Intervention de Joël Barre

Commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées — Réunion du 4 mai 2022 à 9h30
Audition de M. Joël Barre délégué général pour l'armement

Joël Barre, délégué général pour l'armement :

S'agissant tout d'abord de la crise en Ukraine, nous contribuons, par l'intermédiaire de nos armées, à des cessions de matériels dont certains font l'objet de commandes. Ainsi, dès le mois de mars, nous avons commandé des systèmes optroniques, notamment des jumelles de détection nocturne, auprès de Thales et de Safran. Ces matériels ont été livrés fin mars ou début avril. Nous contribuons également à la livraison, annoncée par le Président de la République, de canons CAESAR qu'il a fallu adapter pour les rendre compatibles des systèmes de commandement ukrainiens, par le biais d'un contrat passé avec Nexter.

Nous participons aussi au déploiement des matériels nécessaires au groupement tactique interarmés (GTIA) mis en oeuvre en Roumanie.

Il nous faut par ailleurs répondre à ce que nous appelons des « urgences opérations », afin de doter nos armées des capacités dont elles ont besoin pour faire face au conflit en Ukraine. Le système « adaptation réactive pour la lutte anti-drones » (Arlad) en fait partie. L'enjeu est de doter les véhicules de l'avant blindés (VAB) d'un radar de détection anti-drones et d'un effecteur capable de détruire les drones - une mitrailleuse de 12,7 millimètres - qu'il est prévu de doter également d'une capacité de lancement de grenades.

Nous avons aussi procédé au profit de nos forces à des actions d'accélération dans le domaine du renseignement, en particulier concernant le déploiement des avions légers de surveillance et de renseignement (ALSR). Les deux premiers avions ont fait l'objet d'une mise en service opérationnelle en mars dernier. Nous avons aussi accéléré la recette en vol de la capacité de renseignement électromagnétique spatiale (Ceres), lancée fin 2021, en cours de première utilisation. Nos services de renseignement ont pu déjà profiter des premières capacités de ces satellites.

Nous avons en outre renforcé notre capacité d'expertise. Les modes d'emploi des matériels doivent en effet être adaptés et élargis au fur et à mesure de leur utilisation, à l'aune d'avis techniques fournis aux armées. Un processus dit d'urgence technique a été créé en ce but, qui a déjà concerné notamment des obus, ainsi que les domaines d'emport des missiles Meteor et des missiles d'interception, de combat et d'autodéfense (MICA).

Nous avons également pris en compte la nécessité de renforcer la surveillance de notre base industrielle et technologique de défense (BITD), dans la ligne de ce que nous avions mis en place au cours de la crise du covid-19.

J'en viens à présent aux enjeux capacitaires relatifs aux conflits de haute intensité.

À mi-parcours, le bilan de la mise en oeuvre de la LPM 2019-2025 apparaît comme relativement satisfaisant s'agissant de la livraison aux armées de matériels de modernisation et du renforcement de leurs capacités. La mise en oeuvre du programme Scorpion, concrétisée par la mise en service de Griffons dans le cadre de l'opération Barkhane, en témoigne. La livraison des premiers Jaguar et des premiers Serval est également intervenue. Leur évaluation technico-opérationnelle par l'armée de terre est en cours, l'objectif étant de les exploiter dès 2023.

S'agissant de notre armée de l'air et de l'espace, nous avons déployé le standard F3-R du Rafale, qui peut emporter les nouveaux missiles air-air à longue portée Meteor, particulièrement performants lorsqu'associés à un radar à antenne active.

Dans le domaine naval, le sous-marin nucléaire d'attaque (SNA) Suffren, issu du programme Barracuda, dispose d'une capacité de lancement de missiles de croisière navals (MDCN).

Dans le domaine des avions de transport, nous avons également démontré l'efficacité de l'A400 M et du Multi Role Tanker Transport (MRTT) dans le cadre de l'évacuation de Kaboul en août 2021. Nous avons renouvelé nos capacités satellitaires en orbite au moyen du lancement des deux premiers satellites à composante spatiale optique (CSO), pour ce qui concerne l'observation et l'imagerie, et du lancement du premier satellite de nouvelle génération des télécommunications, Syracuse 4A. Les satellites Ceres ont aussi été lancés dans le cadre de leur première utilisation sur le front de l'est.

