Madame la Présidente, je vous remercie d'avoir créé cet espace de réflexion autour de cette problématique nouvelle de santé publique qui, non seulement, mérite d'être analysée et comprise, mais surtout nécessite des réponses adéquates de prévention et de prise en charge encore malheureusement absentes en France.
En effet, du fait de mon travail de psychologue clinicienne et psychothérapeute, je suis en contact tous les jours avec des personnes, adultes et enfants, souffrant des effets de la pornographie dans leur santé psychique, sexuelle et relationnelle. Aussi bien dans les consultations spécialisées que j'ai créées au sein de l'hôpital où je travaille, que dans les prises en charge et les actions de prévention menées par l'association Déclic-Sortir de la Pornosphère que j'ai fondée il y a maintenant trois ans, je rencontre des adolescents et des adultes qui me sollicitent pour les aider à pallier les conséquences de leur consommation. Je réalise d'ailleurs une thèse de doctorat à l'Université de Paris sur l'usage problématique de la pornographie chez les adultes.
Les études scientifiques internationales se succèdent, montrant que la consommation de pornographie massive n'est pas sans conséquence sur le rapport à soi, au corps et à l'autre, et ce dès le plus jeune âge. Je vais donc tenter, de manière claire et synthétique, de faire un point sur les principales conséquences que la consommation de pornographie peut avoir. Ces éléments reposent sur, d'une part, mes constats cliniques des nombreuses prises en charge que j'effectue, d'autre part, la littérature scientifique internationale, et des études menées par des chercheurs psychiatres, psychologues, sociologues, éducateurs, ou autres.
Lors des auditions précédentes, vous avez longuement abordé l'impact de la consommation de pornographie chez les adolescents, et l'urgence de répondre de manière efficace au défi de les protéger de ces contenus. Je ne peux que confirmer et appuyer le besoin impérieux d'agir face à la consommation exponentielle de pornographie des jeunes. La moyenne d'âge de premier contact est de 9 ans. Les études montrent que 40 % à 70 % des adolescents sont tombés sur de la pornographie de manière accidentelle ou involontaire. Ces contenus correspondent à de véritables images traumatiques pour des cerveaux encore vierges, immatures dans leur développement neuronal, incapables d'analyser et de prendre du recul face aux images observées. La sexualité, qui était auparavant source de saine curiosité infantile, devient alors pour eux, suite à ce premier contact pornographique, objet de dégoût et de fascination en même temps. Choqué et plein de questionnements, l'enfant est amené à revenir regarder ce contenu, afin de pouvoir l'intégrer et le comprendre. Avant même que le jeune fasse l'expérience de son corps, de ses pulsions, et d'une sexualité réelle en contact avec un vrai « autre », il fait l'expérience d'une sexualité qui correspond plutôt à du « sexe dur », violent, où la femme est un objet de consommation, à prendre et à jeter, et où les dimensions constitutives d'une sexualité saine telles que l'intimité, la confiance, l'affectivité, le respect et le consentement sont absolument absentes.
Ce contact précoce, que je nomme « viol psychique », car il envahit de manière inattendue et brutale la pensée et l'imaginaire du petit, est un des plus puissants facteurs de risque pour le développement d'une addiction à partir de l'adolescence, lorsque l'accès à Internet est sans limite, le smartphone dans la poche, et que d'autres variables personnelles, psychologiques et contextuelles influencent les difficultés de régulation émotionnelle et pulsionnelle du jeune. En effet, à l'arrivée de la puberté, avec le réveil des pulsions sexuelles, les jeunes ont, pour beaucoup d'entre eux, déjà eu accès à ces contenus, et vont avoir tendance à y replonger afin de se réguler et répondre dans le secret aux désirs sexuels pas encore contrôlés et souvent envahissants. Lors de cette étape charnière dans le développement psychosexuel, l'adulte en devenir se construit, nourri par les schémas et la logique pornographique. Environ 95 % des patients que j'accompagne ont débuté leur consommation avant 12 ans, et tous se souviennent de ces premières images, telles des « photos répugnantes qui ne s'effaceront plus jamais de ma mémoire », comme me le disait un patient. En effet, la pornographie laisse des traces mnésiques dans le cerveau. Un jeune de 16 ans avec une grave addiction me disait « Madame, j'ai un stock d'images sales qui me polluent la tête et je n'arrive plus à les enlever ».
