Intervention de Israël Nisand

Délégation aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes — Réunion du 1er juin 2022 : 1ère réunion
Table ronde sur les représentations des femmes et des sexualités véhiculées par la pornographie

Israël Nisand, gynécologue et obstétricien, professeur des universités :

Depuis une trentaine d'années, je vais deux heures par semaine dans des collèges pour informer les jeunes sur la sexualité. Je dois d'emblée le souligner, depuis une dizaine d'années que la pornographie est devenue d'accès gratuit sur Internet à une échelle industrielle, je constate des changements évidents dans les questions que les jeunes me posent, une inflexion qui est en résonance avec ce que la littérature scientifique dit sur le sujet et qui établit un impact direct de la pornographie sur les relations hommes-femmes et sur la violence dans notre société.

Je signale trois sources bibliographiques très utiles : Ados : la fin de l'innocence, de Géraldine Levasseur, qui a effectué une enquête très fouillée sur les dérives contemporaines de la sexualité à l'adolescence ; ensuite, Alice au pays du porno, de Maria Michela Marzano et Claude Rozier ; enfin, Sexualisation précoce et pornographie, de Richard Poulin, sexologue canadien, qui montre bien comment la pornographie sexualise les enfants et chosifie les femmes. Ces livres donnent des outils pour s'opposer au discours lénifiant consistant à dire que la pornographie, c'est cool et qu'elle ne fait aucun mal. La pornographie, ce sont des images d'adultes avec des adultes et qui s'adressent à des adultes. Découvrir la sexualité au travers de ce « prêt-à-porter » sexuel qu'est la pornographie, dont les buts commerciaux obligent à repousser toujours plus loin les limites de la transgression, crée de réelles difficultés chez les adolescents. Quand des enfants et des adolescents la regardent, ils sont privés de cette possibilité de se faire par eux-mêmes leur propre fantasmagorie psycho-sexuelle. Ils se font imposer des codes par ces images pornographiques et cela les perturbe évidemment, à un âge où leur corps change, où leur désir sexuel les renvoie à leur incomplétude et où leur sexualité les renvoie à une certaine dépendance affective, avec la peur d'être débordé par le sexuel.

La pornographie perturbe les adolescents tout en les fascinant, le phénomène est massif. Je vais régulièrement parler à des classes de troisième. Je peux vous assurer que la quasi-totalité des élèves reconnaît avoir vu des images pornographiques, ce qu'ils ne disent pas à leurs parents, pour les protéger. Aujourd'hui, les jeunes sont tous confrontés à des images pornographiques dès l'âge de 11 ans, garçons comme filles, et s'ils refusent de les regarder, ils sont bégueules, quand ils ne sont pas contraints de les regarder, surtout les filles qui n'y ont pas d'appétence particulière.

Comment en rendre compte qualitativement ? Une anecdote : un élève me pose un jour cette question : « Pourquoi les femmes aiment-elles sucer le sexe des animaux ? » J'en suis tombé de l'armoire, et j'ai dû lui dire que non, les femmes n'aimaient pas sucer le sexe des animaux et que s'il avait vu une femme le faire dans un film, c'était parce qu'elle était payée pour le faire et qu'elle devait gagner de l'argent pour nourrir sa famille ; à quoi ce jeune m'a rétorqué : « Mais ce n'est pas vrai, vous n'avez pas entendu les bruits qu'elle faisait, elle aimait ça ! » Cette anecdote illustre une dimension du problème : un enfant de 14 ans n'a pas forcément l'appareil critique pour analyser les images qu'il voit, avec la distance nécessaire, et certaines images qui peuvent faire rire ou exciter des adultes parce qu'elles sont décalées, seront prises pour la norme par les jeunes. Cette incapacité de prendre de la distance face à la pornographie crée du traumatisme, dont on ne peut pas parler par définition et qui aura des conséquences dans la vie toute entière.

Ce phénomène est massif : il y a plus de dix millions de sites pornographiques, la pornographie représente le quart du trafic Internet, et 30 % des consommateurs d'images pornographiques sont des adolescents. Certains deviennent dépendants, il y a des enfants de 9 ou 10 ans qui consomment jusqu'à trois heures de pornographie gratuite par jour. Leur donner ces images dans la rue, c'est un délit passible de prison, mais le faire sans aucun contrôle ni limitation, c'est possible sur la toile pour les milliardaires d'Internet, avec un effet d'amplification sur les réseaux sociaux, le tout dans un silence assourdissant, c'est business as usual.

Quand on demande aux jeunes hommes ce qu'ils recherchent dans la pornographie, ils répondent : « On veut savoir ce que les meufs aiment. » L'école ne leur délivre quasiment aucune information sur la sexualité. Ce constat m'a inspiré ce titre de l'une de mes conférences : Nous n'éduquons pas nos enfants à la sexualité ; rassurez-vous, la pornographie le fait à notre place. En réalité, là où l'information à l'école a lieu, c'est par la bonne volonté de telle infirmière, de telle sage-femme, mais il n'y a rien d'organisé pour que tous les jeunes aient accès à une information sur la sexualité, contrairement à ce que dit l'Éducation nationale.

