– Vous nous interrogez sur les outils de pilotage dont dispose l’agence. Celle-ci a-t-elle les moyens d’effectuer le pilotage qui lui est confié par le plan ? Le plan étant ministériel, la responsabilité première en revient au ministre, qui est le seul en capacité de coordonner l’action de tous les acteurs qui sont appelés à intervenir dans l’activité de prélèvement et de transplantation, puisque celle-ci se déroule au premier chef dans les établissements de santé. C’est donc une responsabilité de nature politique, et les résultats sont évalués par les citoyens.
Pour ce qui concerne l’agence, les leviers dont elle dispose en propre ne sont pas coercitifs en tant que tels, mais ils sont très efficaces. Nous disposons en effet d’un matériel de pilotage très important, grâce aux données auxquelles nous avons accès en matière de greffes avec la base Cristal, qui collige toutes les informations sur les donneurs et sur les receveurs. Cela nous donne une vision unique, qui nous permet d’agir là où les difficultés se présentent. D’autres outils, dont j’ai déjà parlé, nous permettent de suivre en temps réel la qualité de l’activité dans tous les services du territoire, avec la méthode des sommes cumulées et de l’entonnoir. Nous disposons aussi d’un pouvoir de recommandation et de proposition vis-à-vis des autorités parlementaires et exécutives, qui fait de nous une force d’initiative et nous permet de faire passer un certain nombre de messages à la fois aux acteurs de terrain et aux autorités qui sont en capacité de faire changer le cadre juridique.
Vous nous demandez si l’objectif de 20 % de greffes à partir de donneurs vivants était réaliste. Notre activité en la matière a bien progressé jusqu’en 2018, et s’est enrayée ensuite. Mais nous partions de loin puisque, en 2010, ces greffes ne représentaient que 10 % du total. En 2020, elles en constituaient 16 %. L’objectif du plan est de développer absolument ce type de greffes. C’est nécessaire, parce que le nombre de sujets en état de mort encéphalique va en diminuant, avec la baisse de la mortalité routière et la meilleure prise en charge des accidents vasculaires cérébraux. Il faut donc trouver d’autres sources de greffons pour répondre à la demande des patients qui en ont besoin.
La greffe à partir de donneurs vivants a des atouts considérables. C’est aujourd’hui la greffe qui donne les meilleurs résultats. Dans les trois quarts des cas, lors d’une greffe à partir de donneurs vivants, le greffon est encore vivant dix ans après la greffe. Pour une greffe à partir de donneurs décédés, cette proportion n’est que de deux tiers. Il s’agit donc d’une greffe excellente et qui doit être encouragée. Nous pouvons, et nous devons faire mieux, notamment en mobilisant les professionnels de santé, qui sont déterminants dans le fait de recommander ou non cette greffe.
Pour cela, les différents leviers du plan sont tous pertinents. La mobilisation d’infirmiers en pratique avancée pour assurer le suivi des donneurs vivants et la coordination de la greffe elle-même sera un plus important pour atteindre l’objectif. En effet, ce type de greffe est un défi en termes d’organisation, puisqu’il faut mobiliser en même temps deux blocs opératoires. Le plan prévoit aussi la revalorisation des forfaits dans un sens plus incitatif, notamment pour ce qui concerne l’occupation des blocs dans le cas où il est procédé à un prélèvement sur donneur vivant et à une greffe consécutive. Il prévoit le renforcement de la communication en matière de prélèvement sur donneur vivant, avec un supplément de 600 000 euros par an pour cette communication, pour laquelle l’Agence de la biomédecine dispose actuellement de moins de moyens que pour celle sur la greffe à partir de donneurs décédés. L’agence entend aussi exploiter la possibilité nouvelle, ouverte par la loi de bioéthique, de réaliser des dons croisés, pour dénouer des situations dans lesquelles un receveur hyper immunisé ne trouve pas de donneur compatible. Tous ces leviers doivent nous permettre de développer cette greffe, qui doit progresser significativement dans notre pays.
Vous nous interrogez également sur le protocole Maastricht III, et vous dites que nous ne sommes pas aussi avancés dans la mise en œuvre de ce protocole que certains de nos voisins. Il est vrai que les Britanniques effectuent beaucoup plus de greffes dans le cadre de ce protocole. Toutefois, les résultats observés suscitent des réserves de deux ordres. Au Royaume-Uni, un certain nombre de prélèvements réalisés dans le cadre du protocole Maastricht III l’étaient auparavant sur les donneurs en état de mort encéphalique. Il y a donc une sorte d’effet d’éviction du prélèvement sur donneur en état de mort encéphalique par le recours à ce protocole, ce qui n’est pas le cas dans notre pays. De plus, nous enregistrons d’excellents résultats, parmi les meilleurs d’Europe, en termes de qualité des greffes réalisées à partir du protocole de Maastricht III. Les reprises de fonction du greffon après la greffe sont remarquables. Certes, il reste des difficultés à surmonter liées à ce protocole, qui suppose pour les établissements de santé qui le pratiquent une organisation qui est d’un raffinement extrême, avec des gestes d’une grande technicité, notamment pour la mise en place de la circulation extracorporelle, sur laquelle un certain nombre d’équipes achoppent. L’agence est mobilisée sur ces sujets : nous avons justement mis en place un groupe de travail sur ce thème pour accompagner les équipes et les aider à surmonter les difficultés techniques.
