Intervention de Annick Billon

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 29 mars 2022 : 1ère réunion
Audition d'ovidie réalisatrice de documentaires et auteure

Photo de Annick BillonAnnick Billon, présidente, co-rapporteure :

Nous travaillons depuis maintenant plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences, notamment en matière d'éducation à la sexualité.

Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.

Pour la bonne information de toutes et tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.

Nous avons le plaisir d'auditionner aujourd'hui, en visioconférence, Ovidie, auteure de plusieurs ouvrages sur la sexualité et sur la pornographie, réalisatrice de documentaires et plus récemment co-auteure d'une série animée diffusée sur le site d'Arte intitulée Libres ! ayant pour vocation d'aider les jeunes à « s'affranchir des diktats sexuels ».

Parmi vos récents travaux, je souhaite mentionner tout particulièrement votre livre, publié en 2018, intitulé À un clic du pire, la protection des mineurs à l'épreuve d'internet, qui traite de la massification des contenus pornographiques en ligne, accessibles gratuitement, sans restriction d'âge et sans contrôle quant à la possible violence des contenus diffusés. Je mentionnerai également votre documentaire, diffusé en 2017, intitulé Pornocratie : les nouvelles multinationales du sexe, qui constitue le résultat d'une enquête de plusieurs années sur l'économie souterraine de la pornographie.

Dans votre livre de 2018, vous estimez qu'en dix ans, « l'humanité a regardé l'équivalent de 1,2 million d'années de vidéos pornographiques » et que, si l'on additionne le nombre de vidéos visionnées sur les principaux sites mondiaux de streaming de vidéos porno, « on atteint le chiffre ahurissant de 350 milliards de vidéos visionnées par an » !

En effet, avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français.

En outre, 80 % des jeunes de moins de 18 ans ont déjà vu des contenus pornographiques. Vous indiquez dans votre livre que, depuis la démocratisation du smartphone, l'âge moyen de la découverte des premières images pornographiques est de 9 ans.

Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.

Le visionnage de contenus pornographiques peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques.

Outre la question de la protection des mineurs, les graves dérives dans le milieu du porno français, dont la presse s'est récemment fait l'écho, amènent notre délégation à s'interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages. Nous avons notamment auditionné des associations féministes qui considèrent que ces tournages relèvent de la prostitution filmée et du proxénétisme.

Si nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui, c'est pour que vous partagiez avec nous votre expertise et votre connaissance de ce milieu.

Vous pourrez notamment nous éclairer sur :

- les mutations de l'industrie de la pornographie : ses moyens de diffusion et son ultra-accessibilité, son modèle économique, l'évolution des contenus vers des pratiques plus extrêmes et violentes mais aussi la paupérisation du secteur qui touche plus particulièrement les actrices et les acteurs. Avez-vous une estimation du nombre et du poids économique des tournages qui se font encore en France et du nombre de personnes qui exercent dans ce secteur ? Il ressort en effet de nos précédentes auditions qu'aujourd'hui les tournages ont lieu majoritairement dans des pays comme la Hongrie ou la République tchèque, sans aucun encadrement ;

- l'influence de la pornographie sur les pratiques sexuelles, notamment celle des plus jeunes : rapport au corps, construction de l'imaginaire sexuel, diktats sexuels, diffusion de la culture du viol ;

- la question de la protection des mineurs à l'heure de la gratuité et de la massification des contenus pornos accessibles en ligne : pourquoi est-il quasiment impossible aujourd'hui de faire appliquer la loi française qui interdit l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne ?

- enfin, les mesures qui permettraient d'encadrer les pratiques à l'oeuvre dans le milieu de la pornographie : mesures sanitaires, droit à l'image, charte de déontologie et respect du consentement, interdiction de pratiques extrêmes et poursuites en cas de pratiques relevant manifestement du droit pénal (viol, incitation à l'inceste, à la haine raciale, à l'homophobie, etc.).

Ovidie, réalisatrice de documentaires et auteure de l'ouvrage À un clic du pire : la protection des mineurs à l'épreuve d'Internet (2018). - J'ajouterai que je suis membre du Comité d'experts « jeune public » de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).

En collaboration avec la délégation départementale aux droits des femmes, je suis également engagée depuis deux ans - et pour les deux années à venir - dans une action de prévention, sur le thème « sexualités et numérique » au bénéfice des collèges et lycées du département de la Charente. Nous y traitons de l'exposition précoce aux images pornographiques, ainsi que des changements induits par les outils numériques sur notre rapport au corps, en menant des actions de médiation. Le début de ce travail a déjà donné lieu à un documentaire de quatre heures sur l'éducation sexuelle, accessible gratuitement sur le site de France Culture.

