Nous travaillons depuis maintenant plusieurs semaines sur le thème de la pornographie. Nous nous intéressons au fonctionnement et aux pratiques de l'industrie pornographique, aux conditions de tournage, aux représentations des femmes et des sexualités véhiculées ainsi qu'à l'accès, de plus en plus précoce, des mineurs aux contenus pornographiques et ses conséquences, notamment en matière d'éducation à la sexualité.
Nous sommes quatre sénatrices rapporteures pour mener ces travaux : Alexandra Borchio Fontimp, Laurence Cohen, Laurence Rossignol et moi-même.
Pour la bonne information de toutes et tous, je précise que cette réunion fait l'objet d'un enregistrement vidéo, accessible sur le site Internet du Sénat en direct, puis en VOD.
Nous avons le plaisir d'auditionner aujourd'hui, en visioconférence, Ovidie, auteure de plusieurs ouvrages sur la sexualité et sur la pornographie, réalisatrice de documentaires et plus récemment co-auteure d'une série animée diffusée sur le site d'Arte intitulée Libres ! ayant pour vocation d'aider les jeunes à « s'affranchir des diktats sexuels ».
Parmi vos récents travaux, je souhaite mentionner tout particulièrement votre livre, publié en 2018, intitulé À un clic du pire, la protection des mineurs à l'épreuve d'internet, qui traite de la massification des contenus pornographiques en ligne, accessibles gratuitement, sans restriction d'âge et sans contrôle quant à la possible violence des contenus diffusés. Je mentionnerai également votre documentaire, diffusé en 2017, intitulé Pornocratie : les nouvelles multinationales du sexe, qui constitue le résultat d'une enquête de plusieurs années sur l'économie souterraine de la pornographie.
Dans votre livre de 2018, vous estimez qu'en dix ans, « l'humanité a regardé l'équivalent de 1,2 million d'années de vidéos pornographiques » et que, si l'on additionne le nombre de vidéos visionnées sur les principaux sites mondiaux de streaming de vidéos porno, « on atteint le chiffre ahurissant de 350 milliards de vidéos visionnées par an » !
En effet, avec l'avènement de plateformes numériques appelées tubes proposant des dizaines de milliers de vidéos pornographiques en ligne, en un seul clic et gratuitement, la consommation de pornographie est devenue massive : les sites pornographiques affichent en France une audience mensuelle estimée à 19 millions de visiteurs uniques, soit un tiers des internautes français.
En outre, 80 % des jeunes de moins de 18 ans ont déjà vu des contenus pornographiques. Vous indiquez dans votre livre que, depuis la démocratisation du smartphone, l'âge moyen de la découverte des premières images pornographiques est de 9 ans.
Ce visionnage peut être délibéré, par l'accès à des sites pornographiques. Ainsi, selon une enquête Ifop de 2017 portant sur des adolescents de 15 à 17 ans, 63 % des garçons et 37 % des filles de cette classe d'âge ont déjà surfé sur un tel site et 10 % des garçons le font au moins une fois par semaine.
Le visionnage de contenus pornographiques peut également être involontaire ou subi, à l'occasion de recherches Internet, du téléchargement d'un film ou d'un dessin animé, de discussions sur des réseaux sociaux... À 12 ans, près d'un enfant sur trois a déjà été exposé à des images pornographiques.
Outre la question de la protection des mineurs, les graves dérives dans le milieu du porno français, dont la presse s'est récemment fait l'écho, amènent notre délégation à s'interroger sur les conditions dans lesquelles se déroulent les tournages. Nous avons notamment auditionné des associations féministes qui considèrent que ces tournages relèvent de la prostitution filmée et du proxénétisme.
Si nous avons souhaité vous entendre aujourd'hui, c'est pour que vous partagiez avec nous votre expertise et votre connaissance de ce milieu.
