Intervention de Pierre Cannet

Délégation sénatoriale à la prospective — Réunion du 25 mai 2022 à 11h00
Audition de M. Pierre Cannet directeur du plaidoyer et des campagnes de wwf france sur le « jour du dépassement »

Pierre Cannet, directeur du plaidoyer et des campagnes de WWF France :

Au nom de WWF France, Fonds mondial pour la nature, je vous remercie de l'intérêt que vous portez à nos travaux, en particulier à notre dernière étude, publiée le 5 mai dernier, à l'occasion du jour du dépassement de la France.

Cette étude était pour nous l'occasion d'apporter un peu d'espoir et de perspectives, dans un contexte marqué par la réélection du président de la République Emmanuel Macron et par la thématique de la planification écologique.

Chaque année, l'annonce de cette date, qui ne cesse de s'avancer malgré la récente respiration liée aux confinements et à la crise du covid, constitue une alerte : elle signifie que nous avons surconsommé les ressources disponibles sur Terre que la nature peut renouveler en un an. Mais elle est souvent suivie d'une forme de fatalisme.

Cette fois, nous avons réfléchi à la manière dont l'ensemble des décisions qui peuvent être prises contribueront véritablement à faire reculer le jour du dépassement. Il s'agit de profiter des cinq prochaines années pour aller plus loin dans la transition écologique en jouant sur tous les curseurs de cet indicateur.

J'en viens au calcul du jour du dépassement, qui est un concept pédagogique très simple à comprendre, mais en réalité assez complexe à établir. Chaque année, l'organisation Global Footprint Network, partenaire de WWF, intègre et met à jour un registre de 15 000 points de données, pays par pays. Elle s'appuie sur les données disponibles et mises à jour par le système des Nations Unies - statistiques du département des affaires économiques et sociales, de l'Agence internationale de l'énergie, de l'Organisation mondiale pour l'agriculture (FAO) - mais aussi sur les données commerciales ou les sur données nationales d'émission de gaz à effet de serre.

Une modélisation de l'ensemble de ces données aboutit à un résultat, le jour du dépassement, qui peut aussi s'exprimer en équivalent planète. Ainsi, si l'humanité consommait comme le fait la France, elle consommerait des ressources naturelles équivalentes à celles de 2,9 planètes Terre.

Le concept de jour du dépassement vise à rapporter notre empreinte écologique, c'est-à-dire ce que nous prélevons chaque année à la nature, à ce qu'on appelle la biocapacité, c'est-à-dire ce que la nature peut nous offrir et renouveler en termes de ressources et de services sur la même période.

Six catégories d'empreinte sont ainsi analysées et mises à jour par Global Footprint Network : l'agriculture, les prairies, les forêts, la pêche, l'artificialisation des sols et le carbone. Par exemple, pour la catégorie carbone, il s'agit de s'interroger sur la capacité de la nature à absorber chaque année, en mer et sur terre, nos émissions de gaz à effet de serre. En matière de pêche, la biocapacité peut désigner le renouvellement des stocks de poissons que nous puisons.

Il ressort de l'agrégation de l'ensemble de ces catégories que la capacité de la nature à faire face à notre empreinte écologique s'épuise, en France, à la date du 5 mai. Nous ne connaîtrons la date mondiale qu'en juin prochain.

Concernant la méthode, WWF a travaillé avec Global Footprint Network dès l'automne dernier, tout en récoltant, pour la France, de nombreuses données actualisées supplémentaires. Ainsi, nous avons ajouté aux modèles du Global Footprint Network des données françaises en matière de déplacement - nombre de kilomètres parcourus, consommation de carburant - ou encore des données commerciales.

À la différence des années précédentes et dans un contexte d'élection présidentielle, nous nous sommes projetés, cette fois, vers l'horizon 2027. Nous voulions montrer ce que pourrait être le jour de dépassement à l'issue du nouveau quinquennat et quels étaient les leviers principaux à actionner pour le faire reculer.

Une rapide rétrospective montre que, dans les années 1960, le jour du dépassement se situait plutôt en septembre. Une forte dégradation s'est produite dans les années 1970 - il se positionne alors en juin - avant que les effets du choc pétrolier ne fassent reculer légèrement cette date. À partir de 1981, le jour du dépassement est arrivé de plus en plus tôt dans l'année, passant du 6 juin en 1981 au 24 avril en 2007. La crise financière, économique et sociale qui a découlé de la crise des subprimes a ensuite permis un recul au 30 avril, puis au 5 mai. Enfin, on constate que le quinquennat écoulé, marqué à la fois par un retour de la croissance et par la crise du covid a connu une stagnation du jour du dépassement, autour de début mai.

En résumé, depuis 1974, aucun président de la République n'a réussi, au cours de son mandat, à faire reculer volontairement le jour du dépassement de manière significative. Lorsque cette date a reculé, ce fut en raison de crises ou d'aléas économiques.

