Je vous présente tout d'abord les excuses de Mathieu Darnaud, retenu dans son département, qui m'a demandé de présider cette réunion à sa place. Nous accueillons aujourd'hui M. Pierre Cannet, directeur du plaidoyer et des campagnes de WWF France.
Pour rappel, la Délégation à la prospective a été créée en 2009. Elle est chargée de réfléchir aux transformations de la société et de l'économie en vue d'en informer le Sénat. C'est une spécificité de notre Haute Assemblée : aucune instance de ce type n'existe à l'Assemblée nationale ni dans les pays voisins, à l'exception des parlements finlandais et lituanien, qui disposent d'une « commission du futur ».
Au Sénat, notre délégation a la grande chance de choisir librement ses sujets. Dans nos travaux, qui ont actuellement pour horizon les années 2040-2050, nous tentons d'élaborer des scénarios susceptibles d'éclairer l'avenir et les décisions publiques. Notre objectif est d'offrir une perspective de long terme à nos débats législatifs. Récemment, nous avons travaillé sur les dettes publiques, le travail à distance, la gestion des crises sanitaires par les outils numériques, les nouvelles mobilités, la mobilité dans les espaces peu denses, les enjeux d'une alimentation durable, la robotisation et la transformation des emplois de service, l'adaptation au dérèglement climatique ou encore les solidarités face à la nouvelle donne générationnelle. Nos travaux actuels portent sur l'eau, l'occupation de l'espace dans notre pays ou encore l'avenir des politiques spatiales.
Le « jour du dépassement », qui nous intéresse aujourd'hui, a été atteint pour la France le 5 mai dernier, c'est-à-dire quatre mois après le début de l'année. À l'échelle mondiale, ce jour a été atteint l'année dernière le 29 juillet, soit sept mois après le début de l'année.
Ce concept de jour du dépassement nous bouscule et nous questionne. Monsieur Cannet, pourriez-vous nous l'expliquer plus en détail ? Comment est-il calculé ? Quelles sont les ressources de la planète prises en compte ? Comment se situe la France par rapport aux autres pays développés et comment ce marqueur a-t-il évolué ces dernières années ?
Au nom de WWF France, Fonds mondial pour la nature, je vous remercie de l'intérêt que vous portez à nos travaux, en particulier à notre dernière étude, publiée le 5 mai dernier, à l'occasion du jour du dépassement de la France.
Cette étude était pour nous l'occasion d'apporter un peu d'espoir et de perspectives, dans un contexte marqué par la réélection du président de la République Emmanuel Macron et par la thématique de la planification écologique.
Chaque année, l'annonce de cette date, qui ne cesse de s'avancer malgré la récente respiration liée aux confinements et à la crise du covid, constitue une alerte : elle signifie que nous avons surconsommé les ressources disponibles sur Terre que la nature peut renouveler en un an. Mais elle est souvent suivie d'une forme de fatalisme.
Cette fois, nous avons réfléchi à la manière dont l'ensemble des décisions qui peuvent être prises contribueront véritablement à faire reculer le jour du dépassement. Il s'agit de profiter des cinq prochaines années pour aller plus loin dans la transition écologique en jouant sur tous les curseurs de cet indicateur.
J'en viens au calcul du jour du dépassement, qui est un concept pédagogique très simple à comprendre, mais en réalité assez complexe à établir. Chaque année, l'organisation Global Footprint Network, partenaire de WWF, intègre et met à jour un registre de 15 000 points de données, pays par pays. Elle s'appuie sur les données disponibles et mises à jour par le système des Nations Unies - statistiques du département des affaires économiques et sociales, de l'Agence internationale de l'énergie, de l'Organisation mondiale pour l'agriculture (FAO) - mais aussi sur les données commerciales ou les sur données nationales d'émission de gaz à effet de serre.
Une modélisation de l'ensemble de ces données aboutit à un résultat, le jour du dépassement, qui peut aussi s'exprimer en équivalent planète. Ainsi, si l'humanité consommait comme le fait la France, elle consommerait des ressources naturelles équivalentes à celles de 2,9 planètes Terre.
Le concept de jour du dépassement vise à rapporter notre empreinte écologique, c'est-à-dire ce que nous prélevons chaque année à la nature, à ce qu'on appelle la biocapacité, c'est-à-dire ce que la nature peut nous offrir et renouveler en termes de ressources et de services sur la même période.