Les freins à la réalisation de ce protocole sont légèrement supérieurs à ce que nous observons en cas de prélèvement sur un donneur en état de mort encéphalique, mais les leviers d’action sur lesquels nous devons agir sont vraisemblablement les mêmes : travailler avec les proches en professionnalisant les coordinations de prélèvement et, sur un plan plus général, sur le regard que chacun, dans notre société, porte sur le don d’organes, sur le don d’éléments et de produits du corps humain. C’est un travail de longue haleine, que l’Agence s’efforce de conduire, d’abord en imposant ces thématiques dans le débat public, mais aussi en essayant de modifier le regard que chacun porte sur le don, notamment en promouvant l’idée qu’il doit y avoir une réciprocité dans la générosité : à partir du moment où quelqu’un n’exclut pas d’avoir un jour recours à une greffe pour lui-même, ou s’il pense que ce serait possible pour l’un de ses proches, il est naturel qu’il se positionne lui aussi, et que ses proches se positionnent également, comme donneurs d’organes. C’est une question de civisme en santé, que souligne notre slogan : «Tous receveurs, tous donneurs ! »
Professeur François Kerbaul. – Les objectifs de greffes avec donneur vivant sont-ils réalistes ? Oui. Le plan quinquennal prévoit que 20 % des greffes rénales soient issues de donneurs vivants en 2026. Nous sommes aujourd’hui à 16 %, et 502 greffes rénales ont été effectuées en 2021 à partir de donneurs vivants. L’objectif qui nous est fixé correspond à un nombre de 650 à 850 greffes issues de donneurs vivants en 2026, sachant que nous en avons effectué 611 en 2016.
Cet objectif est donc tout à fait réaliste, si la situation dans les établissements de santé ne se dégrade pas. Il existe deux obstacles au développement des greffes issues de donneurs vivants : la coordination des équipes hospitalières, qui doivent être renforcées par des infirmières de pratique avancée, et l’accès aux blocs opératoires, puisque ce sont des greffes qui sont réalisées dans le cadre de programmes réglés et qui nécessitent deux blocs opératoires contigus, un pour le prélèvement et un pour la transplantation. Ces greffes donnent d’excellents résultats, puisque la durée d’ischémie froide, qui est l’intervalle de temps entre le moment où on prélève l’organe et le moment où on le greffe, est très courte.
C’est pourquoi il faut développer ce type de greffes. Après dix ans, le greffon est fonctionnel dans 75 % des cas, contre 55 % avec un donneur décédé ou en mort encéphalique. Pour renforcer ces greffes, nous devons nous inspirer de ce qui est fait dans les pays du nord de l’Europe, comme les Pays-Bas : nous avons mis en place une enquête internationale, dont les résultats devraient nous être transmis prochainement. On parle beaucoup de l’Espagne sur ce sujet, mais la France réalise aujourd’hui plus de greffes avec donneur vivant par million d’habitants que l’Espagne ou le Royaume-Uni. Quand on regarde la totalité des résultats, on voit que la greffe en France ne se porte pas si mal, et qu’elle a plutôt bien résisté à la crise sanitaire, en tout cas pas plus mal que dans les autres pays européens, ou du reste du monde.
L’activité Maastricht III a démarré en France en 2015, contre 2011 en Espagne. Actuellement, 45 établissements de santé ont conventionné pour réaliser cette activité, contre 87 en Espagne. Nous sommes donc en retard, puisque nous sommes au niveau où était l’Espagne cinq ans après le démarrage de cette activité. Il y a deux difficultés à surmonter. Le taux d’opposition, d’abord, atteint 37 %. Un groupe de travail a été mis place pour préconiser des mesures correctrices et faire baisser ce taux, qui s’est encore accru pendant la crise sanitaire, notamment dans les grandes métropoles. La deuxième difficulté est la mise en place de la circulation régionale normothermique, qui est la circulation extracorporelle utilisée notamment dans la chirurgie à cœur ouvert, mais également dans le cadre des insuffisances cardiaques aiguës, et qui nécessite une technicité très pointue. Actuellement, 12 % des causes de non-prélèvement sont liées à des difficultés de canulation et de mise en route de la maintenance par circulation régionale normothermique. Là aussi, un groupe de travail national a été mis en place avec les professionnels de santé et les associations pour trouver des remèdes et obtenir plus d’efficience dans la mise en route de cette circulation régionale normothermique, dont on sait qu’elle est garante d’une meilleure qualité des organes lorsqu’ils sont greffés secondairement : les dysfonctions d’organes consécutives aux prélèvements Maastricht III sont bien moins importantes qu’elles ne le sont avec un donneur en mort encéphalique.