Intervention de Jean-Yves Leconte

Commission des affaires européennes — Réunion du 12 avril 2022 à 16h35
Justice et affaires intérieures — Instrumentalisation des migrants et code frontières schengen conformité des textes com2021 890 final et com2021 891 final au principe de subsidiarité - communication

Photo de Jean-Yves LeconteJean-Yves Leconte, rapporteur :

Lors de sa réunion du 30 mars dernier, le groupe de travail « subsidiarité » de notre commission a considéré pertinent d'approfondir l'examen de deux textes présentés par la Commission européenne à la fin de l'année 2021, dans le cadre de ce que l'on peut appeler un « paquet Schengen » :

-d'une part, la proposition de règlement COM (2021) 890 final visant à faire face aux situations d'instrumentalisation dans le domaine de la migration et de l'asile ;

-d'autre part, la proposition de règlement COM (2021) 891 final modifiant le règlement (UE) 2016/399 concernant un code de l'Union relatif au régime de franchissement des frontières par les personnes.

Pour y voir plus clair, nous avons eu des échanges avec la direction des affaires européennes et internationales du ministère de l'intérieur et avec la directrice générale sur la migration et les affaires intérieures de la Commission européenne, Mme Monique Pariat, que nous voulons remercier pour sa disponibilité.

Je laisserai André Reichardt présenter notre analyse sur la révision du « code frontières Schengen ». Je vais quant à moi vous présenter nos conclusions sur le texte relatif à l'instrumentalisation des migrants. Mais d'abord, je voudrais très brièvement rappeler le contexte dans lequel s'inscrivent ces propositions et émettre quelques observations de fond sur l'ensemble de la réforme.

L'espace Schengen est un espace de libre circulation sans frontières intérieures qui regroupe 26 États européens et une population d'environ 400 millions d'habitants. Ses règles de fonctionnement ou « acquis Schengen » sont à la fois des règles de libre circulation intérieure, de surveillance des frontières extérieures, de coopération policière et judiciaire ainsi que de fonctionnement du système d'information Schengen (SIS II). Ces règles étaient d'abord fondées sur une logique intergouvernementale, avec l'accord de Schengen de 1985 et sa convention d'application, entrée en vigueur le 26 mars 1995 ; elles ont ensuite été intégrées au droit de l'Union européenne avec la mise en place du « code frontières Schengen » en 2006.

Ce code a été ensuite modifié à plusieurs reprises, en particulier pour autoriser la réintroduction temporaire des contrôles aux frontières intérieures dans des circonstances exceptionnelles. J'ajoute qu'un mécanisme d'évaluation de l'acquis Schengen a été mis en place pour garantir une coopération optimale entre les États participants et identifier les points faibles.

Or, malgré ces progrès, l'espace Schengen a été fragilisé récemment par plusieurs crises majeures. Ainsi, lors de la pandémie de covid 19, 18 États participants avaient rétabli les contrôles à leurs frontières, parfois sans concertation préalable, et certains avaient interdit la libre circulation à des citoyens européens dans leur pays.

Face à ce constat, en juin dernier, la Commission européenne a décidé de « donner un nouveau souffle » à la coopération Schengen en présentant une nouvelle stratégie, qui comprend plusieurs initiatives : un renforcement de la coopération policière opérationnelle entre les services compétents des États membres ; une refonte du mécanisme d'évaluation de l'acquis Schengen, afin de raccourcir les procédures d'évaluation et de les rendre plus efficaces ; enfin, les deux textes soumis aujourd'hui à notre examen, afin de prendre en compte la menace exceptionnelle que constitue l'instrumentalisation des migrants et de réviser partiellement le « code frontières Schengen ».

Je veux d'abord rappeler que la construction d'un espace sans frontières intérieures, inédit dans le monde, est une avancée concrète, qui a toujours été soutenue par notre commission. Elle engendre des coopérations judiciaires et policières entre États qui sont plus efficaces pour la sécurité des personnes et des biens que beaucoup de contrôles aux frontières. Je souhaite, à titre personnel, une véritable intégration européenne pour la surveillance des frontières extérieures autour de Frontex. Je souhaite aussi une adoption rapide d'un nouveau pacte sur la migration et l'asile rendant effectifs l'harmonisation européenne des politiques migratoires et de l'asile et le respect des droits fondamentaux des migrants, garantis par la Convention de Genève de 1951, la Convention Européenne des Droits de l'Homme (CEDH) et la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne.

Dans cette perspective, le « paquet Schengen » qui nous est soumis conforte le contrôle de la Commission européenne et vise bien à privilégier la coordination et l'intégration entre les États membres, au lieu de la confrontation. Mais, à ce stade, on peut s'interroger, comme nos collègues socialistes et verts de la commission des libertés civiles du Parlement européen, sur les modalités de rétablissement de certains contrôles aux frontières intérieures, qui pourraient être autorisés pour une durée potentiellement illimitée.

J'en viens à la conformité au principe de subsidiarité de cette proposition de règlement visant à faire face aux situations d'instrumentalisation de migrants.