Six catégories d'empreinte sont ainsi analysées et mises à jour par Global Footprint Network : l'agriculture, les prairies, les forêts, la pêche, l'artificialisation des sols et le carbone. Par exemple, pour la catégorie carbone, il s'agit de s'interroger sur la capacité de la nature à absorber chaque année, en mer et sur terre, nos émissions de gaz à effet de serre. En matière de pêche, la biocapacité peut désigner le renouvellement des stocks de poissons que nous puisons.
Il ressort de l'agrégation de l'ensemble de ces catégories que la capacité de la nature à faire face à notre empreinte écologique s'épuise, en France, à la date du 5 mai. Nous ne connaîtrons la date mondiale qu'en juin prochain.
Concernant la méthode, WWF a travaillé avec Global Footprint Network dès l'automne dernier, tout en récoltant, pour la France, de nombreuses données actualisées supplémentaires. Ainsi, nous avons ajouté aux modèles du Global Footprint Network des données françaises en matière de déplacement - nombre de kilomètres parcourus, consommation de carburant - ou encore des données commerciales.
À la différence des années précédentes et dans un contexte d'élection présidentielle, nous nous sommes projetés, cette fois, vers l'horizon 2027. Nous voulions montrer ce que pourrait être le jour de dépassement à l'issue du nouveau quinquennat et quels étaient les leviers principaux à actionner pour le faire reculer.
Une rapide rétrospective montre que, dans les années 1960, le jour du dépassement se situait plutôt en septembre. Une forte dégradation s'est produite dans les années 1970 - il se positionne alors en juin - avant que les effets du choc pétrolier ne fassent reculer légèrement cette date. À partir de 1981, le jour du dépassement est arrivé de plus en plus tôt dans l'année, passant du 6 juin en 1981 au 24 avril en 2007. La crise financière, économique et sociale qui a découlé de la crise des subprimes a ensuite permis un recul au 30 avril, puis au 5 mai. Enfin, on constate que le quinquennat écoulé, marqué à la fois par un retour de la croissance et par la crise du covid a connu une stagnation du jour du dépassement, autour de début mai.
En résumé, depuis 1974, aucun président de la République n'a réussi, au cours de son mandat, à faire reculer volontairement le jour du dépassement de manière significative. Lorsque cette date a reculé, ce fut en raison de crises ou d'aléas économiques.
La notion d'empreinte écologique globale est trop souvent oubliée par nos politiques publiques. Les objectifs fixés se limitent en général à réduire les émissions de gaz à effet de serre à l'échelle d'un territoire. Cela se traduit par une externalisation de la production et, par exemple, du point de vue agricole, par une importation de matières premières de l'étranger qui pose par ailleurs la question de l'autonomie alimentaire.
C'est pourquoi nous appelons aujourd'hui à repenser nos politiques publiques en tenant compte de cette empreinte écologique. Dans cette optique, nous avons élaboré trois scénarios à horizon 2027.
Le premier scénario, celui du « laisser-aller », confirmerait les tendances déjà observées lors du quinquennat écoulé.
Le deuxième, celui des « engagements déjà pris », tient compte des objectifs affichés par la France, en y intégrant les mesures concrètes qui permettraient d'atteindre ces objectifs. Ces mesures sont contenues notamment dans la programmation pluriannuelle de l'énergie, la stratégie nationale bas-carbone, la loi Égalim (loi pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et alimentaire et une alimentation saine, durable et accessible à tous), la loi d'orientation des mobilités, la loi anti-gaspillage pour une économie circulaire ou encore dans la récente loi climat et résilience. À titre d'exemple, nous n'avons pas intégré dans ce scénario l'objectif fixé par la loi climat et résilience visant à réduire de moitié, à horizon 2030, l'artificialisation des sols en France. En effet, les mesures prises et mises en oeuvre jusqu'à présent ne permettront pas, selon nous, d'atteindre cet objectif.