Je précise - ce que j'évite généralement de mentionner - que j'ai été moi-même actrice, de 1999 à 2003, à l'époque lointaine de la VHS (video home system), bien avant Internet il y a plus de vingt ans. Je le précise à titre liminaire pour bien faire comprendre que je ne suis pas mue par une quelconque idéologie morale, ni au service d'un lobby conservateur. C'est une expérience que j'ai vécue dans mon corps avec ses hauts et ses bas - car il y a eu à la fois des hauts et des bas.

Depuis la VHS, les modes de diffusion des contenus ont énormément évolué, avec notamment l'arrivée des tubes, que j'ai évoqués dans Pornocratie, de même que leur impact sur les jeunes, leur rapport au corps et leur approche des sexualités.

Je ne saurais vous cacher que j'éprouve une immense lassitude et un immense découragement. Combien de fois ai-je été auditionnée, par des ministres, des commissions, par vous-même, Madame la Présidente, et jusqu'à Madame Brigitte Macron ? Je répète les mêmes propos à la façon d'un disque rayé sans jamais rien voir évoluer.

Ce n'est pas le cas du métier, qui évolue très vite. Acteurs, réalisateurs, le turn over est important, si bien que mes contacts se sont réduits à peau de chagrin, sans compter les intimidations dont j'ai fait l'objet lors de la diffusion de Pornocratie lors de sa sortie il y a cinq ans.

Je me limiterai donc, dans mes propos, à ce que je connais et je continue à suivre de loin, à savoir le sujet des grandes multinationales du sexe, celles qui détiennent les sites les plus puissants au monde, les « YouTube du porno » : Youporn, X-Vidéos, etc.

La réglementation française en matière de diffusion d'images pornographiques est claire : celle-ci est interdite auprès des mineurs par l'article 227-24 du code pénal, sous peine de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Or, autant cette réglementation empêche un kiosquier de vendre un magazine pornographique à un mineur, autant elle est inopérante avec la consommation actuelle de pornographie qui se fait par le biais de smartphones. Les sites pornographiques proposent des millions de vidéos pornographiques en accès libre et gratuit. Ils figurent d'ailleurs parmi les sites les plus fréquentés au monde, au même titre que Wikipédia ou Twitter.

Parallèlement, l'âge d'acquisition du premier smartphone ne cesse d'avancer : dès le collège, voire le CM1 ou le CM2. Les motivations des parents sont compréhensibles, ils souhaitent rester en contact avec leurs enfants, qui rentrent seuls de l'école ou sont seuls le mercredi, et il ne s'agit pas de blâmer les parents pour cela. C'est une musique que l'on entend : ce serait la faute des parents si les jeunes regardent du porno. Non, c'est la faute des sites pornos si les jeunes regardent du porno.

Il faut se rendre à l'évidence : dans les mois qui suivent l'acquisition d'un smartphone, les jeunes ont accès aux sites pornographiques.

La situation ne date pas d'hier, la plupart de ces sites ayant été créés il y a déjà quinze ans (Youporn est né en août 2006, Pornhub et X-videos en 2007). Cela fait quinze ans que l'on sait qu'ils ne respectent pas la loi française et l'article 227-24 du code pénal. Que rien n'ait été fait pour mettre fin à leur impunité ne laisse pas de m'étonner. Une tentative a bien été menée, l'année dernière, pour renforcer le disclaimer, cette déclaration purement formelle de majorité figurant sur la première page du site. Un dispositif de renforcement du contrôle de l'âge a été imaginé, mais à ce jour il n'a pas été mis en place.

Tout le monde constate la diminution de l'âge du premier accès au porno, dont on commence à voir les effets. Pour autant, il ne se passe rien. J'ai essayé de comprendre pourquoi.

L'un des blocages vient pour moi des fournisseurs d'accès à internet (les FAI). Le focus ne doit pas nécessairement être mis sur les sites pornographiques qui, pour leur part, mènent leur activité tranquillement tant que personne ne les en empêche. Le rôle des fournisseurs d'accès est crucial et ils sont réfractaires. On aurait pu géo-bloquer les sites avec leur aide. On bloque sans difficulté un site sur lequel sont tenus des propos racistes ou illégaux, mais en quinze ans, aucune sanction n'a jamais été prise s'agissant de la pornographie en ligne. Même pas une sanction symbolique, permettant de bloquer quelques jours un site.

