Intervention de Claire Hédon

Commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale — Réunion du 6 juillet 2022 à 9h10
Audition de Mme Claire Hédon défenseure des droits pour la présentation de son rapport annuel

Claire Hédon, Défenseure des droits :

Monsieur le président, mesdames, messieurs les sénateurs, je vous remercie de m'accueillir aujourd'hui pour vous présenter ce rapport annuel d'activité 2021. C'est pour moi un moment important d'échange avec vous. Je souligne la présence de notre nouvelle adjointe Cécile Barrois de Sarigny, chargée de la protection des lanceurs d'alerte, de George Pau-Langevin, chargée de la lutte contre les discriminations, de Pauline Caby, chargée de la déontologie des forces de sécurité et d'Éric Delemar, Défenseur des enfants. Je suis aussi venue avec Constance Rivière, qui est la secrétaire générale de l'institution.

Nous sommes nombreux à constater, depuis plusieurs années, une distance croissante entre nos concitoyens et nos institutions, qu'il s'agisse des services publics, des autorités administratives et politiques ou des élus. Nous sommes aussi nombreux à essayer d'expliquer une telle situation.

En tant que Défenseure des droits, avec plus de 550 délégués présents sur l'ensemble du territoire, je suis assez bien placée pour constater au quotidien toutes les défaillances, les pratiques illégales ou discriminatoires et les blocages, qui alimentent un sentiment à la fois de découragement et de défiance.

À mes yeux, il n'y a pas de meilleure solution, pour répondre au découragement et à la défiance, que de veiller en toutes circonstances au respect des droits, qui constitue une bonne boussole. Certes, je ne vois que ce qui dysfonctionne, par le biais des réclamations que nous recevons.

Je note que les obstacles qui s'accumulent sur le chemin des droits peuvent devenir de véritables entraves. Ainsi, ce rapport annuel n'est pas uniquement le reflet de ce que nous faisons, mais aussi de ce que nous observons, à savoir des pratiques et des dispositions apparemment neutres aboutissant à traiter de manière défavorable des personnes âgées, des personnes en situation de handicap, des personnes en situation de précarité ou d'origine étrangère. Ces défaillances, ces obstacles, ces entraves, ce sont d'abord les personnes les plus vulnérables qui en font les frais. Si elles en payent le prix fort, notre société tout entière s'en trouve abîmée et ébranlée dans ses repères, ce qui conduit au doute, au repli sur soi, mais aussi à la violence. J'insiste sur cette question de la vulnérabilité, que nous avons observée avec une particulière acuité dans le cadre du rapport sur les droits fondamentaux des personnes âgées accueillies en établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). En effet, c'est bien la vulnérabilité qui peut créer le risque d'atteinte aux droits. Cette approche est importante, car elle permet de comprendre comment le phénomène peut toucher l'ensemble de la population.

Une telle évolution n'est pas inéluctable, pourvu que l'on s'attache à réparer les maux, en faisant en sorte que les droits de chacun soient garantis pleinement et en toutes circonstances.

C'est ce à quoi je m'attache à contribuer dans les cinq domaines de compétence que m'a confiés la loi, à savoir la défense des droits des personnes dans leur relation avec les services publics, la lutte contre les discriminations, la défense et la promotion des droits de l'enfant, le contrôle de la déontologie des forces de sécurité et l'orientation, et la protection des lanceurs d'alerte.

Je souhaite en premier lieu insister sur deux points. Tout d'abord, vous l'avez dit, le nombre de réclamations a augmenté de plus de 18 % de 2020 à 2021, ce qui révèle les difficultés que je viens d'évoquer, mais aussi notre capacité à résoudre les problèmes par une écoute, par un dialogue, par de la rigueur, par de la détermination, voire de l'obstination.