Sur le plan de la dissuasion, cinq essais ont été réalisés depuis 2017, portant à la fois sur notre composante nucléaire océanique et sur notre composante nucléaire aéroportée, qui se sont tous traduits par des succès, démontrant ainsi la crédibilité de notre force.

Enfin, nous avons élargi notre activité dans l'ensemble des champs de conflictualité : l'espace, la cyberdéfense, la cybersécurité, et le champ informationnel. Nous venons en outre de lancer une opération de capacité exploratoire de maîtrise des fonds marins.

Il reste deux points de difficulté sur lesquels il faut continuer à progresser, à la lumière des perspectives de conflits de haute intensité. Il s'agit du maintien en condition opérationnelle de nos équipements, de la performance des disponibilités, en particulier pour les aéronefs, et de la mise à niveau des stocks de munitions et de rechanges.

Au total, 1 150 aéronefs sont en service dans nos armées, de 41 types. Il conviendra de simplifier le nombre de types d'aéronefs utilisés, dans la ligne du déploiement de l'hélicoptère interarmées léger (HIL) Guépard. Cependant, depuis 2018, nous avons gagné cinq à dix points de disponibilité sur l'ensemble des matériels aéronautiques, notamment sur les Rafale, - sur lesquels nous atteignons une disponibilité de 60 % -, les A400 M, - disponibles à 40 %, via une augmentation du nombre d'heures de vol annuelles de 400 à 620 heures - et les Tigre - par l'ajout de dix appareils disponibles supplémentaires entre 2019 et 2022, soit une disponibilité de 35 %.

Ce n'est pas suffisant. Je rappelle néanmoins que nous avons lancé l'exercice de renforcement du maintien en condition opérationnelle de nos aéronefs via la mise en oeuvre de la verticalisation des marchés de soutien en 2018. Les armées ont remis à plat quant à elle leurs organisations et leurs moyens en matière de soutien opérationnel en 2019 et 2020.

Ces efforts sont toutefois pénalisés par les chantiers capacitaires induits par les améliorations successives apportées à nos avions et à nos hélicoptères. Le standard F5 du Rafale devrait également être en préparation à partir de 2023.

J'en viens ensuite à la question des stocks de munitions. La LPM prévoit une allocation de 7 milliards d'euros pour la régénération des munitions. Cet effort a été accéléré lors de l'actualisation de 2021, au moyen de la programmation de 110 millions d'euros supplémentaires. Plusieurs catégories de munitions ont été complétées de nouveau, en particulier dans le domaine de l'armement air-sol et des obus de 155 millimètres. Nous avons également sécurisé un certain nombre de filières de production de bombes et de corps de bombes. Les programmes de rénovation à mi-vie des munitions complexes de type missile comme le système de croisière conventionnel autonome à longue portée (SCALP), l'Aster ou le MICA sont par ailleurs en cours. S'y ajoute le développement des missiles de nouvelle génération que sont le missile d'interception de combat et d'autodéfense de nouvelle génération (MICA-NG) ou l'Aster 30 Block 1 « nouvelle technologie » (B1NT). De plus, des stocks de nouveaux missiles comme le MDCN et le missile moyenne portée (MMP) sont en cours de constitution.

Ces différentes actions permettent une remontée en puissance progressive de nos stocks de munitions, qui s'apprécie à l'aune de nos besoins. Il apparaît nécessaire d'accélérer ce processus. Un comité directeur du domaine capacitaire des munitions s'est tenu le 7 avril dernier avec nos armées, à l'occasion duquel plusieurs actions ont été décidées.

Nous avions reconnu en 2017 que les rechanges avaient constitué le parent pauvre des arbitrages budgétaires intervenus dans le cadre des lois de programmation militaire antérieures. Ceci a rendu la disponibilité de ces rechanges insuffisante et trop incertaine. Cette situation est en cours de révision.