L'instrumentalisation de migrants est définie, dans le « code frontières Schengen » révisé, comme une « situation dans laquelle un pays tiers suscite des flux de migration irrégulière à destination de l'Union, en encourageant activement ou en facilitant le déplacement de ressortissants de pays tiers vers les frontières extérieures, sur son propre territoire ou à partir de ce dernier », avec une intention de déstabiliser l'Union européenne ou un État membre.

La proposition de règlement a pour objectif affiché de tirer les leçons du mouvement artificiel d'immigration irrégulière vers la Lettonie, la Lituanie et la Pologne, organisé en 2021 par la Biélorussie, qui a alors agi en véritable « État passeur ». Cette attaque hybride était inédite, car la Biélorussie a transporté - moyennant rémunération - des migrants, Irakiens pour l'essentiel, sur son sol, avant de les pousser, parfois par la force, contre les frontières externes de l'Union européenne. Ce n'est donc pas comparable aux tensions ponctuelles avec la Turquie ou le Maroc : ces pays, même s'ils accueillent des milliers de migrants sur leur sol, ne les ont pas incités à venir, et gardent les frontières de l'Union européenne avec notre accord.

La proposition de règlement examinée tend à pérenniser les dérogations au droit de l'Union européenne applicables en cas d'instrumentalisation des flux migratoires, dérogations qui avaient été accordées, à titre transitoire en décembre dernier, à la Lettonie, à la Lituanie et à la Pologne.

En pratique, elle autoriserait un État membre confronté à une situation d'instrumentalisation de migrants à allonger à quatre semaines, contre un délai de quelques jours en principe, le délai maximum d'enregistrement des demandes de protection internationale formulées par les ressortissants de pays tiers retrouvés à proximité d'une frontière extérieure.

L'État concerné pourrait également appliquer la procédure d'asile à la frontière, prévue dans des cas limités par le nouveau pacte sur la migration et l'asile, à toutes les demandes d'asile (hors cas médicaux), avec la possibilité d'en prolonger la durée (jusqu'à seize semaines, recours éventuel compris, contre douze en principe).

L'État membre concerné pourrait aussi adapter temporairement les conditions matérielles d'accueil des migrants « instrumentalisés », dans des cas dûment justifiés, et à la condition qu'il « couvre les besoins fondamentaux des demandeurs (...) dans le strict respect du droit à la dignité humaine ».

Enfin, la proposition de règlement autorise l'État membre visé à écarter l'application des règles de la directive « retour » à l'égard des ressortissants de pays tiers « instrumentalisés » auxquels la protection internationale est refusée ; elle maintient toutefois le principe du non-refoulement et les garanties nécessaires au respect de l'intérêt supérieur de l'enfant et à l'état de santé des migrants.

Plus généralement - j'ai posé la question à Mme Pariat lors de nos échanges -, ces procédures dérogatoires doivent évidemment respecter les dispositions de la CEDH et celles de la Charte européenne des droits fondamentaux. Au regard du sort réservé aux migrants coincés à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie au cours de l'hiver dernier, ces précisions étaient indispensables.

Je veux également confirmer que la Lettonie et la Lituanie sont favorables à cette réforme, qui constitue, pour ces pays, un complément nécessaire au pacte sur la migration et l'asile. La présidente de la commission des affaires européennes du Parlement lituanien avait été claire à ce sujet lorsque nous avions pu échanger avec elle à l'automne dernier.

À l'examen, cette proposition nous semble finalement conforme au principe de subsidiarité. On peut d'abord constater que la proposition est fondée sur une base juridique pertinente, à savoir les articles 78, paragraphe 2, et 79, paragraphe 2, du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE), qui permettent au Parlement européen et au Conseil d'adopter des mesures relatives à « des procédures communes pour l'octroi et le retrait du statut uniforme d'asile ou de protection subsidiaire » et à « des normes concernant les conditions d'accueil des demandeurs », ainsi qu'à « l'immigration clandestine et (au) séjour irrégulier, y compris l'éloignement et le rapatriement des personnes en séjour irrégulier ».

Ensuite, et même si l'on peut avoir des désaccords politiques sur certaines dispositions de ce texte, ce dernier tend objectivement à simplifier l'action des États membres en cas de crise.

Enfin, lors de nos travaux préparatoires, nous avons examiné plus spécifiquement la proportionnalité du dispositif de l'article 7 de la proposition, qui prévoit que la Commission européenne est la seule à pouvoir constater qu'un ou plusieurs États membres font face à une instrumentalisation de flux migratoires et à pouvoir présenter au Conseil une décision permettant la mise en oeuvre des dérogations, « lorsqu'elle le juge approprié ». Ce qui signifie, a contrario, qu'elle peut refuser de présenter une décision si elle n'est pas convaincue par la demande.

Après examen, il semble pertinent et juridiquement fondé que la Commission européenne puisse jouer un rôle d'arbitre dans ce dispositif qui, une fois déclenché, permettrait aux États membres de déroger aux règles européennes. En outre, ce texte est en évolution : dans le cadre des négociations en cours au Conseil, se discute en effet la possibilité pour un État membre de demander le déclenchement de cette procédure.

Ce texte nous apparaît donc finalement respecter le principe de subsidiarité, mais ne pourra entrer en vigueur qu'après un accord entre États membres sur le pacte relatif à la migration et l'asile.

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