Vous pourrez notamment nous éclairer sur :
- les mutations de l'industrie de la pornographie : ses moyens de diffusion et son ultra-accessibilité, son modèle économique, l'évolution des contenus vers des pratiques plus extrêmes et violentes mais aussi la paupérisation du secteur qui touche plus particulièrement les actrices et les acteurs. Avez-vous une estimation du nombre et du poids économique des tournages qui se font encore en France et du nombre de personnes qui exercent dans ce secteur ? Il ressort en effet de nos précédentes auditions qu'aujourd'hui les tournages ont lieu majoritairement dans des pays comme la Hongrie ou la République tchèque, sans aucun encadrement ;
- l'influence de la pornographie sur les pratiques sexuelles, notamment celle des plus jeunes : rapport au corps, construction de l'imaginaire sexuel, diktats sexuels, diffusion de la culture du viol ;
- la question de la protection des mineurs à l'heure de la gratuité et de la massification des contenus pornos accessibles en ligne : pourquoi est-il quasiment impossible aujourd'hui de faire appliquer la loi française qui interdit l'accès des mineurs aux contenus pornographiques en ligne ?
- enfin, les mesures qui permettraient d'encadrer les pratiques à l'oeuvre dans le milieu de la pornographie : mesures sanitaires, droit à l'image, charte de déontologie et respect du consentement, interdiction de pratiques extrêmes et poursuites en cas de pratiques relevant manifestement du droit pénal (viol, incitation à l'inceste, à la haine raciale, à l'homophobie, etc.).
Ovidie, réalisatrice de documentaires et auteure de l'ouvrage À un clic du pire : la protection des mineurs à l'épreuve d'Internet (2018). - J'ajouterai que je suis membre du Comité d'experts « jeune public » de l'Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom).
En collaboration avec la délégation départementale aux droits des femmes, je suis également engagée depuis deux ans - et pour les deux années à venir - dans une action de prévention, sur le thème « sexualités et numérique » au bénéfice des collèges et lycées du département de la Charente. Nous y traitons de l'exposition précoce aux images pornographiques, ainsi que des changements induits par les outils numériques sur notre rapport au corps, en menant des actions de médiation. Le début de ce travail a déjà donné lieu à un documentaire de quatre heures sur l'éducation sexuelle, accessible gratuitement sur le site de France Culture.
Je précise - ce que j'évite généralement de mentionner - que j'ai été moi-même actrice, de 1999 à 2003, à l'époque lointaine de la VHS (video home system), bien avant Internet il y a plus de vingt ans. Je le précise à titre liminaire pour bien faire comprendre que je ne suis pas mue par une quelconque idéologie morale, ni au service d'un lobby conservateur. C'est une expérience que j'ai vécue dans mon corps avec ses hauts et ses bas - car il y a eu à la fois des hauts et des bas.
Depuis la VHS, les modes de diffusion des contenus ont énormément évolué, avec notamment l'arrivée des tubes, que j'ai évoqués dans Pornocratie, de même que leur impact sur les jeunes, leur rapport au corps et leur approche des sexualités.
Je ne saurais vous cacher que j'éprouve une immense lassitude et un immense découragement. Combien de fois ai-je été auditionnée, par des ministres, des commissions, par vous-même, Madame la Présidente, et jusqu'à Madame Brigitte Macron ? Je répète les mêmes propos à la façon d'un disque rayé sans jamais rien voir évoluer.
Ce n'est pas le cas du métier, qui évolue très vite. Acteurs, réalisateurs, le turn over est important, si bien que mes contacts se sont réduits à peau de chagrin, sans compter les intimidations dont j'ai fait l'objet lors de la diffusion de Pornocratie lors de sa sortie il y a cinq ans.
Je me limiterai donc, dans mes propos, à ce que je connais et je continue à suivre de loin, à savoir le sujet des grandes multinationales du sexe, celles qui détiennent les sites les plus puissants au monde, les « YouTube du porno » : Youporn, X-Vidéos, etc.