La notion d'empreinte écologique globale est trop souvent oubliée par nos politiques publiques. Les objectifs fixés se limitent en général à réduire les émissions de gaz à effet de serre à l'échelle d'un territoire. Cela se traduit par une externalisation de la production et, par exemple, du point de vue agricole, par une importation de matières premières de l'étranger qui pose par ailleurs la question de l'autonomie alimentaire.

C'est pourquoi nous appelons aujourd'hui à repenser nos politiques publiques en tenant compte de cette empreinte écologique. Dans cette optique, nous avons élaboré trois scénarios à horizon 2027.

Le premier scénario, celui du « laisser-aller », confirmerait les tendances déjà observées lors du quinquennat écoulé.

Le deuxième, celui des « engagements déjà pris », tient compte des objectifs affichés par la France, en y intégrant les mesures concrètes qui permettraient d'atteindre ces objectifs. Ces mesures sont contenues notamment dans la programmation pluriannuelle de l'énergie, la stratégie nationale bas-carbone, la loi Égalim (loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous), la loi d'orientation des mobilités, la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire ou encore dans la récente loi climat et résilience. À titre d'exemple, nous n'avons pas intégré dans ce scénario l'objectif fixé par la loi climat et résilience visant à réduire de moitié, à horizon 2030, l'artificialisation des sols en France. En effet, les mesures prises et mises en oeuvre jusqu'à présent ne permettront pas, selon nous, d'atteindre cet objectif.

Enfin, le troisième scénario a été baptisé « planification écologique ». Sur la base d'objectifs renouvelés et de mesures proposées notamment par WWF, des efforts supplémentaires en matière d'énergies renouvelables, de rénovation énergétique, d'évolution des régimes alimentaires, de lutte contre l'artificialisation des sols ou encore de réduction des déplacements « inutiles » et polluants permettraient à la France de faire reculer le jour du dépassement du 5 au 30 mai en 2027, soit un recul de vingt-cinq jours en cinq ans qui n'a jamais été observé ces dernières années. En comparaison, le deuxième scénario, fondé sur les politiques publiques actuellement engagées, donnerait lieu à un recul beaucoup plus timide, de trois jours seulement, du 5 au 8 mai.

Ces conclusions témoignent, en lien avec le dernier rapport du Haut Conseil pour le climat et à l'heure où l'Union européenne rehausse ses engagements de réduction d'émissions de gaz à effet de serre, de l'ampleur du défi à relever dans les cinq prochaines années.

Au-delà d'une simple date, nous avons aussi souhaité nous projeter sur les conséquences de nos propositions - au nombre de 60 à 70 environ - sur la santé, l'emploi et la biodiversité dans la France de 2027. Il en ressort que 1,2 million d'emplois pourraient être soutenus dans l'ensemble des secteurs de la planification ou de la transition écologique, qu'il s'agisse par exemple de la rénovation énergétique, du vélo ou de l'agroécologie.

La baisse de 20 % de la consommation de protéines animales que nous préconisons d'ici à 2027 représente un levier important. Elle doit s'appuyer sur une offre renforcée en protéines végétales et donc sur des régimes alimentaires diversifiés. Il conviendrait également, dans cette transition agroécologique, de faire évoluer la labellisation haute valeur environnementale (HVE), qui n'offre pas assez de garanties du point de vue social et environnemental.

En matière de rénovation énergétique, nous avons chiffré à 700 000 le nombre de rénovations globales annuelles à atteindre. Cela permettrait de gagner quinze jours sur les vingt-cinq, liés au domaine des émissions de gaz à effet de serre. En 2021, 700 000 rénovations auraient été effectuées selon les pouvoirs publics. En réalité, une part très faible de ces rénovations concerne des bâtiments bas-carbone. Elles sont souvent isolées ou étalées dans le temps et ce « bricolage » ne permet pas de réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre. Nous pensons, en outre, que les effets des mesures de soutien à la rénovation mériteraient d'être mieux évalués.

En ce qui concerne la décarbonation du parc automobile, nous préconisons de porter la part des véhicules électriques à près de 20 % en 2027, ce qui constituerait une avancée majeure par rapport à aujourd'hui. La modélisation intègre bien sûr également d'autres objectifs en termes de parts modales, de développement du vélo, de transports en commun ou du ferroviaire.

Enfin, d'autres objectifs dépassent l'empreinte écologique. Nous avons souhaité les intégrer au modèle afin d'obtenir des bénéfices en matière de biodiversité. Je pense, par exemple, à l'objectif d'atteindre 25 % de terres agricoles cultivées en biologique d'ici à 2027, soit un doublement par rapport à la surface utile actuelle.