Nous devons également veiller à nos capacités industrielles. Il faut qu'elles puissent réaliser ces munitions, ces rechanges et monter en cadence lorsque cela est nécessaire en particulier en cas de crise. Nous avons donc besoin d'une BITD robuste. Je rappelle qu'elle repose sur un modèle économique doté de trois piliers. Le premier est la commande publique, largement à la hausse du fait de la mise en oeuvre de la LPM 2019-2025. Ainsi, les crédits de paiement annuels du programme 146 s'élèvent à environ 15 milliards d'euros, contre 10 milliards d'euros en 2017, soit une hausse de 50 % en cinq ans. Le deuxième pilier est l'exportation. À ce titre, les succès remportés par le Rafale et les frégates de défense et d'intervention (FDI) sont à saluer. Le montant de commandes devrait s'élever à plus de 60 milliards d'euros sur 2017-2022, soit une moyenne annuelle de plus de 10 milliards d'euros. Enfin, le troisième pilier de la BITD est sa nature duale. Elle doit avoir une activité civile partout où cela est possible, pour garantir la durabilité de son activité.

Nous menons trois types d'action à l'égard de notre BITD. Nous continuons tout d'abord à surveiller la santé financière de nos industries, en particulier pour les chaînes d'approvisionnement des petites et moyennes entreprises (PME) sous-traitantes de grands maîtres d'oeuvre. Nous devons améliorer la sécurisation de nos approvisionnements en matières critiques - composants, matières premières. Nous devons surveiller aussi le contexte normatif. Nous voyons en effet se propager un certain nombre de règles environnementales, sociales et de gouvernance (ESG) qui ont tendance parfois à ostraciser l'industrie de défense. Des rapports d'organismes rattachés à l'Union européenne proposaient ainsi d'exclure de la labellisation ESG toute entreprise qui aurait un chiffre d'affaires supérieur à 5 % dans le domaine de la défense, ce qui est évidemment inacceptable à nos yeux. La vigilance est de mise sur ce point, en espérant que ces exercices de taxonomie qui se déroulent à Bruxelles ne conduisent pas à des conclusions trop négatives pour notre industrie.

Nous y veillons aussi en sensibilisant nos banques, qui se trouvent en première ligne du financement de notre industrie de défense et qui sont également soumises à des pressions, notamment d'organisations non gouvernementales (ONG), concernant ces labellisations environnementales.

En mars dernier, dans le cadre du conflit ukrainien, nous avons engagé avec nos industriels un exercice d'identification des capacités d'accélération de production industrielle. Il s'agissait de voir avec Safran, Thales, Nexter, ou encore MBDA comment nous pourrions préparer une éventuelle montée en cadence de nos capacités de production, et d'identifier les éventuels goulets d'étranglement susceptibles de se trouver dans les chaînes d'approvisionnement ainsi que les dépendances à des fournitures étrangères susceptibles de poser des problèmes critiques en cas de crise. Nous étudions les possibilités de constituer des stocks de composants à longs délais d'approvisionnement. En moyenne, la moitié du cycle de production de nos commandes correspond à de l'approvisionnement long, ce qui est très significatif.

Constituer ainsi un stock de composants à longs délais d'approvisionnement ne représente pas, à proprement parler, un surcoût, mais une avance de trésorerie qu'il importe d'assumer financièrement. Cela nécessite donc une étude précise.

Nous réfléchissons également aux moyens d'augmenter nos capacités de production, sachant qu'une telle augmentation représente un investissement significatif pour les industriels, et générera ensuite des besoins d'entretien des nouvelles lignes de production.

Nous avons aussi à étudier la possibilité d'accélérer nos développements, à condition de réduire le cadre normatif, s'agissant notamment de la certification de nos matériels - singulièrement les drones. Il faut travailler également sur la désensibilisation de nos liens à des fournisseurs étrangers. Certains approvisionnements sont en effet critiques, notamment pour les intrants transverses que sont les composants électroniques. Ce dernier problème est d'ailleurs général, toute notre industrie se heurtant aux difficultés d'approvisionnement en semi-conducteurs.

Nous rencontrons par ailleurs depuis quelques semaines, s'agissant des composants électroniques, des difficultés avec nos partenaires américains dont les industriels ont reçu pour consigne d'accorder la priorité aux besoins des matériels américains. Cela concerne par exemple l'industriel Microchip, fournisseur de Thales pour l'électronique aéroportée. Un accord de coopération réciproque, consistant à s'accorder des droits de priorité réciproques sur nos chaînes de production, est en cours de discussion avec eux et devrait permettre de dialoguer sur ce type de difficultés de manière plus globale.