Face aux manquements, le Défenseur des droits, et particulièrement ses 550 délégués territoriaux, offre aux personnes ce que les services publics ne sont plus en mesure d'apporter, à savoir une écoute et une considération de leur situation, ainsi qu'un accueil physique. Grâce à leurs permanences, réparties dans plus de 870 locaux, les délégués comblent un manque dont souffrent de plus en plus nos services publics, à savoir la présence de guichets permettant un accueil physique et une écoute humaine. C'est l'attention à la personne, à sa situation et à ses attentes qui nous permet d'intervenir de manière ajustée pour résoudre les difficultés que rencontrent ces personnes. Cela peut se faire par le biais de la médiation. Dans 80 % des cas, les médiations aboutissent favorablement. Si elles ne suffisent pas, nous pouvons intervenir par la voie d'une décision, après avoir mené une instruction contradictoire pour adresser des recommandations aux services publics mis en cause. Enfin, si ces recommandations ne sont pas suivies d'effet, nous pouvons enjoindre aux services publics concernés de prendre les mesures nécessaires ou bien publier un rapport spécial, ce que nous avons fait dans l'affaire des bons du Trésor : saisis par une réclamante à laquelle l'État refusait de rembourser les bons du Trésor qu'elle avait acquis, nous avons déployé l'ensemble de nos moyens pour qu'elle puisse retrouver les 90 000 euros qu'elle avait prêtés à l'État. L'affaire a tout de même duré cinq ans, et nous avons véritablement dû faire preuve d'obstination.

Les atteintes aux droits résultant de défaillances des services publics peuvent être assez considérables. Ainsi, quand une femme est accusée illégitimement de fraude pour avoir omis de déclarer à la caisse d'allocations familiales (CAF) les revenus de sa fille, qu'elle a par ailleurs déclarés aux impôts, elle risque de devoir faire face à un montant disproportionné d'indus ne lui laissant pas de quoi vivre.

Quand un étranger ne parvient pas à prendre rendez-vous dans une préfecture pour la demande ou le renouvellement de son titre de séjour, il peut se retrouver en situation irrégulière.

Je pense également aux cas des agriculteurs qui ne reçoivent pas l'aide de la politique agricole commune parce que l'administration ne valide pas leurs demandes.

Toutes ces défaillances alimentent un découragement. Les services publics, au lieu d'inspirer la confiance, deviennent source de méfiance, voire de rejet, ce qui engendre finalement des situations de non-recours. Ainsi, le non-recours pour le revenu de solidarité active (RSA) est estimé à plus de 30 % et, pour le minimum vieillesse, à 50 %.

On ne le sait pas assez, 80 % des réclamations qui nous sont adressées concernent des difficultés dans la relation des usagers avec les services publics.

J'en viens à la lutte contre les discriminations. Depuis plusieurs années, nous sommes saisis d'un nombre croissant de réclamations. Pour autant, d'après nos enquêtes, cela ne reflète pas du tout l'ampleur des discriminations. Ainsi, de très nombreuses personnes ne font rien, par méconnaissance de leurs droits, par peur des représailles ou en raison d'une difficulté à établir les faits.

Il convient, pour remédier à une telle situation, de mettre en lumière les discriminations et de les dénoncer. C'est ce que nous faisons, en publiant des rapports. Je pense à notre rapport de 2021 sur les gens du voyage ou les personnes roms, mais aussi au rapport sur la mise en oeuvre de la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH), ou celui sur les expériences de discrimination vécues par les jeunes.

Je vous le rappelle, nous sommes le mécanisme indépendant de contrôle de l'application de la CIDPH. À cet égard, notre rapport va exactement dans le même sens que celui du Comité des droits des personnes handicapées des Nations unies.

À la demande du Président de la République, nous avons créé la plateforme antidiscriminations.fr, pour signaler et sanctionner les discriminations. C'est un véritable outil d'accès au droit, qui offre trois types de ressources : un service de signalement et d'accompagnement, avec le numéro 39 28 ; des contenus pédagogiques destinés à expliquer ce que sont les discriminations ; et un annuaire de plus de 1 200 partenaires, acteurs engagés localement dans la lutte contre les discriminations.

Après un peu plus d'un an de fonctionnement de cette plateforme, nous avons reçu près de 17 000 appels et 3 500 chats. Surtout, nous avons observé une augmentation de 25 % des réclamations pour ce qui concerne les discriminations. Le nombre d'appels a également augmenté sur notre plateforme généraliste, le 09.69.39.00.00.