Enfin, le troisième scénario a été baptisé « planification écologique ». Sur la base d'objectifs renouvelés et de mesures proposées notamment par WWF, des efforts supplémentaires en matière d'énergies renouvelables, de rénovation énergétique, d'évolution des régimes alimentaires, de lutte contre l'artificialisation des sols ou encore de réduction des déplacements « inutiles » et polluants permettraient à la France de faire reculer le jour du dépassement du 5 au 30 mai en 2027, soit un recul de vingt-cinq jours en cinq ans qui n'a jamais été observé ces dernières années. En comparaison, le deuxième scénario, fondé sur les politiques publiques actuellement engagées, donnerait lieu à un recul beaucoup plus timide, de trois jours seulement, du 5 au 8 mai.
Ces conclusions témoignent, en lien avec le dernier rapport du Haut Conseil pour le climat et à l'heure où l'Union européenne rehausse ses engagements de réduction d'émissions de gaz à effet de serre, de l'ampleur du défi à relever dans les cinq prochaines années.
Au-delà d'une simple date, nous avons aussi souhaité nous projeter sur les conséquences de nos propositions - au nombre de 60 à 70 environ - sur la santé, l'emploi et la biodiversité dans la France de 2027. Il en ressort que 1,2 million d'emplois pourraient être soutenus dans l'ensemble des secteurs de la planification ou de la transition écologique, qu'il s'agisse par exemple de la rénovation énergétique, du vélo ou de l'agroécologie.
La baisse de 20 % de la consommation de protéines animales que nous préconisons d'ici à 2027 représente un levier important. Elle doit s'appuyer sur une offre renforcée en protéines végétales et donc sur des régimes alimentaires diversifiés. Il conviendrait également, dans cette transition agroécologique, de faire évoluer la labellisation haute valeur environnementale (HVE), qui n'offre pas assez de garanties du point de vue social et environnemental.
En matière de rénovation énergétique, nous avons chiffré à 700 000 le nombre de rénovations globales annuelles à atteindre. Cela permettrait de gagner quinze jours sur les vingt-cinq, liés au domaine des émissions de gaz à effet de serre. En 2021, 700 000 rénovations auraient été effectuées selon les pouvoirs publics. En réalité, une part très faible de ces rénovations concerne des bâtiments bas-carbone. Elles sont souvent isolées ou étalées dans le temps et ce « bricolage » ne permet pas de réduire significativement les émissions de gaz à effet de serre. Nous pensons, en outre, que les effets des mesures de soutien à la rénovation mériteraient d'être mieux évalués.
En ce qui concerne la décarbonation du parc automobile, nous préconisons de porter la part des véhicules électriques à près de 20 % en 2027, ce qui constituerait une avancée majeure par rapport à aujourd'hui. La modélisation intègre bien sûr également d'autres objectifs en termes de parts modales, de développement du vélo, de transports en commun ou du ferroviaire.
Enfin, d'autres objectifs dépassent l'empreinte écologique. Nous avons souhaité les intégrer au modèle afin d'obtenir des bénéfices en matière de biodiversité. Je pense, par exemple, à l'objectif d'atteindre 25 % de terres agricoles cultivées en biologique d'ici à 2027, soit un doublement par rapport à la surface utile actuelle.
J'aimerais vous parler à présent des espèces animales. Vous connaissez peut-être WWF au travers des espèces emblématiques que sont le panda, l'éléphant ou le tigre, que nous tâchons de protéger à travers le monde. Puisque l'indicateur « jour du dépassement » n'intégrait pas directement ces espèces, nous avons sélectionné, dans chacune des catégories d'empreinte, des espèces « parapluie » ou « sentinelles ». Elles nous fournissent des indications sur la qualité des politiques déployées pour réduire l'empreinte écologique et protéger la biodiversité. Les espèces « parapluie » sont des espèces dont le retrait aurait, comme dans un jeu de dominos, un effet sur l'ensemble de leur écosystème. Les espèces « sentinelles » nous alertent en quelque sorte sur l'état de santé d'un habitat : si cette espèce va mal, c'est que l'écosystème dont elle dépend ne va pas bien non plus.
Ainsi, pour la catégorie dérèglement climatique, nous avons choisi en France de suivre l'évolution des coraux et du hêtre. Pour l'agriculture, notre choix s'est porté sur les hirondelles rustiques, qui témoignent de l'impact des pesticides sur les insectes, et les abeilles, également très touchées par l'agriculture intensive. Les autres espèces témoins sont le lynx boréal, pour la fragmentation des habitats, la grenouille verte, pour l'assèchement des zones humides et l'artificialisation des sols, enfin, le thon rouge, une espèce qui souffre de la surexploitation des stocks de poissons.