La réglementation française en matière de diffusion d'images pornographiques est claire : celle-ci est interdite auprès des mineurs par l'article 227-24 du code pénal, sous peine de trois ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. Or, autant cette réglementation empêche un kiosquier de vendre un magazine pornographique à un mineur, autant elle est inopérante avec la consommation actuelle de pornographie qui se fait par le biais de smartphones. Les sites pornographiques proposent des millions de vidéos pornographiques en accès libre et gratuit. Ils figurent d'ailleurs parmi les sites les plus fréquentés au monde, au même titre que Wikipédia ou Twitter.
Parallèlement, l'âge d'acquisition du premier smartphone ne cesse d'avancer : dès le collège, voire le CM1 ou le CM2. Les motivations des parents sont compréhensibles, ils souhaitent rester en contact avec leurs enfants, qui rentrent seuls de l'école ou sont seuls le mercredi, et il ne s'agit pas de blâmer les parents pour cela. C'est une musique que l'on entend : ce serait la faute des parents si les jeunes regardent du porno. Non, c'est la faute des sites pornos si les jeunes regardent du porno.
Il faut se rendre à l'évidence : dans les mois qui suivent l'acquisition d'un smartphone, les jeunes ont accès aux sites pornographiques.
La situation ne date pas d'hier, la plupart de ces sites ayant été créés il y a déjà quinze ans (Youporn est né en août 2006, Pornhub et X-videos en 2007). Cela fait quinze ans que l'on sait qu'ils ne respectent pas la loi française et l'article 227-24 du code pénal. Que rien n'ait été fait pour mettre fin à leur impunité ne laisse pas de m'étonner. Une tentative a bien été menée, l'année dernière, pour renforcer le disclaimer, cette déclaration purement formelle de majorité figurant sur la première page du site. Un dispositif de renforcement du contrôle de l'âge a été imaginé, mais à ce jour il n'a pas été mis en place.
Tout le monde constate la diminution de l'âge du premier accès au porno, dont on commence à voir les effets. Pour autant, il ne se passe rien. J'ai essayé de comprendre pourquoi.
L'un des blocages vient pour moi des fournisseurs d'accès à internet (les FAI). Le focus ne doit pas nécessairement être mis sur les sites pornographiques qui, pour leur part, mènent leur activité tranquillement tant que personne ne les en empêche. Le rôle des fournisseurs d'accès est crucial et ils sont réfractaires. On aurait pu géo-bloquer les sites avec leur aide. On bloque sans difficulté un site sur lequel sont tenus des propos racistes ou illégaux, mais en quinze ans, aucune sanction n'a jamais été prise s'agissant de la pornographie en ligne. Même pas une sanction symbolique, permettant de bloquer quelques jours un site.
Je constate cependant les prémisses d'une évolution depuis cinq ans. Tous les fournisseurs d'accès n'ont plus le même discours, certains ont signé le protocole d'engagement visant à prévenir l'exposition des mineurs à la pornographie et se montrent prêts à travailler sur ces questions. Cette scission est un début, mais elle ne permettra d'avancer que lorsque tous les autres fournisseurs d'accès seront d'accord, car c'est la condition qu'ils posent.
L'État français est largement impuissant face à cette situation, et plus globalement face aux grands acteurs du numérique. Je suis peu optimiste face aux conséquences que pourront avoir les mises en demeure de sites pornographiques prononcées par la justice française.
Quant aux jeunes, j'observe qu'ils se montrent extrêmement lucides et conscients vis-à-vis de ces enjeux. Ils sont également très déçus des quelques rares interventions dont ils ont pu bénéficier durant les heures d'éducation à la vie sexuelle et affective, ou même de certaines interventions en matière de prévention contre les images pornographiques. Les discours culpabilisants du type « tu t'es vu quand t'as bu » ne les atteignent pas, ils ne se sentent pas non plus concernés par les messages de prévention sur les représentations de la sexualité dans le porno.
C'est pourquoi notre action de médiation les amène plutôt à produire leurs propres outils pédagogiques autour des questions de pornographie et de sexualité. Ils ont notamment réalisés des courts métrages et reçu la visite de Jacques Toubon. Mais ce type d'action devrait être mis en place à une plus vaste échelle.