Cette plateforme permet une écoute de qualité : la durée moyenne des appels est de 20 minutes. Si on prend en compte les appels donnant lieu à une réorientation, on s'aperçoit que les appels pertinents durent de 40 à 45 minutes. Dès le début, nous avons demandé à nos écoutants de prendre le temps pour permettre une véritable écoute et, le cas échéant, une véritable réponse, car les histoires de discrimination sont souvent longues et compliquées à expliquer.

Toutefois, la lutte contre les discriminations ne peut pas reposer uniquement sur les épaules des victimes. Il est indispensable de mettre en oeuvre des mesures de prévention, de sensibilisation et d'éducation, de renforcer la portée de l'action de groupe, en créant notamment un fonds de financement des recours collectifs, et d'adopter des dispositions rendant les discriminations réellement dissuasives. En effet, les sanctions en la matière se limitent au paiement, par les entreprises, de ce qu'elles auraient dû payer au salarié. Enfin, il convient de créer un observatoire afin de mesurer ces discriminations.

L'ensemble de ces recommandations se trouve d'ailleurs dans la contribution que nous avions remise dans le cadre de la consultation citoyenne lancée par la ministre de l'égalité entre les femmes et les hommes, de la diversité et de l'égalité des chances.

Ce qui m'a frappé, en tant que Défenseure des droits, c'est la persistance des discriminations dues à la grossesse, alors que la loi est claire et protectrice en la matière. De nombreuses femmes ne retrouvent pas un emploi équivalent à salaire équivalent.

J'en viens maintenant à la défense des droits des enfants. En 2021, dans le contexte de la crise sanitaire, nous avons décidé d'accorder une importance particulière au droit à la santé, sujet souvent négligé. La crise a, en effet, révélé les insuffisances caractérisant ce secteur, le manque de moyens, le manque de professionnels, le défaut de coordination et l'absence d'approche globale. Pour documenter ces fragilités et faire en sorte que la santé mentale devienne une priorité des politiques publiques, nous avons consacré notre rapport annuel sur les droits des enfants à ce sujet. Chaque année, nous recevons plus de 3 000 saisines relatives aux droits des enfants et à leur intérêt supérieur. Nous nous sommes aperçus qu'un bon nombre d'entre elles concernaient directement ou indirectement le sujet de la santé mentale, que ce soit dans le sens le plus large du bien-être ou dans des aspects plus spécifiques que sont les soins en pédopsychiatrie.

Ces réclamations font état d'insuffisances et de défaillances portant atteinte à la santé mentale des enfants : délai de plusieurs mois ou plusieurs années pour intégrer un suivi dans un centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) ou un institut médico-éducatif ; insuffisance de la prise en compte du harcèlement à l'école entre élèves ; absence de protection face aux violences ; prise en charge inadaptée des mineurs non accompagnés, placés à l'hôtel sans accompagnement et avec un suivi éducatif résiduel ; morcellement des prises en charge et sectorisation des soins, qui créent des ruptures dans les parcours de soins.

Nous avions fait 29 recommandations, qui insistaient sur les questions de prévention, notamment en augmentant les moyens des centres de protection maternelle et infantile (PMI) et de la médecine scolaire, sur une prise en charge consolidée en pédopsychiatrie, grâce à l'augmentation du nombre de psychologues dans les CMPP, sur la prise en compte systématique de la parole de l'enfant ; et sur la nécessité d'améliorer les connaissances, grâce à des enquêtes et des études.

La quatrième de nos compétences, qui permet aussi de redonner confiance en nos institutions, c'est l'indispensable contrôle de la déontologie des forces de sécurité. Une déontologie claire et rigoureuse valorise aussi bien la personne que le métier, car, au-delà de la population, c'est le policier ou le gendarme lui-même que les principes déontologiques protègent.