J'en viens rapidement aux grands gagnants d'une planification réussie. J'évoquais les 1,2 million d'emplois qui pourraient être soutenus en 2027, dans des secteurs comme l'agriculture, les énergies renouvelables, le vélo ou les transports ferrés collectifs. L'écrasante majorité d'entre eux - 80 % - seraient situés en dehors de l'Île-de-France, avec des impacts sur le monde rural. Si l'on compare au scénario du « laisser-aller », ce sont près de 500 000 emplois supplémentaires qui pourraient être soutenus grâce au scénario de la « planification écologique » et deux fois plus d'emplois qu'aujourd'hui dans les différents secteurs de la transition écologique.
En conclusion, il nous paraît important d'engager ce quinquennat avec une approche différente. C'est pourquoi nous formulons ici cinq demandes.
La première serait l'instauration d'un « passe climatique et biodiversité », qui serait appliqué non pas aux Françaises et aux Français, mais aux décisions publiques. Il s'agirait d'une forme de filtre ex ante et ex post, qui permettrait de suivre les décisions dans toutes leurs étapes, par exemple, un projet de loi, à l'Assemblée nationale puis au Sénat. Ainsi, les décideurs seraient informés de l'alignement des propositions examinées avec les objectifs climatiques et de biodiversité. Mesdames, messieurs les sénateurs, j'ai le sentiment que vous ne disposez pas nécessairement des éléments suffisants pour évaluer l'impact de vos décisions en la matière - le Haut Conseil pour le climat avait d'ailleurs évalué à 3 % les articles de loi passés à la moulinette du climat et des objectifs climatiques nationaux.
Dans cette logique, le Haut Conseil pour le climat pourrait monter en compétence ou créer une autorité chargée d'évaluer l'ensemble des décisions. Nous disposons désormais à Matignon d'un secrétariat général à la planification écologique, qui pourrait certes effectuer ce travail de l'intérieur. Toutefois, dans le contexte actuel de défiance et de demande de transparence de la part des citoyens à l'égard des décisions, il nous semble important que cette évaluation se fasse également par une autorité indépendante.
Deuxièmement, pour y voir plus clair sur la question des moyens, nous souhaiterions l'adoption d'une loi de programmation pluriannuelle des financements. Dans le cadre de notre étude, nous nous sommes en effet beaucoup appuyés sur le travail de l'Institute for Climate Economics (I4CE), pour y intégrer les investissements nécessaires en matière de mobilité agricole, de rénovation énergétique ou d'énergies renouvelables.
Troisièmement, pour protéger la biodiversité, il est urgent de réviser le plan stratégique national, qui a été critiqué par la Commission européenne, et de l'aligner sur les objectifs climatiques et de biodiversité du Green Deal européen. Il faut également revoir la labellisation HVE afin d'apporter des garanties aux agriculteurs dans cette transition agroécologique.
Quatrièmement, il convient de rouvrir la discussion autour de la stratégie nationale biodiversité. Le projet qui a circulé ces dernières semaines a été jugé insuffisant, en termes d'objectifs et de moyens, par les organisations non gouvernementales, dont WWF. Il faut également se doter d'indicateurs visant à nous assurer que notre modèle ne détruit pas la nature. Notre santé, mais aussi l'avenir de l'agriculture, en dépend.
Enfin, cinquième et dernière requête, nous souhaitons que la prochaine loi de programmation énergie-climat soit renforcée et qu'elle intègre les nouveaux objectifs européens. À l'heure où l'on parle de réindustrialisation et de circuits courts, il s'agit de repenser notre empreinte carbone en tenant compte de nos échanges commerciaux et de nos importations.
Si je comprends bien, le but serait de tendre vers une date qui se rapproche le plus possible du 31 décembre ?
C'est exact.
Comment la France se situe-t-elle par rapport à ses voisins européens ?
Je m'interroge par ailleurs sur l'acceptabilité de ces mesures dans la population. Les programmes éoliens suscitent - je le constate dans mon territoire - un rejet croissant. Demain, des villages entiers seront cernés de lumières rouges qui clignotent la nuit et dont je doute du rôle essentiel pour la biodiversité...