J'ai pris conscience en travaillant avec les jeunes que le problème va bien au-delà des plateformes pornographiques. Mon combat contre les plateformes pornographiques est presque un combat d'hier. Les jeunes ont accès aux images pornographiques par les réseaux sociaux, par Snapchat notamment.
Face à cela, les jeunes ont mis en place leurs propres stratégies d'autodéfense numérique, et ce dès le plus jeune âge. Depuis qu'ils ont 8-9 ans, ils savent repérer les fenêtres pop-up suspectes qui n'hésitent pas à s'inviter sur des sites où l'on joue à la Reine des neiges, les groupes obscurs ou les prédateurs du net qui leur posent de trop nombreuses questions. C'est vers eux qu'il faut se tourner pour trouver des solutions et élaborer des politiques de prévention car ils y sont confrontés depuis qu'ils sont petits.
Je vous disais que les tubes existent depuis quinze ans. Quinze ans, c'est presque la durée d'une génération, une génération « cobaye » qui a grandi avec le porno. Pour cette génération qui est au lycée ou à l'université aujourd'hui, le mal est déjà fait. On peut seulement faire en sorte que les générations suivantes ne subissent pas la même chose.
Cette génération cobaye entre dans la sexualité aujourd'hui en ayant été biberonnée au porno, mais avec, en même temps, une sensibilisation nouvelle aux notions de consentement et de harcèlement, dans la lignée de #MeToo. Ces jeunes sont tiraillés entre deux visions : d'un côté la surexposition aux images porno et de l'autre une « conscientisation » des enjeux de consentement, de harcèlement, de slut shaming, de revenge porn, de racisme, etc. Entre celui qui filme et celui qui est devant la caméra, ils savent vers qui doit se tourner la honte.
Tout cela a forcément un impact sur leur rapport au corps, la façon dont ils se voient, la façon dont ils se rencontrent, leurs pratiques d'épilation, etc.
Certaines études semblent montrer, par exemple, une augmentation des pratiques dites BDSM (bondage, discipline, domination, soumission) qui se pratiquaient autrefois entre adultes consentants et sur la base d'un contrat de consentement. Malheureusement, on banalise certaines pratiques « sans filet », on singe ce que l'on voit à l'écran, y compris des pratiques violentes (étranglements, gifles, etc.).
De manière générale, personne n'échappe à l'imprégnation des codes du porno qui a pénétré dans tout notre environnement médiatique et culturel, dans la publicité notamment, les jeux vidéo, le cinéma, etc. Ainsi même lorsqu'on ne regarde pas de porno, on va, entre 18 et 25 ans, être intégralement épilé parce que c'est la norme.
Cela un impact même sur les adultes. Ce n'est pas parce que l'on connaît la source de notre aliénation que l'on est capable de s'en débarrasser facilement. On peut avoir conscience qu'il y a une volonté de contrôle du corps des femmes mais sans pour autant y succomber, en s'imposant par exemple un régime avant l'été.
Si cela a une influence sur nous adultes, cela en a forcément sur les jeunes au moment où ils entrent dans la sexualité.
Vous avez pointé les difficultés d'application de la loi mais aussi souligné la nécessité d'accompagner les jeunes, deux enjeux qui sont centraux dans nos réflexions.
Les images pornographiques auxquelles les jeunes sont exposés aujourd'hui sont d'une telle violence que c'est une forme d'agression. En outre, les jeunes s'imaginent qu'elles représentent la réalité des rapports sexuels et essayent de reproduire les mêmes choses, avec des rapports de domination, en général des garçons sur les filles.
Comment mener des actions de prévention et développer une éducation réelle à la sexualité, au-delà de l'école, dont l'action est aujourd'hui insuffisante et inadaptée ? Comment remettre les choses en ordre pour qu'il y ait un vrai travail d'éducation et, en particulier, comment développer l'esprit critique des jeunes dans un siècle où les images nous assaillissent de toutes parts ?
S'agissant des grandes multinationales, on arrive parfaitement à sécuriser les opérations bancaires et on a les moyens de verrouiller les cartes de paiement. Quel dispositif de sécurité, selon vous, permettrait de protéger les mineurs ?
