser une journée dans l'année pendant laquelle tout le monde se forme à cette question de la prévention et de la réponse aux crises.
Soyons modestes : il n'est pas question de prévoir les crises. Dans notre travail de prospective, nous veillons toujours à bien distinguer les facteurs de risque et les scénarios de crise en fonction de leur degré de certitude, de leur probabilité. Le déclenchement de la crise en elle-même est toujours incertain. Mais le risque de crise sanitaire, en lui-même, avait été largement anticipé - je ne citerai que le très bon rapport de la délégation sénatoriale à la prospective sur la prévention et la gestion des crises liées aux maladies infectieuses émergentes, dont les auteurs étaient Fabienne Keller...
Avions-nous pour autant suffisamment cru au risque pour le prendre en considération dans nos dispositifs d'action ? C'est là toute la question.
Notre travail de prospectivistes est non pas de crier au loup, mais de pointer un paysage certes inquiétant, qui tétanisera d'autant plus la population que celle-ci se sentira démunie. Il s'agit par conséquent d'accroître la capacité des citoyens à se saisir de ces risques, ce qui ne me semble pas si anxiogène que cela...
Que veut dire prévoir l'imprévisible ? Comment peut-on se préparer à l'idée d'affronter l'imprévisible ? Faut-il un état-major reliant l'État aux collectivités locales ? Comment faire pour préparer les Français à une crise quelle qu'elle soit, virus, guerre, etc. ? C'est à la fois très théorique et très concret. Comment s'organiser pour prendre en compte la survenue future de crises qui sont par définition, dans un monde aussi instable que le nôtre, impossibles à anticiper ?
La France consacre une très large part de son PIB à la dépense publique, et notamment à la dépense sociale. Dans le « hit-parade » du bonheur, en revanche, elle est loin des sommets, au niveau de l'Irak. Ne devrions-nous pas nous appuyer sur d'autres formes de solidarité ?
En effet, nous ne pouvons pas prévoir l'imprévisible. En revanche, pour nous préparer à l'imprévisible, nous pouvons formaliser et toucher du doigt ce que signifie se retrouver plongé dans des situations de crise.
De mon point de vue, il n'y a pas aujourd'hui en France de dispositif global permettant d'anticiper les crises et de traduire ces anticipations dans des formats que les différents acteurs pourraient s'approprier.
Dans ce rapport, nous proposons un travail d'anticipation des possibles crises à venir, en formalisant différents types de crises, pour entraîner nos capacités de réponse à ces crises. Ce travail est à l'image de celui des militaires ou des assureurs, qui construisent des cas de figure et des théâtres d'opérations fictionnels pouvant ressembler aux situations de demain, pour mieux se préparer.
Il y a donc un travail d'anticipation et un travail qui mêle l'analyse et l'imagination pour construire des situations concrètes et amener les différents acteurs à se préoccuper des grands facteurs de crise. Aujourd'hui, il me semble qu'il n'existe ni dispositif interministériel permettant de mener ce travail, ni ministère des crises - je ne dis pas qu'il faut en créer un.
Je laisse Jean-Christophe Combe répondre à la question de savoir comment construire la responsabilité de chacun par rapport à ces différentes crises.
La première chose est d'avoir conscience du risque. À cet égard, l'éducation de la population est essentielle.
Lorsque l'on parle de prévention se pose la question de l'investissement financier : il est difficile d'investir dans une politique publique de prévention des risques alors que l'on n'a pas la certitude que ces derniers surviendront. Cela peut rendre difficile l'acceptation de certaines mesures. Après une crise, quand une prise de conscience a eu lieu, des investissements sont réalisés - par exemple, l'achat de masques pour faire face à de futures pandémies -, mais, le temps passant et le risque s'éloignant, on se demande s'il s'agit d'une bonne dépense publique, car on ne sait pas si le risque se réalisera.
Les politiques publiques doivent permettre le prépositionnement de moyens humains et matériels, afin de répondre à certains risques dont la fréquence ou l'importance auront été préalablement définies. Pour prévenir les risques liés aux catastrophes naturelles dans les territoires ultramarins, la Croix-Rouge française travaille aujourd'hui avec l'Agence française de développement pour prépositionner des moyens matériels et humains permettant de préparer la population et de répondre aux crises à l'échelle régionale. Aujourd'hui, dans le contexte de la crise ukrainienne et de l'arrivée de réfugiés sur le territoire, nous réfléchissons avec le ministère du logement à la question de savoir si nous pourrions prépositionner des hébergements pour répondre aux besoins de ces populations.
Ces deux exemples sont très concrets. Il faut intégrer ces questionnements à l'élaboration des politiques publiques et accepter de financer des mesures sur le long terme, ce qui n'est pas évident.
À la Croix-Rouge, au fur et à mesure que nous répondions à ces crises, nous avons appris à mettre en place une organisation particulière de gestion de crise, avec une chaîne de commandement efficace. Aujourd'hui, il faut mener une réflexion collective au niveau de l'État, mais aussi des collectivités territoriales, pour mettre en place les bons mécanismes, les bons process, les bonnes organisations permettant de répondre aux crises. Il faut respecter le cadre général de l'organisation des pouvoirs publics, l'articulation entre l'État et les collectivités et le principe de subsidiarité, et mettre en place une chaîne de commandement efficace. C'est la clé pour répondre aux crises. À la Croix-Rouge française, en situation de crise, certains N-1, N-2 ou N-3 pilotent les réponses alors que, en temps de paix, dans l'organisation normale, ils sont les inférieurs hiérarchiques du directeur général.