Par rapport aux autres pays européens, la France se situe à peu près dans la moyenne, au même niveau que l'Allemagne. En Belgique, le jour du dépassement s'établit à la fin mars, quand il arrive vers la fin mai dans un pays comme l'Espagne, où la croissance économique est peut-être plus faible.
Comment expliquez-vous que l'Allemagne se situe à un niveau comparable à la France, compte tenu de la place qu'y occupe l'industrie du charbon ?
Tout d'abord, l'empreinte se mesure par habitant. Ensuite, bien que nous n'exploitions plus de charbon sur notre sol, nous consommons des produits importés d'Allemagne, qui sont comptabilisés dans le calcul.
En termes de développement des énergies renouvelables, nous sommes sur un rythme soutenu, mais absorbable. Nous portons avant tout un message de sobriété et d'efficacité, mais nous ne pourrons pas nous passer, pour décarboner la France, des énergies renouvelables.
Dans ces conditions, la question se pose de la méthode avec laquelle nous mettons en place ces projets. De notre côté, nous plaidons pour une planification et pour une cartographie qui tienne compte de la biodiversité, afin d'orienter les projets vers des zones moins sensibles du point de vue environnemental. Nous sommes par exemple opposés à la création de parcs éoliens dans les aires marines protégées ou dans les zones Natura 2000.
Concernant l'acceptabilité sociale, des indicateurs nationaux permettent d'évaluer, territoire par territoire, la perception des énergies renouvelables par la population. Ils montrent qu'un certain nombre de projets sont plutôt bien accueillis. À cet égard, la participation des citoyens est essentielle. Au-delà de la consultation, il faut éviter de « parachuter » des projets. Il faut les construire avec les habitants et les acteurs économiques.
Sur cette question, je vous recommande notre module « Durabilité des énergies renouvelables ». Dans chacune des filières - éolien, méthanisation, etc. -, nous avons formulé des recommandations visant à s'assurer que ces projets soient effectivement durables.
En tant que sénateurs, nous représentons des élus et oeuvrons à l'acceptabilité de ces projets. Pourtant, sur le terrain, nous nous heurtons parfois à des décisions déconcertantes.
J'ai longtemps été maire d'une commune en bord de Saône, sur le territoire de laquelle une gravière avait été creusée. Aujourd'hui, cette zone, autrefois complètement artificielle, est classée comme l'espace naturel à plus haute qualité environnementale entre Chalon et Lyon ! Cela démontre que nous sommes capables, en respectant les normes, de restaurer la nature et même d'aller au-delà. Entre-temps, il y a bien eu de l'extraction. Le bilan n'était alors pas positif, mais aujourd'hui le résultat est là !
Autre exemple : dans ce territoire de 45 000 habitants, nous avions décidé, afin de réduire les déplacements polluants, de créer une zone d'activité de haut niveau environnemental. Nous avions anticipé cette création bien en amont, en faisant de la compensation, par la création de haies notamment. Or au moment de faire valider le projet, c'est le niveau environnemental du jour J qui a été retenu. Autrement dit, il n'a pas été tenu compte des actions menées auparavant.
Si demain j'avais à refaire une zone de ce type, je demanderais aux agriculteurs de labourer complètement les terres. Nous partirions alors d'un niveau zéro du point de vue environnemental et tout ce que nous ferions ensuite serait considéré comme positif. En résumé, le fait d'anticiper vous pénalise ensuite pour avancer dans les projets.
Dernier clin d'oeil : un jour, le chantier a été interrompu parce qu'on avait découvert des têtards de grenouille verte dans une ornière. J'ai alors suggéré de déplacer le têtard dans un fossé voisin. Surtout pas ! Il fallait attendre l'écologue. À son arrivée le lendemain, il y avait deux empreintes d'oiseau et plus de têtard !
Nous vivons donc avec des règles qui vont parfois à l'encontre de l'objectif d'amélioration de l'environnement. Comment peut-on les changer, pour faire en sorte que les différents acteurs adhèrent à une démarche qu'ils souhaitent tous, mais qui leur paraît parfois absurde et contraignante ?