Ovidie. - Le luxe de la prévention, c'est bien évidemment le temps.
Lors de mes interventions dans des établissements du département de la Charente - qui n'étaient ni des établissements d'élite ni des établissements populaires, j'ai constaté l'hyper lucidité des adolescents. Pour faire avancer les choses, l'important est d'amener les jeunes à produire leur propre discours et à exprimer leurs propres réactions. Mais, pour cela, il faut du temps.
Lorsqu'une intervention est programmée dans un établissement, c'est en général une « intervention pompiers », c'est-à-dire qu'un problème a déjà eu lieu : une vidéo de revenge porn qui circule, une agression sexuelle... L'établissement fait alors appel au Planning familial ou au Centre d'information des droits des femmes. Ce n'est pas dans un tel contexte, qui n'est pas un contexte apaisé, que l'on peut amener les jeunes à réfléchir à la façon dont ils peuvent décrypter les images.
Les jeunes ne sont pas sensibles aux discours de prévention classiques, assez culpabilisants. En outre, c'est compliqué de leur dire « le porno, ce n'est pas du vrai sexe ». À 13-15 ans, ils ne savent pas ce que c'est du « vrai sexe », y compris s'ils ont déjà eu des expériences. Et si, c'est du « vrai sexe » ce qu'ils voient à l'écran. C'est d'autant plus du « vrai sexe » que les pratiques du porno sont devenues des normes, y compris pour des adultes, qui reproduisent eux-mêmes ce qu'ils ont vu à l'écran.
Pour travailler avec les jeunes, il faut du temps et des établissements qui nous fassent confiance. Une principale de collège m'expliquait qu'entre la sécurité routière et les ateliers de recyclage, il devenait déjà compliqué de s'organiser. On en demande beaucoup à l'école.
Un autre sujet est celui de la peur, pas toujours justifiée, de la réaction des parents. Il reste un traumatisme des ABCD de l'égalité et beaucoup de chefs d'établissements craignent une levée de boucliers. Or les parents sont plutôt demandeurs. D'une part, ils se sentent dépassés face aux nouveaux outils numériques et, d'autre part, ils sont ravis de déléguer ce qui touche à l'intime et demeure un tabou familial.
Il faut donc mettre en place toutes les séances d'éducation à la sexualité qui sont obligatoires mais ne sont souvent pas organisées. Et des interventions de deux heures, c'est très court. Il faudrait beaucoup plus de temps. J'ai eu la chance dans un lycée de suivre un groupe tous les mercredis après-midi, pour des ateliers d'écriture scénaristique. Là, on voit des résultats.
Ce qui revient souvent c'est que les jeunes souhaitent un espace de parole, ils ne veulent pas écouter mais s'exprimer dans un cadre sécurisant.
S'agissant des plateformes, je peux vous rapporter des actions qui ont visé les moyens de paiement il y a quelques mois. En décembre 2020, le New York Times a publié un article intitulé Children of Pornhub au sujet de la cinquantaine de plaintes contre Pornhub émises par des jeunes femmes, la plupart mineures au moment des faits, qui se sont retrouvées contre leur gré sur des sites pornographiques. Ces plaintes sont en cours aux États-Unis. À cette occasion, la piètre qualité de la modération sur ces sites a été mise au grand jour, et le scandale a conduit les sociétés Visa et MasterCard à bloquer toutes les transactions avec la multinationale canadienne Mindgeek qui détient notamment Pornhub et Youporn. En tout état de cause, taper là où ça blesse, c'est-à-dire au porte-monnaie, me semble une stratégie intéressante. En effet, les grandes plateformes pornographiques, qui proposent des contenus majoritairement gratuits, et souvent piratés, peuvent renvoyer vers des contenus payants, notamment des espaces de « live cam » ou des sites de performeurs qui mettent en ligne des vidéos payantes qui impliquent d'utiliser une carte bleue.
Pour autant, le modèle économique principal des plateformes consiste à générer des millions de clics et à vendre de l'espace publicitaire. Sur ces sites, les vidéos sont dans des cases et sur le côté il y a des publicités pour des sites de « live cam » ou des produits aphrodisiaques.