Des difficultés se présentent également dans le domaine des matériaux, notamment pour le titane. Nous suivons de près les initiatives qui pourraient être prises dans ce domaine, ce sujet débordant largement le cadre des utilisations de défense. Une mission a été confiée à Philippe Varin, qui a donné lieu à la publication d'un rapport sur les suites duquel Bercy travaille actuellement, dans lequel il préconisait notamment de créer un stock stratégique d'État sur certains métaux rares et stratégiques. Nous sommes favorables à cette idée, de même que nos industriels, notamment Dassault, Naval Group, Airbus et Safran.

Je terminerai enfin en évoquant les coopérations. Lors du sommet de Versailles des 10 et 11 mars, le Conseil européen a invité la Commission européenne, en liaison avec l'Agence européenne de défense (AED), à analyser les déficits capacitaires existants au sein de l'Union européenne et à proposer des actions pour renforcer la base industrielle et technologique communautaire. Ce travail, auquel nous contribuons, est en cours. Une réunion est prévue le 6 mai à Bruxelles sur ce sujet.

Trois axes nous paraissent essentiels à prendre en compte. Tout d'abord, l'idée est, à très court terme, de mettre en place des outils et des moyens permettant aux États de l'Union européenne de renforcer leurs capacités, en privilégiant les armements européens. L'enjeu est ensuite, à court terme, de développer l'acquisition en commun d'armements européens, dans la suite du programme européen de développement industriel dans le domaine de la défense (Pedid) et du fonds européen de défense (FED). Enfin, à moyen terme, nous pensons que l'Europe doit se doter de dispositifs financiers - incitations, facilités - visant à permettre l'achat en commun de capacités et leur mise en service. Parmi les facilités que nous pourrions imaginer, le fait que la banque européenne d'investissement (BEI) soit exclue, par ses statuts, des financements de défense, mérite d'être questionné.

Nous essaierons également de promouvoir l'Organisation conjointe de coopération en matière d'armement (Occar) - il s'agit d'une agence intergouvernementale et non communautaire -, car elle est capable d'effectuer des acquisitions de programmes d'armement.

S'agissant de la coopération avec l'Allemagne, la situation du SCAF est toujours bloquée en raison de différences de vues entre Airbus et Dassault sur le pilier 1 du projet, concernant l'avion de combat. Sur ce point, je défends la position suivante : il existe un accord entre les deux industriels concernant la phase 1B - qui devait être engagée en 2021 et que nous pouvons espérer engager d'ici fin 2022 si nous parvenons à conclure les discussions -, portant sur la période 2022-2025. Il faut qu'Airbus signe le contrat que Dassault lui a proposé sur ce point. La France, l'Allemagne et l'Espagne doivent de leur côté souligner qu'un processus d'engagement de la suite du programme a été prévu dans leur accord de coopération signé le 30 août 2021. Je propose donc que les trois États rédigent une déclaration d'intention indiquant qu'ils saluent la signature des contrats de la phase 1B, et qu'ils appliqueront les dispositions de passage de la phase 1B à la suite - dispositions qui sont prévues dans l'accord de coopération. J'ai fait une proposition à mes homologues en ce sens et j'attends leur retour dans les jours à venir.

J'ai rendez-vous avec mon homologue allemand le 10 mai prochain. Un entretien doit également avoir lieu à la même période entre le Président de la République et le chancelier Olaf Scholz. Espérons que nous arriverons à sortir de ce point de blocage.

Je suis d'accord avec vous, monsieur le Président, pour dire que nous devons être fermes à l'égard de la partie allemande concernant les engagements qui ont déjà été pris - en particulier l'organisation industrielle prévoyant une responsabilité claire par pilier. Il faut un maître d'oeuvre et un architecte pour l'avion. Le meilleur du domaine doit être en l'occurrence désigné, soit Dassault France et non Airbus Allemagne. Enfin il faut que l'équilibre entre les deux pays soit apprécié à l'aune de l'ensemble des programmes en coopération.

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