J'aimerais vous parler à présent des espèces animales. Vous connaissez peut-être WWF au travers des espèces emblématiques que sont le panda, l'éléphant ou le tigre, que nous tâchons de protéger à travers le monde. Puisque l'indicateur « jour du dépassement » n'intégrait pas directement ces espèces, nous avons sélectionné, dans chacune des catégories d'empreinte, des espèces « parapluie » ou « sentinelles ». Elles nous fournissent des indications sur la qualité des politiques déployées pour réduire l'empreinte écologique et protéger la biodiversité. Les espèces « parapluie » sont des espèces dont le retrait aurait, comme dans un jeu de dominos, un effet sur l'ensemble de leur écosystème. Les espèces « sentinelles » nous alertent en quelque sorte sur l'état de santé d'un habitat : si cette espèce va mal, c'est que l'écosystème dont elle dépend ne va pas bien non plus.

Ainsi, pour la catégorie dérèglement climatique, nous avons choisi en France de suivre l'évolution des coraux et du hêtre. Pour l'agriculture, notre choix s'est porté sur les hirondelles rustiques, qui témoignent de l'impact des pesticides sur les insectes, et les abeilles, également très touchées par l'agriculture intensive. Les autres espèces témoins sont le lynx boréal, pour la fragmentation des habitats, la grenouille verte, pour l'assèchement des zones humides et l'artificialisation des sols, enfin, le thon rouge, une espèce qui souffre de la surexploitation des stocks de poissons.

J'en viens rapidement aux grands gagnants d'une planification réussie. J'évoquais les 1,2 million d'emplois qui pourraient être soutenus en 2027, dans des secteurs comme l'agriculture, les énergies renouvelables, le vélo ou les transports ferrés collectifs. L'écrasante majorité d'entre eux - 80 % - seraient situés en dehors de l'Île-de-France, avec des impacts sur le monde rural. Si l'on compare au scénario du « laisser-aller », ce sont près de 500 000 emplois supplémentaires qui pourraient être soutenus grâce au scénario de la « planification écologique » et deux fois plus d'emplois qu'aujourd'hui dans les différents secteurs de la transition écologique.

En conclusion, il nous paraît important d'engager ce quinquennat avec une approche différente. C'est pourquoi nous formulons ici cinq demandes.

La première serait l'instauration d'un « passe climatique et biodiversité », qui serait appliqué non pas aux Françaises et aux Français, mais aux décisions publiques. Il s'agirait d'une forme de filtre ex ante et ex post, qui permettrait de suivre les décisions dans toutes leurs étapes, par exemple, un projet de loi, à l'Assemblée nationale puis au Sénat. Ainsi, les décideurs seraient informés de l'alignement des propositions examinées avec les objectifs climatiques et de biodiversité. Mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai le sentiment que vous ne disposez pas nécessairement des éléments suffisants pour évaluer l'impact de vos décisions en la matière - le Haut Conseil pour le climat avait d'ailleurs évalué à 3 % les articles de loi passés à la moulinette du climat et des objectifs climatiques nationaux.

Dans cette logique, le Haut Conseil pour le climat pourrait monter en compétence ou créer une autorité chargée d'évaluer l'ensemble des décisions. Nous disposons désormais à Matignon d'un secrétariat général à la planification écologique, qui pourrait certes effectuer ce travail de l'intérieur. Toutefois, dans le contexte actuel de défiance et de demande de transparence de la part des citoyens à l'égard des décisions, il nous semble important que cette évaluation se fasse également par une autorité indépendante.

Deuxièmement, pour y voir plus clair sur la question des moyens, nous souhaiterions l'adoption d'une loi de programmation pluriannuelle des financements. Dans le cadre de notre étude, nous nous sommes en effet beaucoup appuyés sur le travail de l'Institute for Climate Economics (I4CE), pour y intégrer les investissements nécessaires en matière de mobilité agricole, de rénovation énergétique ou d'énergies renouvelables.

Troisièmement, pour protéger la biodiversité, il est urgent de réviser le plan stratégique national, qui a été critiqué par la Commission européenne, et de l'aligner sur les objectifs climatiques et de biodiversité du Green Deal européen. Il faut également revoir la labellisation HVE afin d'apporter des garanties aux agriculteurs dans cette transition agroécologique.

Quatrièmement, il convient de rouvrir la discussion autour de la stratégie nationale biodiversité. Le projet qui a circulé ces dernières semaines a été jugé insuffisant, en termes d'objectifs et de moyens, par les organisations non gouvernementales, dont WWF. Il faut également se doter d'indicateurs visant à nous assurer que notre modèle ne détruit pas la nature. Notre santé, mais aussi l'avenir de l'agriculture, en dépend.

Enfin, cinquième et dernière requête, nous souhaitons que la prochaine loi de programmation énergie-climat soit renforcée et qu'elle intègre les nouveaux objectifs européens. À l'heure où l'on parle de réindustrialisation et de circuits courts, il s'agit de repenser notre empreinte carbone en tenant compte de nos échanges commerciaux et de nos importations.

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