Lorsque l'on regarde les montages des multinationales, qui ont de nombreuses annexes à Chypre, au Panama, en Irlande ou au Luxembourg, on comprend qu'il y a une circulation de l'argent qui est trouble et fait aussi partie de leur modèle économique.
Je suis convaincue que les solutions passeront par un accord au niveau européen et non par des actions individuelles des États. Pour faire face aux mastodontes que sont les sites pornographiques, il faut que les pays européens s'unissent sur ces sujets.
Je comprends votre découragement parce que cela fait des années que nous évoquons ces questions et qu'aucune solution efficace n'a été mise en oeuvre.
Le travail que vous avez mené en Charente a les limites de ses qualités : il exige beaucoup de temps et des intervenants formés sur ce sujet précis. Ce n'est pas parce que l'on sait évoquer la contraception avec les jeunes que l'on saura parler efficacement du thème de la pornographie. Je suis d'autant plus perplexe sur notre capacité collective à déployer ce type de formation que j'ai la conviction, - c'est un peu comme pour les affaires de cyber harcèlement, toutes choses égales par ailleurs -, que ces sujets requièrent une mobilisation au long cours de toute l'équipe éducative. Un one shot ou une « intervention pompier », comme vous dites, ne sont pas à la hauteur des enjeux.
Je m'interroge également sur le fait que nous soyons obligés de déployer des moyens publics pour que ces industries très lucratives puissent continuer à « faire leur business » dans les mêmes conditions, et que ce soit nous qui devions nous protéger, sans pouvoir, à aucun moment, limiter non pas uniquement l'impact mais l'existence en elle-même et la diffusion de ces sites.
Au-delà du consensus sur les mineurs, la dangerosité de l'exposition à des images pornographiques représentant toute la gamme des infractions pénales - à commencer par le racisme et le sexisme - ne s'étend-elle pas aux adultes ?
Nous avons entendu il y a quelques semaines d'anciennes actrices devenues réalisatrices qui demandent une organisation de leur profession. Jusqu'à quel point est-ce à notre société de s'adapter à une industrie de plus en plus violente dans ses pratiques et dans les images qu'elle montre ?
Ovidie. - Je comprends votre préoccupation : est-ce à l'argent public de réparer les dégâts causés par l'industrie pornographique ? Mais nous ne nous demandons pas s'il faut financer les actions de prévention contre la drogue.
Le trafic de drogue est illégal, la création et la diffusion d'images pornographiques ne le sont pas.
Ovidie. - L'accessibilité des contenus pornographiques auprès des mineurs est également illégale. Au-delà d'un modèle économique obscur, ces sites ne jouent pas le jeu de la légalité et sont responsables de la consommation de pornographie par les mineurs.
Un grand nombre de professionnels ou anciens professionnels du milieu pornographiques sont en guerre contre les plateformes, et pas uniquement parce qu'elles mettent à mal leur activité. Ces plateformes ne sont d'ailleurs pas détenues par des professionnels de l'industrie pornographique mais par des spécialistes de la circulation de l'argent. Des acteurs et anciens acteurs s'opposent à ce que les images pornographiques soient accessibles sans aucune régulation auprès d'un public mineur.
Pour ma part, je suis règlementariste et je ne crois pas à l'interdiction pure et dure, notamment car j'ai vu l'industrie évoluer ces vingt-cinq dernières années. Le fait de ne plus avoir de garde-fous a été la porte ouverte à la violence.
Dans les années 1990, deux millions de personnes étaient derrière leur petit écran le samedi soir pour regarder le film porno sur Canal+. Il y avait alors des règles : système de double cryptage, diffusion après minuit, préservatif obligatoire, interdiction de la violence, des gifles et des claques, pas de mise en scène de rapports tarifés ou de viols, etc. Ces films n'étaient sans doute pas très glorieux mais il y avait en tout cas des règles.