C'est sur cette base que nous nous sommes opposés à l'article 24 de la proposition de loi de sécurité globale. En effet, l'interdiction de diffuser des images permettant d'identifier des policiers aurait conduit à une forme d'opacité assumée de leur action et aurait finalement créé de la défiance à l'égard de la police. Le Conseil constitutionnel s'est d'ailleurs prononcé dans le même sens.

Pour consolider la confiance qu'inspirent les forces de sécurité, il faut pouvoir la contrôler. C'est notamment le rôle du Défenseur des droits, qui est le seul organe de contrôle externe et indépendant de la déontologie des forces de sécurité. J'insiste aussi sur l'importance du contrôle interne, par les pairs, de l'Inspection générale de la police nationale (IGPN) et de l'Inspection générale de la gendarmerie nationale (IGGN).

C'est dans ce cadre que nous avons présenté des observations à propos du contrôle d'identité de trois lycéens de Seine-Saint-Denis en mars 2017 à la gare du Nord. Après avoir mené une instruction contradictoire, nous avons considéré que ces contrôles d'identité étaient discriminatoires. La cour d'appel de Paris a confirmé nos observations le 8 juin 2021. Cette décision, de même que celle qui a été rendue par le Conseil d'État à propos du schéma de maintien de l'ordre, montrent bien la solidité de nos analyses et de nos recommandations.

Notre mission de contrôle du respect de la déontologie participe à retisser un lien de confiance entre la population et les forces de sécurité. Malheureusement, elle est souvent entravée, en raison de la difficulté à identifier les fonctionnaires ou du manque de réceptivité des institutions de police ou de gendarmerie face à nos préconisations.

J'évoquerai brièvement les observations que nous formulons devant les tribunaux. Aux termes de la loi organique, nous pouvons intervenir en tant qu'amicus curiae. Nous avons réalisé 172 observations devant les tribunaux en 2021, et avons été suivis dans 82 % des cas, ce qui montre la solidité et la rigueur de notre travail.

La dernière de nos compétences concerne le traitement réservé aux lanceurs d'alerte, qui constitue aussi un indicateur de la vitalité de notre démocratie. À l'occasion de la transposition de la directive européenne sur la protection des personnes signalant des violations du droit de l'Union, nous avons émis un avis et formulé plusieurs recommandations : mise en place d'un fonds de soutien dédié aux lanceurs d'alerte ; octroi aux lanceurs d'alerte de l'aide juridictionnelle, sans condition de ressources ; mise en oeuvre de sanctions pour les organismes ne mettant pas en place des procédures de signalement, alors qu'ils sont obligés de le faire ; et instauration d'un dispositif spécifique pour les signalements relatifs à la défense nationale et au secret de la défense.

Nous avons activement participé au processus qui a mené aux évolutions positives contenues dans les propositions de loi organique et ordinaire. Je pense en particulier à l'extension aux personnes morales de la possibilité de venir en aide aux lanceurs d'alerte, en leur permettant d'être reconnues comme facilitateurs et à la faculté pour les juges d'allouer en cours de procédure une provision pour frais de l'instance et aux fins de subsides.

Le rôle du Défenseur des droits a été sensiblement renforcé. Il jouera un rôle pivot dans l'orientation des lanceurs d'alerte et pourra aussi se prononcer sur la qualité de lanceur d'alerte d'une personne.

Toutes ces actions montrent notre capacité à résoudre les problèmes, par une écoute et un dialogue, par les permanences des délégués, par la plateforme antidiscriminations.fr, par la prise en compte, selon nous essentielle, de l'avis des personnes concernées dans les rapports que nous rendons.

Elles témoignent également de notre rigueur, puisque nous sommes suivis par les tribunaux dans nos observations, mais aussi de notre détermination, voire de notre obstination.

Je veux conclure sur un point. L'institution du Défenseur des droits et la défense des droits imposent de refuser les glissements et relégations qui placent les personnes les plus vulnérables dans des zones de non-droit. La situation des personnes vulnérables est un repère qui nous renseigne sur l'ensemble de la société. J'en suis convaincue, l'effectivité des droits se vérifie là où ils sont les plus fragiles.

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