Que ce soit chez l'adolescent ou chez l'adulte, le cerveau réagit de manière similaire face aux contenus pornographiques. Dans le milieu de l'éducation, avec par exemple le modèle Montessori, il a été démontré que l'apprentissage qui passe par l'expérience est particulièrement efficace. En effet, l'activation du corps lors d'un effort attentionnel permet de mieux fixer les connaissances et de conserver l'expérience dans la mémoire. Vous imaginez donc que, lors de la consommation de pornographie, les capacités attentionnelles de la personne sont totalement absorbées et le corps est fortement activé. La personne est donc dans une sorte de vision tunnel, où ce qui l'entoure n'est plus perçu, et le contenu est donc ingurgité par le cerveau sans filtre ni recul, se fixant fortement dans la mémoire. C'est une sorte d'apprentissage pornographique. Les études de neuro-imagerie ont montré que les circuits neurocognitifs des personnes qui consomment de manière récurrente de la pornographie sont atteints. Par exemple, les neurones miroirs chargés de l'apprentissage par mimétisme vont avoir une influence dans la reproduction des conduites pornographiques ainsi que dans la réduction de l'empathie. Le cortex préfrontal est altéré, c'est-à-dire la capacité à prendre des décisions, à retarder la récompense, à utiliser la volonté, à maintenir la concentration et l'attention pour des tâches sans stimulation corporelle. La consommation de pornographie a donc un impact dans le cerveau du jeune et de l'adulte et modifie la manière dont ce dernier peut vivre la relation à soi, à l'autre, et la sexualité. Ces conséquences cliniques et sociales sont nombreuses et je vais tenter de les résumer en trois axes.
D'abord, les violences sexuelles. Vous avez sûrement entendu parler de l'augmentation des taux de viols en groupe parmi la population adolescente, ce qui, en Espagne, a été nommé manadas, c'est-à-dire « troupeaux ». Les tribunaux de certains pays européens tels que l'Espagne ou le Danemark ont alerté sur le fait que depuis l'apparition du smartphone en 2007, le nombre de violences sexuelles s'est accru de manière exponentielle. L'hypothèse est que l'accessibilité au contenu pornographique dès le jeune âge a favorisé de manière massive l'influence des récits pornographiques sur les attitudes et les comportements sexuels des individus. Les études d'analyse de contenu montrent que les vidéos pornographiques contiennent de la violence physique ou verbale, et que sa consommation est corrélée à l'objectification sexuelle. Ainsi, la pornographie rend acceptable et banalise la violence sexuelle. L'association entre violence et plaisir est courante dans ces contenus et peut ensuite être transposée dans la vie sexuelle réelle. La pornographie constitue souvent une exhibition d'une activité délictueuse (viols, violence, pédophilie et autres) qui provoque pourtant du plaisir chez la personne qui la regarde. Cette érotisation de la violence conduit à une déconnexion morale et empathique qui entraîne des conséquences lourdes dans la vie sociétale et relationnelle et les constats en sont malheureusement nombreux. La pornographie mainstream transmet que peu importe ce que l'on fait à une femme, elle va aimer et demander davantage. Ces modèles sont intériorisés par le consommateur et la consommatrice sans même qu'il ou elle s'en rende compte. Des études montrent que la consommation de pornographie est associée à de nombreuses implications sociales telles que le sexisme, les stéréotypes, la misogynie et la violence envers les femmes. Une sociologue britannique reconnue dans ce domaine, Gail Dines, parle d'une « société de cerveaux pornifiés ». Les uns et les autres, influencés par la pornographie, peuvent se mettre en situation pornographique lors des rencontres ou des demandes sexuelles. Par exemple, mes patients me racontent souvent qu'ils ont besoin d'ajouter une sorte de violence à leurs échanges sexuels, car sinon leur corps n'arrive pas à atteindre l'excitation nécessaire. Selon une étude, 42 % des adolescents s'inspirent de la pornographie pour leur propre vie sexuelle. Une étude récente a montré que 80 % des adolescents consommateurs de pornographie reproduisent un ou plusieurs comportements sexuels agressifs.