Pour répondre à la question de M. Bonneau sur les solidarités nécessaires à la préparation et à la prévention des crises, nous partageons à la Croix-Rouge la conviction profonde que face à cet horizon de crises, nous sommes tous vulnérables - la crise du covid nous l'a rappelé. De cette vulnérabilité partagée doit naître une dynamique de solidarités : nous avons tous un rôle à jouer dans la préparation et la réponse à la crise.
Cette capacité de résilience collective passe par une cohésion sociale forte et par la conscience que la sécurité et la santé de chacun dépendent de celles des autres. Nous devons mettre en place des mécanismes et une pédagogie au sein de notre société pour être plus forts et plus résilients. Chaque citoyen a un rôle à jouer. Être citoyen, c'est être prêt et être acteur de la réponse. Nous devons travailler à cette préparation et à cette mobilisation citoyenne : dans un contexte de défiance généralisée à l'égard de certaines institutions et organisations, dont nous ne sommes pas exempts, il faut investir sur le réseau des « corps intermédiaires », des collectivités, des associations comme la Croix-Rouge française, des syndicats, pour être en mesure de répondre aux crises de demain.
Je vous remercie pour ce rapport passionnant, qui nous invite à considérer le temps long. Vous montrez comment les réponses à la crise environnementale, dont les conséquences dramatiques se situent vers 2050 et au-delà, viennent aggraver les conséquences des crises de court terme. La crise ukrainienne va ainsi déboucher sur une crise alimentaire, notamment parce que les pays européens ont volontairement réduit leurs capacités de production pour préserver la biodiversité ou la richesse des sols. En outre, elle va déboucher sur une crise des matières premières et des minéraux. Alors que le sous-sol français contient certains de ces minéraux, nous nous interdisons toujours de les exploiter, au nom du principe de précaution.
Comment pensez-vous cette dichotomie entre court et long terme, les réponses de long terme étant difficilement acceptables pour les citoyens, qui sont plus intéressés par les conséquences de court terme, comme l'impact de ces crises sur l'inflation et le pouvoir d'achat ?
Nous revenons sur la question de l'articulation des temps. Le futur est déjà là, en grande partie : les effets du changement climatique seront plus dramatiques en 2050 qu'aujourd'hui, mais ils sont déjà perceptibles aujourd'hui. Nous regardons d'abord la situation présente et nous essayons de repérer les germes de l'avenir qui s'y trouvent.
On ne peut pas investir des moyens importants pour se préparer à toutes les éventualités. Il y a des arbitrages à réaliser. Les mesures de court terme sont évidemment nécessaires pour répondre aux préoccupations de nos concitoyens, à des situations d'urgence ou de précarité très fortes. On ne peut pas ne pas mener des politiques d'aide alimentaire d'urgence au prétexte que la production alimentaire en Beauce diminuerait à l'horizon 2050.
Néanmoins, il est important de se préparer à l'avance et de construire des trajectoires permettant d'aller vers 2050 de manière concertée, en essayant d'envisager les différentes situations de crise. La prospective s'intéresse non à la photographie finale de la situation en 2050, mais à la trajectoire qui nous y conduit. Un processus démocratique doit être construit et la prospective ne concerne pas que les experts. Des arbitrages citoyens ont lieu lors des élections. Nous devons introduire ces questions dans le débat public et amener les citoyens à faire un certain nombre de choix.
L'articulation des temporalités est en rapport avec le périmètre des approches. Souvent, en raison de l'immédiateté de l'urgence, les approches sont limitées géographiquement : on pense d'abord à répondre à ceux qui sont directement impactés, alors que certains phénomènes ne peuvent être abordés que de manière globale.
La question de la sécurité alimentaire est un exemple pertinent, car nous devons nous interroger sur l'organisation de la production dans le cadre de la mondialisation - je n'irai pas plus loin, pour ne pas rentrer dans des considérations politiques. En tant qu'acteur humanitaire, nous appelons aujourd'hui à ne pas seulement regarder la situation en Ukraine, mais à envisager également quelles seront à plus long terme les conséquences globales de cette crise. Il est aujourd'hui à peu près certain que la crise alimentaire mondiale qui sera rapidement provoquée par ce conflit aura des conséquences importantes sur les migrations. Il est probable que, dès ce printemps ou cet été, nous connaissions des flux migratoires extrêmement importants en provenance des pays africains, liés à l'instabilité alimentaire.
Il faut que ces problèmes soient abordés de manière globale et que nous pensions notre responsabilité en tant que pays occidental développé à l'égard de pays moins favorisés. Notre résilience de demain et notre prospérité ne peuvent être assurées que dans un environnement de paix, selon une approche globale.
Il ne faut pas nécessairement opposer les grandes transitions écologiques et démographiques auxquelles le monde va être confronté au développement économique et au bien-être social. Nous pouvons, collectivement, trouver des solutions de long terme fondées sur l'innovation : l'organisation de nos sociétés peut être différente, nous pouvons modifier nos comportements, travailler sur l'évolution de nos systèmes de production et de consommation afin d'affronter plus sereinement ces crises. Les citoyens peuvent comprendre cela, y compris dans les situations d'urgence que nous connaissons aujourd'hui.
Nous vous remercions à nouveau pour la qualité de ce rapport. Il est difficile d'être plus exhaustif - vous avez même pris en compte la loi 3DS relative à la différenciation, la décentralisation, la déconcentration et portant diverses mesures de simplification de l'action publique locale que nous avons récemment votée au Sénat, vous n'avez oublié aucun paramètre !
Nul doute que nous aurons encore l'occasion d'échanger : nous constatons une accélération et une conjonction des crises, et votre expertise, votre regard et votre action, qui viennent éclairer nos travaux, nous sont particulièrement utiles.
La réunion est close à 12 h 35.