Tout est parti à vau-l'eau à partir du moment où les producteurs de contenu n'ont plus eu l'obligation de se plier à toutes ces règles.
Un exemple : pendant très longtemps, les Français ont été les seuls à avoir l'obligation de tourner avec des préservatifs. Les Allemands, les Italiens, les Américains, les Hongrois tournaient et tournent toujours sans préservatif. Les Français n'étaient pas plus conscientisés que les autres sur les questions d'IST. Mais Canal+ imposait le port du préservatif pour sa diffusion et Canal+ étant l'un des principaux diffuseurs à l'époque, tout le monde se pliait à cette règle.
Les nouveaux modes de diffusion, sans règles, conduisent les producteurs à constamment repousser toutes les limites : gifle, viol, strangulation, tout est désormais possible.
C'est pour cela que je suis pour une forme de réglementation. Ce sera toujours mieux que d'interdire une activité qui va de toute façon continuer à exister, en particulier dans les pays comme la Hongrie ou la République tchèque. Si un État interdit les tournages, ceux-ci se déplaceront, comme cela s'est passé aux États-Unis. Nous continuerons à avoir accès à des contenus peu ou pas tolérables, que nous n'arriverons pas à bloquer car les fournisseurs d'accès en France ne voudront pas le faire et les contenus seront référencés par Google. Il y a effectivement un souci non seulement avec les fournisseurs d'accès mais aussi avec le référencement Google.
En effet, nous ne sommes pas si loin d'une époque où la diffusion des films pornographiques se faisait par deux types de moyens, les salles de cinéma porno ou le film porno du samedi soir sur Canal+, avec les règles que vous venez d'indiquer, qui effectivement limitaient les excès et les dérives du porno. Ce n'est pas que les règles ont été abandonnées, d'ailleurs, c'est juste qu'on ne sait pas comment les appliquer avec des modes de diffusion qui nous échappent. Existe-t-il encore un espace pour faire appliquer ces règles ?
Ovidie. - En réalité, ces sites respectent certaines règles : ce sont celles de la loi américaine, notamment la loi dite DMCA (Digital Millennium Copyright Act) de 1998, promulguée sous l'administration du Président Clinton. D'ailleurs, ils ne se privent pas de le rappeler lorsque l'on essaye de les mettre en difficulté. La multiplicité de réglementation et de lois en Europe nous affaiblit considérablement et il est fondamental d'accorder nos violons à cette échelle.
Je ne pense pas qu'il faille taper sur les petits. Interdire les tournages en France serait un non-sens et ouvrirait la porte à la clandestinité et au pire. À la rigueur il vaut mieux qu'ils aient lieu en France, sous contrôle.
Merci de nous avoir éclairés sur la pornographie en 2022, qui n'a plus grand-chose à voir avec nos représentations d'il y a quelques années seulement.
Les sites et plateformes en ligne ont toute leur responsabilité dans la protection des mineurs face aux contenus pornographiques. On ne peut manquer de s'interroger sur la facilité avec laquelle on supprime certains comptes sur les réseaux sociaux, y compris de personnalités en vue. La logique voudrait qu'il en soit de même s'agissant de comptes ou de sites diffusant des images violentes, racistes, pédocriminelles ou autres. Qu'est-ce qui empêche la création d'algorithme de détection de ces images ?
Une difficulté réside bien sûr dans la puissance économique des sites pornographiques, plus largement des sites et plateformes qui peuvent relayer ces contenus et ne jouent pas toujours le jeu de la légalité.
Vos propos concernant l'éducation à la sexualité et la juste approche envers les jeunes ont retenu toute notre attention. Ils rejoignent, d'ailleurs, ceux de la procureure Champrenault, qui avait été missionnée par le Gouvernement pour travailler sur le sujet de la prostitution des mineurs. L'approche moralisatrice n'est définitivement pas la bonne !
Quoi qu'il en soit, vous pouvez compter sur la pleine mobilisation de la délégation aux droits des femmes pour étudier toutes les pistes et faire des propositions concrètes, notamment, comme vous le préconisez, à l'échelle de l'Union européenne.