Les études montrent que le cerveau humain réagit de la même manière à la pornographie qu'aux drogues, la pornographie activant les mêmes circuits et structures cérébrales que le crack ou la cocaïne par exemple. Cela entraîne donc le phénomène de tolérance, c'est-à-dire qu'afin de trouver le plaisir ou le soulagement recherché, le cerveau demande de plus en plus de doses en fréquence, quantité ou type de contenu. Ce phénomène d'escalade mène donc le consommateur de pornographie à consommer des contenus de plus en plus trash, choquants, afin d'atteindre l'orgasme qui n'arrive plus avec les contenus initiaux. Malheureusement, toutes les personnes que j'accompagne disent consommer des contenus dont ils se sentent profondément honteux.
J'en viens à l'impact sur la sexualité. Cette escalade est en fin de compte une quête de dopamine, la substance cérébrale en charge du plaisir. Les doses de dopamine libérées en situation pornographique sont si intenses que le cerveau ne réagit plus en situation sexuelle normale. En effet, le super-stimuli pornographique est loin de ressembler à la réalité des sons, organes génitaux et temporalités des rencontres sexuelles réelles. Cela donne donc des conséquences cliniques sexologiques : les sexologues alertent sur l'augmentation des dysfonctions érectiles, éjaculations retardées et même le vaginisme chez les femmes. Parmi mes patients, nombre d'entre eux expriment leur difficulté à avoir une satisfaction sexuelle avec leur partenaire. Ils disent avoir besoin d'amener à leur imaginaire des images pornographiques, en se coupant et se mettant à distance de l'autre, afin de pouvoir avoir des réactions corporelles. Certains d'entre eux me disent avoir besoin de reproduire des scénarios pornographiques qu'ils regardent. Dans ce sens, la pornographie provoque une disparition de l'imaginaire sexuel autonome, qui empêche la personne de vivre sa sexualité en fonction de ses propres désirs, valeurs, constructions ou projections.
Enfin, je vous parlerai de l'addiction. L'usage problématique de pornographie est le terme que la communauté scientifique a attribué aux processus addictifs en lien avec la consommation de pornographie. Les études internationales parlent d'une prévalence d'usage problématique en population générale d'entre 3,5 % et 6 %. Les études déployées auprès d'usagers adultes montrent une prévalence entre 12 % et 17 %. En France, à ma connaissance, aucune étude, sauf celle que je conduis dans le cadre de ma thèse, n'a été menée - dans mon étude sur 1 001 personnes adultes, la prévalence est de 3,6 % et de 11 % chez les hommes. Dans la population adolescente, la prévalence d'usage compulsif est entre 5 % et 14 %. Ces chiffres, même s'ils se situent dans des fourchettes larges, montrent un taux d'usage problématique très élevé.
En effet, la pornographie est comprise par quelques chercheurs comme la drogue par excellence, car elle peut être consommée dans l'anonymat total, en tout lieu et en toutes circonstances avec une accessibilité hors normes, de manière totalement gratuite, et de manière infinie. Elle est particulièrement addictogène du fait des caractéristiques propres du contenu et du support et du fait qu'elle active un très puissant mécanisme cérébral qu'est le système de récompense. Un neuroscientifique de l'université de Los Angeles, Peter Whibrow, parle de la pornographie comme « cocaïne numérique ou drogue électronique », tellement les processus cérébraux lors de sa consommation sont similaires à ceux en jeu lors de l'addiction aux substances. Cela me fait penser à un de mes patients, âgé de 24 ans, qui me disait : « Madame, je vous jure, il y en a, ça rentre par les veines ou par le nez ; moi, c'est par les yeux : c'est le même effet ». Les symptômes de l'usage problématique sont divers : perte de contrôle, envahissement de la pensée par les images pornographiques, irritabilité et crises de colère, impact dans les responsabilités quotidiennes, anxiété et dépression, sentiments de honte et de dégoût de soi, symptômes d'abstinence physiques et psychologiques. En outre, les relations interpersonnelles peuvent être impactées, avec des ruptures sentimentales, la perte de confiance en autrui, l'altération de la capacité à créer du lien et des difficultés pour vivre l'intimité, la tendance accrue à l'infidélité.