Je constate cependant les prémisses d'une évolution depuis cinq ans. Tous les fournisseurs d'accès n'ont plus le même discours, certains ont signé le protocole d'engagement visant à prévenir l'exposition des mineurs à la pornographie et se montrent prêts à travailler sur ces questions. Cette scission est un début, mais elle ne permettra d'avancer que lorsque tous les autres fournisseurs d'accès seront d'accord, car c'est la condition qu'ils posent.

L'État français est largement impuissant face à cette situation, et plus globalement face aux grands acteurs du numérique. Je suis peu optimiste face aux conséquences que pourront avoir les mises en demeure de sites pornographiques prononcées par la justice française.

Quant aux jeunes, j'observe qu'ils se montrent extrêmement lucides et conscients vis-à-vis de ces enjeux. Ils sont également très déçus des quelques rares interventions dont ils ont pu bénéficier durant les heures d'éducation à la vie sexuelle et affective, ou même de certaines interventions en matière de prévention contre les images pornographiques. Les discours culpabilisants du type « tu t'es vu quand t'as bu » ne les atteignent pas, ils ne se sentent pas non plus concernés par les messages de prévention sur les représentations de la sexualité dans le porno.

C'est pourquoi notre action de médiation les amène plutôt à produire leurs propres outils pédagogiques autour des questions de pornographie et de sexualité. Ils ont notamment réalisés des courts métrages et reçu la visite de Jacques Toubon. Mais ce type d'action devrait être mis en place à une plus vaste échelle.

J'ai pris conscience en travaillant avec les jeunes que le problème va bien au-delà des plateformes pornographiques. Mon combat contre les plateformes pornographiques est presque un combat d'hier. Les jeunes ont accès aux images pornographiques par les réseaux sociaux, par Snapchat notamment.

Face à cela, les jeunes ont mis en place leurs propres stratégies d'autodéfense numérique, et ce dès le plus jeune âge. Depuis qu'ils ont 8-9 ans, ils savent repérer les fenêtres pop-up suspectes qui n'hésitent pas à s'inviter sur des sites où l'on joue à la Reine des neiges, les groupes obscurs ou les prédateurs du net qui leur posent de trop nombreuses questions. C'est vers eux qu'il faut se tourner pour trouver des solutions et élaborer des politiques de prévention car ils y sont confrontés depuis qu'ils sont petits.

Je vous disais que les tubes existent depuis quinze ans. Quinze ans, c'est presque la durée d'une génération, une génération « cobaye » qui a grandi avec le porno. Pour cette génération qui est au lycée ou à l'université aujourd'hui, le mal est déjà fait. On peut seulement faire en sorte que les générations suivantes ne subissent pas la même chose.

Cette génération cobaye entre dans la sexualité aujourd'hui en ayant été biberonnée au porno, mais avec, en même temps, une sensibilisation nouvelle aux notions de consentement et de harcèlement, dans la lignée de #MeToo. Ces jeunes sont tiraillés entre deux visions : d'un côté la surexposition aux images porno et de l'autre une « conscientisation » des enjeux de consentement, de harcèlement, de slut shaming, de revenge porn, de racisme, etc. Entre celui qui filme et celui qui est devant la caméra, ils savent vers qui doit se tourner la honte.

Tout cela a forcément un impact sur leur rapport au corps, la façon dont ils se voient, la façon dont ils se rencontrent, leurs pratiques d'épilation, etc.

Certaines études semblent montrer, par exemple, une augmentation des pratiques dites BDSM (bondage, discipline, domination, soumission) qui se pratiquaient autrefois entre adultes consentants et sur la base d'un contrat de consentement. Malheureusement, on banalise certaines pratiques « sans filet », on singe ce que l'on voit à l'écran, y compris des pratiques violentes (étranglements, gifles, etc.).

De manière générale, personne n'échappe à l'imprégnation des codes du porno qui a pénétré dans tout notre environnement médiatique et culturel, dans la publicité notamment, les jeux vidéo, le cinéma, etc. Ainsi même lorsqu'on ne regarde pas de porno, on va, entre 18 et 25 ans, être intégralement épilé parce que c'est la norme.

Cela un impact même sur les adultes. Ce n'est pas parce que l'on connaît la source de notre aliénation que l'on est capable de s'en débarrasser facilement. On peut avoir conscience qu'il y a une volonté de contrôle du corps des femmes mais sans pour autant y succomber, en s'imposant par exemple un régime avant l'été.

Si cela a une influence sur nous adultes, cela en a forcément sur les jeunes au moment où ils entrent dans la sexualité.

Vous avez pointé les difficultés d'application de la loi mais aussi souligné la nécessité d'accompagner les jeunes, deux enjeux qui sont centraux dans nos réflexions.

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