Monsieur Cannet, vous proposez de réduire de 20 % la consommation de protéines animales. Que faites-vous de toutes ces zones d'élevage et de ces pâtures qui jouent un rôle essentiel dans l'écosystème ? S'il s'agit de les transformer en culture intensive, nous n'y gagnons pas grand-chose...
Dans mon territoire viticole, en Champagne, une culture de haute qualité environnementale a pu se développer grâce à des mesures de bon sens. Certains se sont mis à la production biologique. Or l'année dernière a été très pluvieuse et les pulvérisations au sulfate de cuivre ont été bien plus nombreuses sur ces parcelles biologiques que dans les cultures traditionnelles. Il y a donc un juste milieu à trouver. Comment faire ?
Vos témoignages me rappellent les travaux que nous menons avec la région Centre-Val de Loire, la métropole de Rouen Normandie ou encore le territoire de Grand Paris Sud.
Chez WWF, la démarche est peut-être inversée par rapport à ce que vous vivez au quotidien d'une façon très connectée aux territoires. Notre approche se fonde avant tout sur la science. Nous partons de l'enjeu actuel de l'effondrement du vivant et du réchauffement climatique qui en est à l'origine. Nous examinons les solutions mises en avant par les scientifiques - Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat (GIEC) ou IPBES (Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services) - pour au moins freiner ces phénomènes et éviter qu'ils ne deviennent insoutenables.
Nous formulons ensuite des propositions, qui sont appelées à être traduites en politiques publiques. Pour leur mise en oeuvre, nous nous frottons aux réalités du terrain en travaillant avec les collectivités locales ou avec des réseaux d'élus comme l'Association des maires de France, Régions de France ou encore France urbaine.
Il est certain que, puisque nous sommes au coeur de la transition écologique, la tension est inévitable entre, d'une part, les actions à mener pour éviter le pire - les travaux le confirment, nous allons dans le mur si nous ne changeons pas de modèle -, d'autre part, la mise en oeuvre de solutions concrètes dans des délais très courts.
Nous l'avons vu : nous visons pour 2027 la date du 25 mai comme jour du dépassement, mais si nous voulons atteindre le 31 décembre, la marche est immense. Nous ne sommes qu'au début d'une transition qui doit s'opérer dans l'ensemble des secteurs et qui nécessite des décisions lourdes de responsabilités, car elles auront des effets directs sur la vie de nos concitoyens.
Au-delà des grands objectifs et des mesures nationales, nos propositions s'appuient sur une méthode territorialisée, au travers de ce qu'on a appelé, sur le modèle de la COP 21, les « conférences des parties locales ». Il s'agit de fixer un objectif partagé, par exemple en termes d'énergies renouvelables, de rénovation ou de commandes publiques dans les cantines, et d'adapter ensuite la mise en oeuvre aux réalités des territoires. Dans certains d'entre eux, nous pourrons avoir effectivement besoin de gravières et d'industries quand, dans d'autres, il sera possible d'ouvrir la voie vers l'agroécologie.
Vous mentionnez l'élevage. En la matière, l'enjeu est de s'assurer que les jeunes générations pourront, demain, exercer un métier qui leur apporte du sens et des revenus, mais aussi qui nourrisse la population sans pour autant détruire la planète et l'avenir même des agriculteurs. Pour y répondre, il faut envisager du sur-mesure, solliciter l'aide financière de l'État, nouer des partenariats avec le monde économique et les pouvoirs publics locaux afin d'accompagner les acteurs en première ligne.
Dans un rapport publié ces jours-ci intitulé L'Europe dévore le monde, nous démontrons combien l'élevage intensif provoque une dépendance à des importations de céréales - soja, maïs, blé - qui sont destinées directement, pour plus de la moitié, à nourrir des bêtes que nous consommerons ensuite, sous forme de viande ou de lait. Il convient donc de rediriger cette consommation vers les Françaises et les Français et, si possible, de relocaliser dans le même temps certaines filières. Cette « autonomie protéique », qui nécessite une approche européenne, est d'autant plus souhaitable dans le contexte actuel de tensions sur le marché alimentaire lié à la guerre en Ukraine. Il en est de même pour les engrais chimiques azotés, qui sont fabriqués à base de gaz importé de Russie. Il faut donc réfléchir à des alternatives.