Cette problématique étant encore aujourd'hui peu explorée en France, les personnes tardent à trouver une aide pertinente et arrivent en consultation avec un passif lourd, pleines d'impuissance et de désespoir, souvent lorsque le stade addictif est bien avancé. En effet, la demande sociétale n'est pas encore formulée et l'offre de soins n'existe pratiquement pas. Il y a un besoin de santé pour lequel les réponses cliniques ne sont pas encore à l'oeuvre. Les autres types d'addiction sont beaucoup mieux pris en charge dans notre pays. Pour la dépendance à la pornographie, on peut compter sur les doigts d'une main les services ou associations proposant des soins spécialisés. Pourtant, une étude française menée par l'Ifop en partenariat avec un portail pornographique français a montré qu'un Français sur quatre consomme de la pornographie au moins toutes les semaines (Ifop, 2014). Des études internationales ont montré des taux de consommation de pornographie en ligne compris entre 50 et 99 % chez les hommes, 30 et 86 % chez les femmes. Une autre étude du Fonds Actions Addictions auprès de jeunes de 14-15 ans a montré que 8 % en consomment plusieurs fois par jour. En matière d'industrie, si YouTube a mis quatre ans pour avoir 50 millions d'usagers, Pornhub, principal portail pornographique, a mis dix-neuf jours. La pornographie en ligne a plus de visites que Twitter, Amazon et Netflix réunis. Aucun autre produit culturel de masse n'a une entrée dans nos vies aussi abyssale. C'est une industrie qui, en plus, cible le circuit cérébral le plus puissant chez l'être humain qui est celui de la sexualité.
Ces chiffres montrent qu'il est urgent, en France, de déployer des réponses efficaces à plusieurs niveaux : des équipes formées à mener des actions de prévention pour les jeunes, au sein desquelles l'éducation affective et sexuelle est intégrale et comprend une approche spécifique sur la consommation de pornographie ; des actions de sensibilisation sociale et médiatique sur les risques de la pornographie et des schémas sexuels qu'elle véhicule ; des études de prévalence à l'échelle nationale afin de mesurer de manière précise l'ampleur de ce phénomène ; le déploiement de formations des professionnels de santé en addictologie sur la prise en charge de cette addiction spécifique ; la mise en place d'une offre de soins spécialisée dans les centres d'addictologie ; l'accompagnement, l'information et la formation des parents et éducateurs sur cette problématique qui doit être abordée très tôt dans l'histoire de l'enfant.
Je conclurai avec la définition de santé sexuelle de l'Organisation mondiale de la santé : « La santé sexuelle est un état de bien-être physique, émotionnel, mental et social en matière de sexualité. Ce n'est pas seulement l'absence de maladie, de dysfonctionnement ou d'infirmité. La santé sexuelle exige une approche positive et respectueuse de la sexualité et des relations sexuelles, ainsi que la possibilité d'avoir des expériences sexuelles agréables et sécuritaires, sans coercition ni discrimination ni violence. Pour atteindre et maintenir une bonne santé sexuelle, les droits humains et droits sexuels de toutes les personnes doivent être respectés et réalisés. » Vous l'aurez compris, je pense qu'il y a encore beaucoup à faire en France à cet égard pour préserver la santé sexuelle dans toute sa richesse, des jeunes mais aussi des adultes d'aujourd'hui et de demain.