La pornographie désinforme. C'est une épreuve pour les jeunes en cours de maturation. Elle invalide l'être humain. Elle ne comporte rien sur le respect de l'autre et le consentement réciproque, sur la spontanéité ; c'est une éducation à pincer les fesses à la Porte de la Chapelle. Je m'étonne qu'on ait fait une loi contre les pinceurs de fesses ; on aurait mieux fait de s'intéresser à la façon dont on éduque aujourd'hui les jeunes hommes à la sexualité, c'est-à-dire à la pornographie. Or ce qu'on apprend aux jeunes hommes dans la pornographie, c'est que si une femme dit non, en fait ça veut dire oui, et que si vous poussez plus loin jusqu'à la faire bien jouir parce que vous êtes bien viril, elle va vous remercier alors qu'elle disait non au départ. La pornographie, c'est un apprentissage au non-consentement. Notre pays éduque à la sexualité par la pornographie ; c'est la seule voie dont on dispose quand on n'a pas à la maison un autre modèle qui s'y oppose explicitement.

Sur Internet, les jeunes trouvent tout ce qui fait vendre, les violences, le viol, la pédophilie, et ils essaient de reproduire ce qu'ils ont vu. Je reçois en consultation des petites jeunes qui me demandent si elles doivent accepter de refaire, à la demande de leur petit copain, ce qu'ils ont ensemble regardé dans des films pornos. La pornographie est une validation de la performance qui d'un seul mouvement infantilise les femmes et sexualise les enfants : c'est une catastrophe. Il y a deux nouveautés. Les jeunes femmes se sont jointes aux consommateurs ; ils sont de plus en plus jeunes. La pornographie est devenue le principal moyen d'éducation sexuelle devant la défaillance des pouvoirs publics à faire leur travail en matière d'information à la sexualité.

La pornographie éduque nos enfants. Elle est ubiquitaire. Elle touche la totalité des adolescents. Elle confronte les jeunes à une sexualité réduite à une technique sexuelle. Et, comme l'a démontré Richard Poulin, les pratiques violentes sont directement proportionnelles à la précocité et à l'intensité de la consommation d'images pornographiques. Tout cela risque d'altérer les relations hommes-femmes à l'avenir. C'est pour cela que je me suis investi sur le sujet. En tant que médecin des femmes qui a lutté toute sa vie pour la liberté et l'autonomie des femmes, je suis affligé de voir la passivité du monde politique sur ce véritable désastre. Dans la pornographie, l'acte sexuel est représenté comme un assemblage de corps quasi anonymes, et pas comme le fruit d'une rencontre et du désir de partager sa propre intimité. La pornographie est un traité sur la virilité. Elle assume la déshumanisation systémique de toutes les femmes et leur humiliation, la suprématie des « vrais hommes », avec une apologie de l'érection, de la pénétration des trois offices féminins et de l'éjaculation. Il y a une addiction fréquente chez les jeunes garçons, qui ont une image déformée des femmes. La pornographie participe à la dégradation de l'image des femmes, loin d'améliorer leur autonomie, leur liberté et leur épanouissement dans notre société.

J'ai trois propositions pour contrer un tel phénomène. Je les adresse depuis dix ans à des politiques qui m'opposent que ce n'est pas possible.

D'abord, la prévention à l'école, comme on le fait pour la consommation de drogue. Il faut expliquer que cela fait du mal à un jeune garçon de voir Rocco Siffredi avec un sexe truqué, parce que ce garçon va se dévaloriser et va se mettre en état de souffrance personnelle. La loi a prévu trois heures d'information sur la sexualité chaque année depuis l'âge de quatre ans ; cela n'est fait pratiquement nulle part. Il faut organiser les choses.

Il faut également faire de la prévention auprès des parents. Si, dans le temps, on conduisait des garçons auprès de prostituées pour leur première expérience, il y a maintenant des parents qui donnent des films pornographiques à leurs enfants. Il faut dire aux parents que cela fait du mal aux enfants. Il faut le faire savoir à grande échelle. C'est très important.

Enfin, il faut imposer à tous les fournisseurs d'accès à Internet de vérifier l'âge des utilisateurs avant la première image, comme pour la consommation de films pornographiques dans un hôtel, où il faut fournir un numéro de carte bancaire pour accéder aux images. Ceux qui diffusent du porno gratuit sur Internet savent qu'une amorce gratuite d'un film assurera leur fortune quand une quantité même infinitésimale de ceux qui la regardent cliqueront pour acheter ce film. C'est pourquoi il faut interdire les amorces gratuites de films pornographiques sur le net. Je propose d'inverser la charge de la preuve, en demandant aux fournisseurs d'accès d'établir la majorité des clients de sites pornographiques, comme on le fait avec les magasins physiques qui vendent des films et des accessoires pornographiques. L'État leur délivrerait ainsi une autorisation de diffusion, en leur demandant de contrôler ce qu'ils diffusent, comme on l'a fait pour le djihadisme ou la pédophilie. Ce n'est pas du tout ce qui se passe aujourd'hui, où les fournisseurs d'accès se contentent d'une déclaration de majorité. Nous savons tous que les milliardaires de la toile qui habitent la Silicon Valley, mettent bien à l'abri leurs enfants de l'accès à Internet. Je propose donc une vérification de l'âge avant la délivrance des images, vérification technique faite par les fournisseurs d'accès, une obligation assortie de sanctions croissantes, par exemple une amende de cinq millions d'euros à la première infraction, 500 millions d'euros à la deuxième et, à la troisième, retrait de l'autorisation de diffuser en France.

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