Derrière ce besoin de souveraineté alimentaire, il est nécessaire de travailler à la transition agroécologique et de la penser à l'échelle de chaque territoire, de chaque filière, avec les acteurs concernés. Compte tenu des terres disponibles, il est évident que si nous nous orientons vers l'élevage extensif, il ne sera pas possible de conserver le même nombre de bêtes. Rendez-vous compte : chaque année dans le monde, c'est près de 70 milliards de bêtes qui sont élevées pour la consommation de lait et de viande !
Plutôt que de manger tous les jours de la viande, il doit être possible de consommer d'autres denrées produites en France par des agriculteurs accompagnés, et de ne plus consommer de viande, par exemple, qu'une fois tous les trois jours. N'oublions pas, en outre, que cette viande n'est pas toujours française. Ce modèle est donc à revoir.
En matière de restauration, la Commission européenne formulera dans un mois des propositions qui pourraient déboucher sur l'objectif de restaurer 15 % des terres et des mers à l'échelle européenne. S'il faut donc privilégier la restauration, l'homme ne pourra toutefois jamais reproduire la complexité et la diversité des écosystèmes en plantant des arbres de façon industrielle. Il faut donc redonner toute sa place au vivant et ne pas perdre de vue la nécessité de réduire notre empreinte sur la biodiversité. Une proportion importante d'espèces sont menacées en France. Or une espèce qui disparaît, c'est aussi des conséquences sur la qualité de l'eau, de l'air et de l'alimentation.
Pour conclure sur le champagne, WWF travaille avec LVMH et Moët & Chandon sur le capital naturel. Notre objectif commun est de mesurer la qualité des sols et de changer l'approche des entreprises pour qu'elles intègrent la nature à leur bilan comptable. Enfin, en tant que Beaunois, j'ai aussi pu constater personnellement que des viticulteurs s'engageaient dans cette transition. Ils le font d'abord pour eux et pour leur santé.
Vous ne m'avez pas dit ce que nous ferions des pâtures si nous diminuons notre consommation de viande...
Je salue le travail de WWF, mais je m'étonne de l'absence de données économiques. Il est tout aussi possible d'évaluer de façon précise les conséquences des différentes mesures de transition sur la richesse nationale et sur le niveau des revenus. Il me semble que cette approche ne figure pas parmi les priorités de votre organisation. Or pour compléter l'appréciation et la mise en oeuvre des mesures souhaitées, cette boussole est essentielle.
J'ajouterai qu'à l'heure actuelle, la gestion écologique des forêts va à l'encontre de leur rentabilité économique. Il est regrettable que cette gestion écologique ne soit pas valorisée.
Dans ses travaux, WWF accorde une place importante à l'économie. C'est la raison pour laquelle nous travaillons en partenariat avec de nombreuses entreprises. Toute l'approche de notre plaidoyer consiste à faire valoir l'impact de nos propositions sur l'économie.
À la veille des annonces du Gouvernement sur la relance verte au lendemain du premier confinement, nous avions modélisé les effets de nos mesures sur la valeur ajoutée économique à l'échelle du territoire et je vous invite à consulter nos travaux.
Cette fois-ci, la valeur ajoutée a bien été calculée en termes de points de PIB et de contribution au monde économique, mais nous ne l'avons pas intégrée au modèle. En effet, nous avons obtenu de nombreux résultats en matière de biodiversité ou d'emploi, et nous avons préféré nous focaliser sur ces résultats. Je pourrai vous transmettre, si vous le souhaitez, l'impact de nos modélisations sur l'économie française.
Je précise que, pour chacun des secteurs de la transition, I4CE et d'autres think tanks travaillent à la modélisation de l'impact des investissements sur l'économie.
En conclusion, je vous invite à considérer les conséquences, sur cinq, dix ou quinze ans, du maintien du modèle actuel sur l'économie française. L'ensemble des travaux, à commencer par ceux de Nicholas Stern en 2006, témoignent d'une diminution des points de PIB à l'échelle mondiale.
C'est une réalité également pour l'Europe et pour la France et ce n'est pas un hasard si nous travaillons aujourd'hui avec des entreprises fleurons de l'économie française comme Danone, GRDF, Carrefour ou CMA-CGM sur la transition écologique. Leurs responsables sont conscients que le dérèglement climatique et l'effondrement du vivant auront des conséquences sur l'économie et sur leur propre entreprise.